Quelques éléments de réflexion pour une nouvelle approche du mystère de Rennes-le-Château.
LE SECRET DES LUPÉ
Lupé est l’une des autres familles présentées par André Bouthiebbe (1) comme héritière d’une dynastie sacrée. Elle serait en effet l’une des familles descendantes des Mérovingiens. C’est aussi la seconde piste suivie par André Douzet pour relier Rennes-le-Château au Pilat, car Lupé est également un village du Pilat. Sans doute place stratégique dès l’époque gallo-romaine, son emplacement contrôlait la grande route reliant la vallée du Rhône au Velay, et la verrouillait au besoin. Lupé devint un puissant château fort capable de résister à un long siège grâce à sa citerne souterraine alimentée par des sources. Des remparts enserraient le petit village, et selon la tradition locale ces fortifications descendaient jusqu’à la rivière. L’un des textes les plus anciens parlant de Lupé est l’Histoire universelle du pays de Forez, publiée en 1674 par le chanoine Jean-Marie de la Mure. On y apprend l’existence d’une famille de Lupé, que peu d’auteurs ultérieurs mentionneront, qui fut apparemment à la tête d’une petite principauté vers les VIe – VIIe siècles.
Une foule de questions se pose à la lecture de l’ouvrage de Jean-Marie de la Mure, dont le chapitre 16 du livre sixième est tout entier consacré à chanter les louanges d’un homme illustre nommé Valdebert de Lupé, qui se serait distingué lors de l’épisode dramatique du martyre de saint Ennemond, archevêque de Lyon au VIIe siècle. Jean-Marie de la Mure se fonde sur des textes plus anciens qu’il cite en intégralité, l’Histoire de Lyon par Paradin, ou les Leçons de Matines par Severt. Ennemond craignait d’être exécuté tout comme son frère l’avait été. Effectivement, Ebroïn le Maire du Palais caressait déjà l’idée de l’éloigner de son diocèse pour l’éliminer discrètement. Pressentant un funeste destin, mais résigné à subir le martyre, Ennemond fit venir auprès de lui son ami Valdebert, Seigneur de Lupé.
Environ l’an six cent soixante cinq, un Gentilhomme nommé Valdebert Seigneur de Lupé (qui est un Château & ancienne place de ce païs de Forez appellée en Latin Lupoinum) fort vertueux & craignant DIEU, grand amy de Saint Ennemond Archevesque de Lyon fut mandé par ce Saint, pour le venir voir & le consoler dans les grandes persecutions que luy faisoit Ebroin ; ce Seigneur le fut voir, & passa plusieurs iours avec luy en jeusnes & oraisons, le disposant au Martyre que luy fit souffrir quelque temps apres ce méchant.
Ce déplacement se fit en toute discrétion, l’évêque ayant conseillé à Valdebert de voyager avec peu de domestiques. Pourquoi Ennemond appela-t-il ce seigneur, le préférant, nous dit le narrateur, « à tous les plus saints de son clergé et de son peuple » ? Qui était donc ce personnage ? Ce texte nous apprend encore que Valdebert demeurait à Lupé avec ses frères où ils avaient les droits et avantages que son père lui avait laissés. Puis Jean-Marie de la Mure en déduit, avec un luxe de précautions :
que nostre Valdebert estoit tres-qualifié, & si Paradin l’appelle Gentilhomme, qu’il estoit de ceux qu’on appelle Seigneurs […] & le mesme paroit encor en ce que ses droits à Lupé (appellé en Latin Lupoinum) sont déclarés si absolus que pour en rendre nettement l’expression, il semble qu’on doit expliquer qu’il estoit en ce lieu (comme on dit ordinairement) ainsi qu’un petit Prince, & Lupé à son égard sembloit estre comme une petite Principauté.
On dit encore selon d’autres sources — hélas non vérifiées — que les Lupé étaient les amis et les conseillers des rois de ce temps. Ceux-ci les nommaient « cousin » et lors des combats les faisaient marcher avec leur armée avant leurs propres oriflammes, signe d’une noblesse de la plus haute lignée. Les Lupé étaient-ils les descendants des premiers Mérovingiens ? Étienne Mulsant dans ses Souvenirs du Mont Pilat (1870) apporte cette précision importante : « Les origines de cette maison de Lupé se perdent dans celles de la famille de même nom établie en Armagnac, dont celle de Forez était un rameau ».
