Mais revenons à la Vie est un songe … dont nous voudrions signaler un autre aspect qui suggère un rapprochement tout aussi intéressant avec le Védânta. Ce drame nous décrit les trois étapes par lesquelles passe la conscience de Sigismond, or ces trois étapes correspondent exactement aux trois gunas de la doctrine hindoue, les tendances fondamentales dont participent tous les êtres dans leurs différents états de manifestation et suivant des proportions indéfiniment variées. La plupart des lecteurs du Voile d’Isis ayant déjà acquis ces notions par ailleurs, il nous suffira de les rappeler brièvement et pour cela nous ne pourrions pas mieux faire que reproduire les définitions données par M. René Guénon dans l’Homme et son devenir selon le Védânta : « Les trois gunas sont: sattwa, la conformité à l’essence pure de l’Etre (sat), qui est identifiée à la Lumière intelligible ou à la Connaissance et représentée comme une tendance ascendante; rajas, l’impulsion expansive, selon laquelle l’être se développe dans un certain état et, en quelque sorte, à un niveau déterminé de l’existence ; et enfin, tamas, l’obscurité assimilée à l’ignorance et représentée comme une tendance descendante » (1). Signalons aussi que, selon la Sânkhya kârikâ, de Kapila, sattwa est prîti, la satisfaction, c’est-à-dire équilibre et repos dans la perfection, non au sens absolu mais dans un ordre particulier; rajas est aprîti, l’insatisfaction, ce qui est bien la caractéristique de tout développement; et tamas est vishâda, qui signifie « désespoir et insensibilité » mais se rapporte à toute privation, restriction ou « défaut » et non pas uniquement dans l’ordre des sens et des sentiments, comme pourrait le faire croire la traduction littérale. Le prince Sigismond passe successivement par ces trois stades au Cours des trois journées de la Vie est un songe. Nous le voyons d’abord parmi les animaux de sa solitude, dans un état d’e désespoir et d’ignorance : prédominance de tamas sur ratas et sattwa ; nous le trouvons ensuite parmi les hommes et s’abandonnant sans frein à ses passions : prédominance de ratas sur tamas et sattwa ; et enfin illuminé et équilibré par la certitude que la vie est un songe et tourné vers l’éternel: prédominance de sattwa sur rajas et tamas. Le lecteur s’en convaincra plus facilement, de même qu’il appréciera mieux toutes les considérations qui pr écèdent, par un résumé du drame.

Basile roi de Pologne et grand astrologue, avait appris par les astres que son fils Sigismond, sur le point de naître, serait pour son peuple un tyran cruel et impie, une source des pires calamités. Dès que l’enfant fut au monde, son père s’empressa de le dérober à la vue des hommes, l’enfermant dans une tour éloignée de tout lieu habité et surveillée par un vieillard nommé Clotalde, chargé en même temps d’instruire le royal prisonnier en le laissant dans l’ignorance de ses origines et en évitant toute allusion à ce qui pourrait éveiller en lui des idées de conquête et de domination. C’est là que le découvre par hasard Rosaura venue en Pologne pour venger son honneur, car son séducteur, le duc Astolfe, duc de Moscovie, neveu de Basile, désire épouser l’infante Estrelle pour affermir ses prétentions au trône. Le roi Basile, avant de désigner Astolfe comme son successeur, désire mettre son fils à l’épreuve afin de vérifier la véracité de l’horoscope. Il craint qu’il ne se soit trompé ; il se demande s’il n’a pas eu tort de vouloir s’opposer aux décrets de la providence, si la solitude et l’éloignement des hommes n’ont pas transformé son fils car :« Le Destin le plus cruel, l’influence la plus forte, la planète la plus impie inclinent seulement le libre arbitre, ils ne peuvent le forcer. »

Il décide que Sigismond, endormi au moyen d’un narcotique soit amené au palais et palais et traité comme roi à son réveil. Si sa conduite contredit 1’horoscope, il restera sur le trône, sinon, endormi de nouveau, il sera relégué à jamais dans sa prison. Pour qu’il ne s’abandonne pas au désespoir, Clotalde le persuadera que tout ce qui s’est passé n’a été qu’un beau r êve :

« Il croira qu’il a rêvé et fera bien de le comprendre ainsi car, dans le monde, Clotalde, tous rêvent qu’ils vivent ».

