Cette « prise de conscience », purement théorique, ne fait pas sortir réellement, si peu que ce soit, du rêve de la vie. A Clotalde, qui le persuade qu’il n’a fait que rêver ce qui vient de se passer et qui lui demande s’il ne s’est pas éveillé entre-temps, Sigismond répond :
« Non, et même maintenant je ne suis pas encore éveillé ; car, selon ce que je comprends, Clotalde, je suis toujours en train de dormir et je ne me trompe pas beaucoup. Si ce que j’ai vu est palpable est sûr n’était qu’un songe, ce que je vois est tout aussi incertain et ne vaut guère plus : Le sommeil m’apprend que je rêve à l’état de veille » (1).
Ne croirait-on pas entendre un hymne védantique : « Considérant tout l’univers dans le Soi … et rendu extérieur par la Mâyâ comme dans un songe… » (2). Et il est remarquable de voir le dramaturge espagnol ne pas se laisser arrêter par les objections que font habituellement les « dualistes ». Si la vie n’est qu’un songe, disent-ils, si le samsâra est dû à l’ignorance, les commandements sacrés avec les actions qu’ils prescrivent sont parfaitement illusoires et il est vain de fonder sur eux l’obtention du Salut (ou d’un état supérieur, angélique ou divin) ? A quoi il convient de répondre : ces règles sont utiles et cet espoir n’est pas vain pour celui qui prenant la vie pour réelle subit les conséquences de cette adhésion effective ; c’est pour lui que ces états existent, c’est donc à lui que s’adressent ces règles ; il bénéficie et pâtit inévitablement de leur observance et de leur transgression. C’est pourquoi Sigismond a raison de dire :
« Je ne fais que rêver mais je désire bien agir car faire le bien ne se perd pas, même en songe. » (3)
Mais, objectera-t-on encore : Pour celui qui sait que la vie est un songe, ne faut-il pas craindre qu’il dise : « On peut tout faire puisque tout est illusoire. Jouissons et que ce soit un beau songe. » C’est ce que se dit un instant Sigismond :
« … S’il en est ainsi, s’il, faut voir s’évanouir comme des ombres la grandeur et le pouvoir, la majesté et la pompe, sachons mettre à profit le moment de leur passage puisqu’on n’en jouit qu’en songe. Rosaura est en mon pouvoir ; mon âme adore sa beauté ; saisissons donc l’occasion et que l’amour brise les lois de la vertu et de la confiance avec laquelle elle se prosterne à mes pieds. C’est un songe est puisque ce n’est que cela rêvons maintenant d’heureux moments car après ce ne seront que regrets. » (4)
Pour parler et agir ainsi, il faut accorder à ce rêve un minimum de réalité, ce que ne peut faire celui qui sait d’une façon effective que la vie est une illusion. Ayant réalisé la Délivrance, possédant la béatitude suprême, pleinement conscient de la vanité des biens de ce monde et des autres, comment pourrait-il leur accorder la moindre attention ? Quant à celui qui, comme Sigismond, n’a qu’une connaissance théorique, encore soumis aux conditions de l’existence, il en supporte les conséquences autant qu’un complet ignorant : Pour lui aussi, la vie passe comme un rêve et tourmente comme une vérité :
Aunque pasa como sueno
Como verdad atormenta.