Or il est bien connu que les Luppé d’Armagnac (2) sont une des six familles françaises descendant de Clovis par les mâles (les autres familles sont : Comminges, Grallard, Gramont, La Rochefoucault, Montesquiou). Ces familles, toujours représentées, ne peuvent pas prouver leur filiation de façon scientifique, et n’ont donc à ce titre jamais fait valoir leurs droits au trône de France (3). On comprend dès lors pourquoi les rois Mérovingiens pouvaient considérer les Lupé comme leurs cousins. Même s’ils n’appartenaient pas directement à la branche régnante, ils pouvaient se flatter de descendre en ligne directe de Mérovée, et dans ces conditions le titre de « petit prince » que Jean-Marie de la Mure attribuait à Valdebert n’était pas usurpé.
Concernant cette époque troublée l’histoire régionale reste dans le plus grand flou, et aucun texte malheureusement ne vient confirmer l’existence de la « petite principauté » de Lupé ; même James Condamin, qui dans son Histoire de Saint-Chamond (1890) raconte pourtant en détail l’histoire de saint Ennemond, ne dit pas un mot sur cet énigmatique seigneur de Lupé. Mais s’il semble tout ignorer de ce Valdebert, James Condamin est par contre très prolixe sur un autre personnage de l’entourage de saint Ennemond, un nommé Wilfrid, ce qui va lancer notre enquête sur une voie parallèle…
Ce Wilfrid, originaire d’Angleterre, s’arrêta à Lyon lors d’un voyage à destination de Rome. Il resta quelque temps auprès d’Ennemond, puis reprit son pèlerinage. À son retour quelques mois plus tard, il se fixa à Lyon et devint pendant les trois dernières années de la vie d’Ennemond son compagnon fidèle. Rien de très intrigant dans cette histoire, sauf ce nom de Wilfrid qui apparaît également dans le récit de la vie du roi Dagobert II, celui que l’on nommait « le roi perdu ». Gérard de Sède a raconté son histoire dans son livre « La race fabuleuse », et expliqué comment, alors qu’en l’an 656 il avait été laissé à son sort sur les lointaines côtes d’Irlande, le jeune roi âgé de 7 ans avait été recueilli par un personnage nommé Wilfrid, le futur saint évêque d’York, qui avait reconnu à certains signes son ascendance Mérovingienne.
Le Wilfrid compagnon de saint Ennemond et le Wilfrid sauveur du roi perdu seraient-ils un seul et même personnage ? Pour qui veut s’intéresser à saint Wilfrid, les livres consacrés aux vies des saints n’apportent que peu d’éléments. Il faut abandonner une vision généraliste et se tourner vers des ouvrages à vocation plus régionale, comme le Missel romain quotidien des moines de l’abbaye d’Hautecombe dont le « Propre de Lyon » nous apprend ceci :
Né en Grande-Bretagne, Wilfrid, au cours d’un pèlerinage à Rome, fut pris en amitié par l’évêque Ennemond de Lyon qui, après lui avoir offert en vain sa nièce en mariage, le fit clerc de son Église. Après l’assassinat d’Ennemond, Wilfrid retourna en Angleterre, reçut la prêtrise et fut élu évêque d’York.
Cette information jette un pont fragile entre trois énigmes : d’une part les errances du roi perdu recueilli par Wilfrid, d’autre part la présence de Wilfrid auprès d’Ennemond jusqu’à sa fin tragique, enfin l’arrivée de Valdebert répondant à l’appel du même saint évêque. L’histoire du roi perdu est largement répandue, surtout dans le milieu des amateurs de Rennes-le-Château. La présence de Wilfrid auprès de saint Ennemond, tout comme l’appel lancé à Valdebert de Lupé, sont des histoires qui n’ont été rapportées que par quelques anciens auteurs locaux. Les premiers n’ayant jamais consulté les écrits des autres, aucun lien entre ces divers évènements n’avait — semble-t-il — pu être établi. Il nous faut alors revenir sur un point de détail : lorsqu’il arriva d’Angleterre, Wilfrid avait avec lui un jeune protégé nommé Benoît Biscop… Mais qui était donc ce jeune homme accompagnant le futur évêque d’York ?