Hélas, à peine éveillé Sigismond ne tarde pas à confirmer la funeste prédiction. Il se révèle tout de suite l’homme dominé par ses passions, ne supportant aucune entrave à ses désirs, voulant passer outre à la résistance d’Estrelle et de Rosaura, défenestrant un laquais, insultant son père et tirant l’épée sur Clotalde. Le roi, entièrement convaincu que les astres ne l’ont pas trompé, fait transporter Sigismond, endormi, dans son antre. Au réveil, celui qui s’était cru roi et qui, avec amertume, voit qu’il a été victime d’une illusion ayant toutes les apparences de la réalité, se rend compte que toute la vie n’est qu’un songe. Cette révélation illumine tout son être et dissipe les passions dont il était l’esclave. Sa nature révoltée fait place à une sereine résignation faite de stoïque indifférence vis-à-vis de sa condition présente et de foi indestructible en les vérités spirituelles. Mais une coalition s’est formée en faveur du prince légitime. Cruelle ironie, puissance du destin ; le roi Basile, en voulant préserver son peuple du malheur, l’y a précipité, et le sang coule. Des soldats envahissent la tour de Sigismond et le proclament roi. Mais il n’est plus dupe de ce changement : « Hé quoi, de nouveau, ô cieux, vous voulez que je rêve de grandeurs pour que le temps me les arrache ? De nouveau vous voulez que j’entrevois parmi les ombres et les limbes la majesté et la pompe aussitôt emportées par le vent ? De nouveau vous voulez me soumettre aux désillusions et aux hasards qui subjuguent et humilient la puissance humaine ? Non, non, il n’en sera pas ainsi: on ne me verra plus le jouet de la Fortune : je sais que toute la vie est un songe. Dissipez-vous, ombres qui prêtez à mes sentiments morts un corps et une voix alors qu’il est sûr que vous n’avez ni corps ni voix. Je n’ai que faire de majestés feintes, je n’ai que faire de pompes, illusions fantastiques qu’efface la plus légère brise de l’aurore… Je vous connais, je vous connais maintenant: je sais que vous passez comme les vapeurs du sommeil. On ne peut plus me tromper, je suis désabusé, je sais que la vie est un songe » (2).

Il obéit néanmoins à la voix de son peuple et se met à la tête des insurgés. II est convaincu qu’il rêve mais désire faire le bien car « même en songe le bien n’est pas perdu ».


Que dices ?
[Segismundo]
Que estoy sonando, y que quiero
Obrar bien, pues no se pierde
El hacer bien, aun en suelios .
…………………..
Mas sea verdad o sueno.
Obrar bien es lo que importa (3).

Suivi de ses soldats vainqueurs, il apparaît bientôt devant le roi qui se jette à ses pieds et s’humilie. Mais Sigismond s’incline devant l’autorité paternelle et royale :

« Cour illustre de Pologne, et vous tous qui êtes les témoins de ces événements extraordinaires, écoutez, c’est votre prince qui vous parle. Ce qui est déterminé au ciel, ce que Dieu a écrit de sa main dans l’azur, en chiffres et figures sur les pages azurées qu’ornent des lettres d’or, ne trompe jamais, ne ment jamais. Celui-là seul trompe et ment qui s’en empare pour un mauvais dessein. Mon père ici présent, pour se dérober à la fureur de ma nature, fit de moi une brute, un être féroce. Si par ma noblesse native, mon sang généreux et ma condition élevée, j’étais né humble et docile, il eût suffi d’une vie semblable, d’une éducation pareille pour faire de moi une bête sauvage… L’injustice et la vengeance, au lieu de vaincre l’adversité, l’excitent. Qui veut dominer son destin doit recourir à la douceur et à la modération. Que cette scène inouïe, que ce prodige plein d’horreur serve d’exemple. Pouvait-on prévoir pire que ceci : un père aux pieds de son fils, un roi dépouillé ? Voilà la sentence qu’il a voulu conjurer ? La pourrais-je vaincre, moi qui suis inférieur en âge, en valeur et en sagesse ? Levez-vous, Seigneur ; donnez-moi votre main. Si le ciel vous prouve que vous vous êtes abusé en espérant contrarier ses décrets, vengez-vous sur moi, voici ma tête et mon sang. Je me jette à vos pieds » (4).

Son père, disant qu’une action aussi noble « l’engendre une seconde fois », le reconnaît comme prince héritier. Sigismond, jugeant la vie à l’égal d’un songe, maître de ses sens et de sa destinée, renonce à son amour pour Rosaura, qu’épousera le duc Astolfe, et remporte ainsi la plus grande victoire : se vaIncre soi-même.

Telle est, mutilée par notre résumé, cette œuvre admirable qui, avec des personnages arabes ou hindous, pourrait être signée par Mohyiddin ibn Arabi ou Shankarâchârya. Comment expliquer chez un Espagnol du XVIIe siècle une inspiration aussi pure ? Hermétisme, rose-croix, kabbale… ? Il serait certainement prématuré de tirer dès maintenant l’une ou l’autre conclusion en ce qui concerne la qualité de Calderon de la Barca, mais nos lecteurs seront probablement d’accord avec nous pour penser que telle qu’elle nous apparaît déjà, son œuvre ne peut que nous engager à poursuivre nos investigations.

René ALLAR. / Le Voile d’ISIS, No 179, Novembre 1934.

(1) Pages 64 et 65. Voir également Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, pages 244 et 245 et Le Symbolisme de la Croix, page 45, du même auteur.

(2) Troisième journée, scène III.

(3) Troisième journée, scène IV.

(4) Troisième journée, scène XIV

René Allar est né le 22 mai 1902 à Bruxelles. Ce correcteur d’imprimerie rencontre René Guénon en 1925 après avoir approché ses ouvrages. Une collaboration aux Etudes Traditionnelles s’amorce et se poursuivra jusqu’au décès de son principal animateur. Converti à l’Islam, il reçoit son initiation musulmane des mains de Frithjof Schuon et devient un membre fondateur au cours des années 1930 du groupe d’Amiens, alors succursale de la tariqah de Bâle. En 1958, un voyage en Inde, à Tiruvannamalai, le rapproche de l’école de Sri Kruhna Menon et il prend ses distances vis-à-vis des groupes islamiques. Au cours des années 1970, il fonde la revue « Etre ». Ajoutons qu’il collabora aux Cahiers du Sud.

F. S // Arcadia – mars 2003