Mais sachant que la vie est un songe, que l’action est encore plus redoutable pour lui que pour les autres, puisqu’elle le retient dans le séjour de l’erreur, de la souffrance et de la mort, comment ne se détacherait-il pas de cette illusion (5), comment ne suivrait-il pas les préceptes sacrés, ceux qui le mettent à l’abri de la douleur et ceux qui mènent à la Délivrance (6) ? C’est pourquoi, aux paroles qu’il vient de prononcer, Sigismond s’empresse d’ajouter : «… Mais quoi, voilà que mes propres arguments se retournent contre moi ! Si c’est un songe, une vanité, irai-je perdre une gloire divine pour une vanité humaine ? Quoi, le bien passé n’est pas un songe ? Après avoir accompli de grands exploits, qui ne se dit en y songeant : tout cela n’était que rêvé. Si je suis désabusé, si je sais que mon désir est une belle flamme que réduit en cendres n’importe quel vent qui se lève, attachons-nous à l’éternel, la splendeur vivifiante où les félicités ne peuvent s’éteindre ni les grandeurs diminuer. Rosaura est sans honneur ; il convient à un prince de l’honorer et non de la déshonorer. Vive Dieu ! Je dois être le défenseur de son honneur plus encore que de ma couronne. Fuyons cette terrible tentation. Aux armes ! » (7)
C’est en effet celui qui entrevoit que la vie est un mirage qui obéira le mieux et le plus facilement aux Lois, car les notions de la Mâyâ et du dharma, la « Grande Illusion » et la conformité à l’ordre universel, loin de s’exclure, comme on le croit communément sont inséparables. Calderon l’avait très bien compris comme le montrent encore le début du monologue cité plus haut, ainsi que ces paroles de Clotalde qui le précèdent :
« … Comme nous parlions de cet aigle, tu t’es endormi et tu as rêvé que tu étais roi. Mais alors il eût été bien d’honorer en songe celui qui t’éleva avec tant de sollicitude. Même en songe, Sigismond, faire le bien ne se perd pas. »
Sigismond ( seul ) : c’est vrai. Aussi réprimons cette condition bestiale, cette furie, cette ambition, si nous n’avons fait que rêver ; et c’est ce que nous ferons encore car nous sommes dans un monde tellement étrange que le seul fait de vivre est de rêver… » (8)
Ne peut-on pas dire après cela que le poète castillan a conçu son œuvre en se plaçant au point de vue de la « non-dualité », celui qui reconnaît que les autres points de vue sont légitimes à leur degré relatif et entièrement illusoires par rapport à la réalité absolue ? Et il n’est pas hasardeux de penser qu’il s’agit là d’un ordre de conceptions qui dépasse l’entendement des profanes ; leurs objections ne le prouvent que trop. Nous connaissons même universitaire qui n’est pas loin de se vanter de son incompréhension à ce sujet. Parlant de la Mâyâ et du dharma, M. Salomon Reinach dit textuellement ceci : Le Vêdânta, comme Kant, reconstruit en partie ce qu’il a détruit et ne néglige pas la morale ; l’âme a des devoirs envers elle-même et ces devoirs, il faut les remplir, au cours d’une existence illusoire, avec des actes des pensées qui, bien qu’illusoires, ont pourtant une réalité pratique. Comprenez-vous ? Moi pas. » (9)
Parler de Kant, de morale, de devoirs, et même de l’âme, à propos du Vêdânta pour dire finalement qu’on ne comprend rien, n’est-ce pas prouver l’absurdité de semblables assimilations, et en montrant une fois de plus l’impuissance de la philosophie à se départir de l’esprit de système qui est absolument incompatible avec toute spéculation relevant d’une doctrine traditionnelle ? – à suivre –
René ALLAR, Le Voile d’ISIS, No 179, Novembre 1934.
(1) Ibidem, Deuxième journée, scène XVIII.
(2) Shankarâchârya, Dakshinâmûrtistotra.
(3) La vie est un songe, Troisième journée, scène IV.
(4) Ibidem. Troisième journée, scène X.
(5) Nous laisserons, bien entendu, aux « moralistes » le soin de savoir s’il y a plus de « mérite », ou moins, à renoncer à ce qui est réel ou supposé tel. Ce genre de considérations, qui d’ailleurs ne se rencontre jamais chez Calderon, n’a aucun rapport avec l’ésotérisme.
(6) Dans ce cas il devra recevoir l’initiation qui le mettra effectivement au-dessus des conditions humaines car il est évident qu’il ne pourrait dépasser celles-ci, atteindre ce qui est au-delà, par ses propres moyens, c’est-à-dire, en tant qu’homme.
(7) Ibidem, Troisième journée, scène X.
(8) Ibidem, Deuxième journée, scène XVIII et XIX.
(9) Lettres à Zoé sur l’histoire des philosophies, page 24.