Si l’on en croit Jean-Marie de la Mure, 665 est la date avancée comme celle du martyre de saint Ennemond. C’est donc vers 662 que Wilfrid arriva d’Angleterre, puisqu’il est signalé qu’il resta trois ans auprès de l’évêque de Lyon. James Condamin précise qu’il vint en compagnie d’un jeune homme « de noble race » nommé Benoît Biscop. Il est alors extrêmement tentant de voir en ce « Benoît Biscop » le jeune Dagobert II, qui en 662 devait avoir dans les treize ou quatorze ans. D’ailleurs Wilfrid l’aurait-il laissé derrière lui alors qu’il voyageait en Europe continentale, pendant plusieurs années ? Cela expliquerait bien des choses : la haine d’Ebroïn envers Ennemond, et l’appel au secours lancé à Valdebert de Lupé, le descendant de Clovis, dont la finalité n’était autre que de récupérer discrètement Dagobert II pour le mettre en sécurité, un temps, dans son château.
Ce curieux nom « Benoît Biscop » ne pourrait-il pas en fournir une confirmation, fragile certes mais édifiante ? Benoît est un prénom très répandu signifiant « béni ». Le verbe bénir a comme synonymes : oindre, sacrer, couronner. Biscop paraît à rapprocher de l’anglais bishop, évêque. En anglais bishop désigne aussi le fou du jeu d’échecs. Le fou, pièce essentielle, peut être « du roi » ou « de la reine ». Benoît, béni, oint, sacré, roi… Fou, égaré, perdu… Il est facile par le jeu des synonymes ou des associations d’idées de dériver de Benoît Biscop au roi perdu. Évidemment tout cela reste, faute de preuves, du domaine de l’imaginaire…
La suite de l’histoire est bien connue : Dagobert II se cacha probablement en Septimanie (l’actuel Languedoc), et devint l’époux de la fille de Béra II comte du Razès, tout en amassant dit la légende un immense trésor. En 676, à vingt-sept ans, il montait enfin sur le trône qui lui était destiné, fixant sa résidence à Stenay, dans les Ardennes. Son règne hélas allait être de courte durée. Le 23 Décembre 679, lors d’une chasse au sanglier dans la proche forêt de la Woëvre, un assassin à la solde de Pépin de Herstal profita du sommeil du roi pour le tuer. Dagobert II avait pourtant un fils, Sigebert IV, qui à l’instar de son père devint un nouveau roi perdu. Officiellement mort, soustrait au monde par sa sœur Irmine, il se serait fixé quelque part en Septimanie. Une énigme fabuleuse se mettait en place…
Le mystère de Dagobert II et des derniers Mérovingiens constitue l’une des composantes du « trésor » de Rennes-le-Château… Encore une fois, on peut imaginer l’abbé Saunière faisant des recherches sur leurs descendants, et trouvant sans difficulté à Lyon les textes que je viens de citer. Si son analyse a suivi les mêmes raisonnements que ceux que je viens d’exposer, cela n’a pu que l’amener à Lupé, un bourg tout proche de Pélussin…
LE PILAT, PIÈCE CENTRALE DU PUZZLE
Allons jusqu’au bout du fantasme, et imaginons notre sulfureux curé arrivant un beau matin dans le tranquille village de Lupé. La toute nouvelle église, construite en 1883, ne pouvait qu’attirer ce prêtre qui désirait tant rénover la sienne. L’extérieur est sobre, de style néo-roman, mais l’intérieur est entièrement peint : faux mur de pierres dans la nef, et fausses tentures dans le chœur. Curieusement, l’abbé Saunière utilisera exactement le même principe pour le décor intérieur de son église ! Imaginons encore notre abbé suivre le pèlerinage des Rogations, partant de Pélussin pour monter jusqu’à la Trêve du Loup où s’élève la modeste chapelle Sainte-Madeleine. Elle ne pouvait pas manquer de l’intéresser, ce vocable étant identique à celui de sa propre église. Là il ne put qu’admirer ce tableau dont il a déjà été question, où l’on voit Madeleine devant une croix rustique de branchages encore verts, dans une grotte dont l’ouverture laisse apercevoir le paysage du Pilat, le Pic des Trois Dents et le Crêt de l’Œillon. Ce tableau pourrait bien être plus réaliste qu’il n’y paraît, et représenter le vrai refuge de Marie-Madeleine dans le Pilat. Il a d’ailleurs été dérobé au début de l’année 2001, et jamais retrouvé…
