C’est de façon fort discrète que la figure mythique d’Elie Artiste apparut pour la première fois, et cela dans le corpus paracelsien, où elle était présentée comme celle d’une sorte de Sauveur appelé à opérer des merveilles en matière de chimie/alchimie, voire à instaurer un renouveau des sciences de la Nature. Mais très vite, surtout à partir du début du 17e siècle, ce mythe fit l’objet de maintes spéculations reflétant les tendances culturelles et les formes d’imaginaire propres aux divers auteurs qui s’en emparaient.
C’est ainsi que de bonne heure, notamment dans les milieux du premier Rosicrucianisme, on se servit (B. Figulus, O. Croll, A. Haslmayr, A. von Franckenberg) du nom « Elie Artiste » pour désigner non seulement le futur instaurateur d’une ère à la fois scientifique et spirituelle, mais aussi, plus abstraitement, pour évoquer (R. Eglin) cette ére nouvelle elle-même. D’autres auteurs entendirent par là également une substance matérielle (un « sel », pour R. Glauber), prirent ce nom comme pseudonyme quand ils voulurent se faire passer pour Elie Artiste lui-même (le récit de J.F. Helvetius, et J. D. Müller), le choisirent comme titre d’ouvrage, ou en firent l’objet de jeux linguistiques du type « langue des oiseaux » (R. Glauber, R. Ambelain).
Aux 19e et 20e siècles, surtout dans les milieux néo-rosicruciens, Elie Artiste a tendu à revêtir de plus en plus la dimension meta-empirique d’un « Maître caché », d’un « ange de la Rose-Croix », voire d’un principe cosmique, et dès lors il avait pratiquement cessé d’être d’aucune époque. Généralement, tous ces emplois ont tendu à remplir deux fonctions. La première a été d’exprimer une attente et/ou une nostalgie ; d’abord une attente, dans le climat des bouleversements spirituels et scientifiques du début des Temps Modernes, puis une nostalgie quand, à partir du siècle des Lumières, on se tourna (K. von Eckartshausen, S. de Guaita, Sédir) vers les auteurs des 16e et 17e siècles dans l’espoir d’y retrouver des fontaines de connaissance perdues.
La seconde fonction d’Elie Artiste a été de légitimation : son nom a servi à justifier des programmes de divers types, généralement ésotérique, car la puissance d’évocation de cette autorité devenue prestigieuse pouvait servir de logo pour valider maints discours : allégorie du parfait maçon (A. E. Waite), archétype pour les besoins d’une anthropologie (C. G. Jung), voire pôle référentiel dans la mouvance du Nouvel Age. Pour ce qui concerne les courants ésotériques occidentaux modernes, Elie Artiste n’est pas présent dans tous ; il est chez lui, essentiellement, dans la littérature alchimique, rosicrucienne et néo-rosicrucienne, ainsi que dans celle du courant dit occultiste.
De plus, tout comme les courants ésotériques eux-mêmes, il est un produit de la modernité, et son histoire, comme l’histoire de ceux-ci, est marquée par la discontinuité en général, et par le processus de sécularisation en particulier.
Antoine Faivre– Arcadia , janvier 2003
Bibliographie : Antoine Faivre, « Elie Artiste, le messie des philosophes de la Nature », in Aries. The Journal of Western Esotericism (Leyde : Brill Academic Publishers), 2 : 2 (2002), p. 119-152 ; suite et fin à paraître dans 3 : 1 (2003) –