Dans son église rénovée, Bérenger Saunière placera sous l’autel un bas-relief qu’il peindra lui-même dit-on, représentant également Madeleine en prières dans une grotte, au pied d’une croix de branchages encore verts, strictement identique — bien qu’inversée — à celle du tableau du Pilat. La scène est classique et fort répandue, au demeurant, et il serait périlleux d’en tirer des conclusions ! Mais dans le paysage visible au loin par l’ouverture de la grotte, on remarque une porte monumentale, a coté d’une colonne solitaire. Tous les spécialistes s’accordent pour penser qu’il s’agit là d’un subtil message laissé par l’abbé Saunière, même si ce paysage est aussi celui du Saint-Pilon, le sommet dominant la Sainte-Baume : une porte et une colonne, vestiges d’une chapelle disparue. Il faut faire appel aux langues anciennes pour avancer une explication, comme l’a fait André Douzet : « porte » en langue celtique se dit pyla, et « colonne » en latin se dit pila. Ajoutons que cette porte est surmontée de trois dents…
Le Pilat constitue donc la pièce centrale du puzzle. Rennes-le-Château semble lié à la fois à Marie-Madeleine et aux Mérovingiens, et ces deux pièces paraissent elles-mêmes liées au Pilat, via les Roussillon et les Lupé. Tout laisse penser qu’en effet Bérenger Saunière a pu y venir pour tenter lui aussi de compléter son propre puzzle. Tel est peut-être le message qu’il a voulu nous laisser lorsqu’il décora le devant de son autel. Au-dessus du bas-relief il a placé un certain nombre de petits segments rectangulaires de couleur sombre, comme les touches noires d’un piano : 17, exactement, un chiffre bien symbolique, particulièrement dans l’affaire Rennes-le-Château.
D’UN PAYSAGE À UN AUTRE, D’UNE ÉNIGME À UNE AUTRE…
J’en étais à peu près à ce point dans mes déductions, lorsque je fis la connaissance de Roger Corréard, « l’archiviste » bien connu de Théopolis, la cité perdue du pays Sisteronnais. Il devait m’apporter une nouvelle dimension dans ma recherche… Je dois préciser que la Provence est en quelque sorte ma seconde patrie, et mon intérêt pour son histoire ne pouvait que me conduire vers l’ami Roger. Notre attrait commun pour Rennes-le-Château tissa très vite entre nous des liens d’amitié. Lui aussi avait lu les écrits d’André Douzet, et le fait que je vienne du Pilat l’a conduit à me montrer, dès notre première rencontre, un paysage particulier sur les hauteurs de Sisteron. Nous étions sur la route de Saint-Geniez, qui s’élève en lacets au-dessus de la vallée de la Durance, autrement dit à peu de chose près sur la route tracée par Dardanus pour accéder à Théopolis.
Roger arrêta sa vaillante 4 L en un endroit bien précis, et m’invita à contempler la silhouette des montagnes, de l’autre coté de la vallée. J’eus la surprise de découvrir… le Pic des Trois Dents et le Crêt de l’Œillon, tels qu’on les voit des environs de Pélussin, et tels qu’ils apparaissent sur le tableau de la chapelle Sainte-Madeleine. Par une singulière fantaisie de la nature, les principaux sommets du Pilat et ces montagnes de Haute-Provence offrent la même physionomie. J’expliquais à Roger que Dardanus, qui fut gouverneur de la province Viennoise — donc d’une bonne partie du Pilat — avait sûrement, en son temps, été frappé lui aussi par la ressemblance.
Cet endroit se nomme Catin. Ce toponyme fait évidemment penser au CATIN apparaissant sur la pierre tombale de la dame d’Hautpoul, autre composante célèbre de l’énigme de Rennes-le-Château. Il ne faut sans doute pas y voir autre chose qu’un curieux hasard. Le lieu doit apparemment son nom à la famille qui l’habitait, Catin étant un patronyme très répandu dans la région, tient à préciser Roger Corréard.
Mais le hasard n’avait pas fini de tisser sa toile d’araignée. La « Pierre écrite », la fameuse inscription dite romaine racontant en quelques lignes la fondation de Théopolis, comporte un certain nombre de signes que, faute de mieux, l’on compare à des feuilles de lierre. Il y en a 17, exactement. Ils particularisent 17 mots qui sont abrégés dans le texte. Les abréviations de mots sont classiques dans les inscriptions anciennes, mais souvent on utilise un petit trait horizontal, placé au-dessus du mot abrégé pour le signaler. Précisément, il y a un 18e mot abrégé ainsi indiqué, ce qui prouve bien que le choix de 17 « feuilles de lierre » n’est pas innocent… C’est aussi le système du trait horizontal qui a été employé par Dom Polycarpe de la Rivière pour signaler des mots abrégés dans l’un de ses textes, celui qui parle d’un trésor et qui se termine par les mots « rendez au roi… », reddis regis en latin. Le fait a été signalé par André Douzet. Or le texte de Polycarpe comptait également 17 mots abrégés… Hasard, bien sûr…
Dans l’église de Saint-Geniez, il y a un tableau daté de 1642, récemment restauré, représentant Notre-Dame des Groseilles. La Vierge tient l’Enfant Jésus, elle est entourée d’anges et de deux évêques ; l’un est saint Genis, patron de la paroisse, l’autre est… saint Clair ! Une présence assez surprenante… Roger Corréard en fut tout aussi étonné que moi. Il m’entraîna alors à l’extérieur pour me montrer la croix de tuiles vernissées bleues ornant depuis peu de temps le toit du clocher. Par leur juxtaposition en quinconce, les tuiles dessinent en fait la croix engrêlée des Sinclair…
Bérenger Saunière connaissait-il la région de Sisteron, et l’énigme de Théopolis ? Il a pu au moins en entendre parler par l’un des familiers de la villa Béthanie, le ministre Dujardin-Beaumetz qui classa « monument historique » la chapelle Notre-Dame du Dromon. De plus on sait qu’il correspondait avec M. Bousquet, de Bayons, une localité située à 12 km au nord du site de Théopolis (4). Mais je ne veux pas marcher sur les plates-bandes de l’ami Roger, qui vous en dira plus que moi sur le sujet.
POLYCARPE DE LA RIVIÈRE, ENTRE OMBRE ET LUMIÈRE
Lorsque j’ai rencontré Roger Corréard, je fus très surpris de constater qu’il connaissait l’existence de Dom Polycarpe de la Rivière. Il me montra une page de la Chorographie de Provence, le livre monumental d’Honoré Bouche, prévôt de Chardavon au XVIIe siècle, où il en est question en termes à la fois élogieux et mystérieux. Cela n’a rien de très surprenant en vérité, d’une part notre prieur fut Visiteur général de la Provence, une charge prestigieuse dans la hiérarchie cartusienne, et d’autre part il fut le correspondant de nombreux érudits.
Reprenons brièvement la vie de Polycarpe de la Rivière, pour relever les « coïncidences » avec toutes les éléments que je viens d’évoquer. Il fut prieur de Sainte-Croix-en-Jarez, et s’intéressa forcément à l’histoire des Roussillon. C’est peut-être lors des travaux qu’il fit réaliser dans la chartreuse qu’il mit à jour un dépôt précieux, une somme de connaissances toutes plus sulfureuses les unes que les autres, qu’il tenta d’exploiter dans ses ouvrages historiques, qui tous furent « condamnés aux ténèbres », pour reprendre l’expression d’Honoré Bouche. Un dépôt qui provenait — peut-être — des Roussillon. Il faut noter que l’un des ouvrages interdits était consacré à sainte Marie-Madeleine… Notre prieur correspondit un temps avec Catherine de Grolée-Meuillon, l’héritière du château de Lupé.
Polycarpe fut membre de la mystérieuse « Société Angélique ». Cette association secrète compta également parmi ses adeptes un certain Nicolas Poussin. Les deux hommes se rencontrèrent-ils ? Probable, mais rien ne permet de l’affirmer… On sait qu’en 1618, au moment même où Polycarpe était nommé à Sainte-Croix, Poussin vint dans le Forez. Il était attiré par l’atmosphère du roman « L’Astrée » d’Honoré d’Urfé. Ce roman-fleuve raconte les amours contrariées de bergers et de bergères, vivant au bord du Lignon dans une douce contrée qui n’est pas sans rappeler l’Arcadie. Dans ses tableaux, Poussin plaçait généralement en arrière-plan des paysages inspirés des lieux réels qu’il avait visités. C’est ainsi que le pittoresque site forézien de Saint-Maurice-sur-Loire se retrouve par exemple en décor de fond de « Paysage avec un homme tué par un serpent ». Détail curieux, ce village qui séduisit particulièrement notre peintre possède un hameau nommé… Lupé. Les bords du Lignon auraient pu l’inspirer pour le paysage des « Bergers d’Arcadie », mais visiblement son décor est emprunté à une autre région.
Un homme, contemporain de l’abbé Saunière, avait noté le lien entre les bergers foréziens de l’Astrée et Les bergers d’Arcadie de Poussin. Il s’agit de Jules Verne, qui au début de son roman Le château des Carpathes glisse ce passage particulièrement croustillant :
Le 29 mai de cette année-là, un berger surveillait son troupeau à la lisière du plateau verdoyant […] Ce berger n’avait rien d’arcadien […] Le Lignon ne murmurait point à ses pieds ensabotés de gros socques de bois : c’était la Sil valaque, dont les eaux fraîches et pastorales eussent été dignes de couler à travers les méandres du roman de l’Astrée.
Le choix de la date n’est pas innocent lui non plus, le 29 mai étant le jour de la Saint-Maximin, ce qui renvoie subtilement à la Sainte-Baume et à Marie-Madeleine ! Le roman « Le château des Carpathes » est curieux… On y rencontre une cantatrice célèbre — comment ne pas penser à Emma Calvé — qui meurt en scène en jouant le rôle d’Angélica, de l’opéra Orlando ! Un clin d’œil, que les initiés ont dû apprécier, à la Société Angélique dont Jules Verne était membre lui aussi, dit-on.
Cette société semble avoir connu des variantes locales, ou tout au moins généré ou inspiré d’autres sociétés tout aussi secrètes. On connaît l’AA, une association composée d’ecclésiastiques, implantée surtout dans le Sud-Ouest au XIXe siècle. Le sigle AA est présenté comme un « raccourci » du mot association, il pourrait être aussi celui du mot Angélica. Moins connu est le TER, un mot d’ancien français signifiant « tertre, montagne », société semble-t-il implantée aux confins du Pilat et du Velay, la région natale de Polycarpe de la Rivière.
Revenons à lui, justement, pour évoquer sa disparition inexpliquée, en septembre 1639. Est-ce pour mener à bien d’autres recherches qu’il a apparemment choisi de disparaître ? Est-ce pour se rendre dans d’autres régions que celles qu’il avait la possibilité de voir grâce à son titre de Visiteur général de Provence ? Une certaine rumeur le voit finir ses jours près de Maguelone. Pour Jean-Luc Chaumeil, qui assure posséder 4000 pages de la main de Polycarpe, Théopolis était l’un des ses lieux favoris (5). Roger Corréard est aujourd’hui persuadé que le commanditaire du tableau de Notre-Dame des Groseilles n’est autre que Polycarpe, venu se réfugier au pied du Dromon. En familier des lieux, il n’a pu que noter, lui aussi, la ressemblance entre les montagnes de Sisteron et du Pilat…
EN GUISE DE CONCLUSION : LE TRIO DES MONUMENTS AUX MORTS
Gérard de Sède (et d’autres après lui) évoque le monument aux morts de l’église de Couiza, dans l’Aude, proche de Rennes-le-Château. Cette œuvre est due au talent du statuaire bien connu Giscard, qui avait fourni à l’abbé Saunière tous les décors de son église. Elle donnerait une « clé » dans la compréhension de l’énigme.
Roger Corréard me montra avec fierté le monument identique, du même sculpteur Giscard, qu’il avait découvert non sans surprise dans l’église de La Motte-du-Caire, une localité proche de Sisteron et voisine de Bayons où Bérenger Saunière avait un correspondant. On pourrait penser qu’il s’agit d’un bas-relief sorti du même moule, mais certains détails sont différents du monument de Couiza.
Quelque temps plus tard, je devais découvrir un troisième monument aux morts, toujours identique aux deux autres bien que différent lui aussi par quelques détails, et toujours signé Giscard. Cette œuvre orne l’église de Tarentaise, un petit village du Pilat.
Patrick Berlier – article inédit / Arcadia © août 2003
1) voir la première partie de l’article.
2) le doublement du P n’est qu’une variante, le nom du village de Lupé s’est d’ailleurs écrit longtemps avec deux P, l’orthographe actuelle est assez récente.
3) d’après « Le Quid », éditions Robert Laffont, chapitre « Histoire de France », article « Descendance des Mérovingiens et des Carolingiens ».
4) information signalée par Claire Corbu et Antoine Captier, page 151 de leur livre « L’héritage de l’abbé Saunière ».
5) Jean-Luc Chaumeil, « Le temps et les OVNI », page 53.
Crédits Photographiques :
– Peinture murale du début du XIVe siècle. Chartreuse de Sainte-Croix en Jarez. Photo Arcadia ©.
– Grille de la cour intérieure du château de Lupé, obstruant le passage aux salles souterraines du château. Photo Arcadia ©.