Un autre trait non moins surprenant de la nature ahrimamenne du Crocodile est son affinité avec la chose imprimée, en tant qu’elle est une menace pour la pensée. Nous avons vu plus haut que le dessèchement de l’intelligence était l’un des buts d’Ahriman. On nous permettra d’y revenir ici, car c’en est un, également, pour le Crocodile. La prolifération de la Chose imprimée favorise une ahrimanisation de la pensée. L’imprimerie ne s’est pas répandue par hasard en Europe, à ce point tournant ou le Crocodile fait son entrée dans les temps modernes.
Les Idées, disions-nous, étaient à l’origine de nature cosmique ; elles ont dû se laisser prendre aux rets des pensées individuelles. Cette transformation s’est faite progressivement pendant le Moyen Âge.
« Penser d’une façon aussi sèche, aussi abstraite, aussi intellectuellement figée qu’on le fait aujourd’hui, n’eût pas été possible à un esprit éminent du XIIIe ou du XIVe siècle. » (L’instruction publique n’existait pas encore à l’époque.). « …De nos jours, on lit les écrits scolastiques et l’on n’y trouve que des notions desséchées.. Mais en fait ce sont les lecteurs d’aujourd’hui qui sont desséchés. Les âmes de ceux qui ont écrit ces œuvres n’avaient rien de sec » (1).
Elles baignaient encore dans une réalité spirituelle qui imprégnait toute la vie de l’intelligence. Mais il faut bien comprendre que cette imprégnation ne laissait aucune liberté de jugement à l’individu. Quand un contenu spirituel se déverse dans la pensée, on ne peut que s’en laisser pénétrer totalement.
Or, à l’aube des temps modernes, précisément, la pensée ne se trouve plus que morcelée dans les consciences individuelles. L’indépendance du jugement, le droit de critique des idées apparaissent comme la plus désirable des conquêtes. L’universalité de l’idée semble un bien moins précieux que le droit d’en user librement avec elle, de la critiquer, d’en faire même table rase au besoin, pour ne plus accepter que des notions dûment vérifiées par les faits. Chassées de la tête, les réalités spirituelles (dans lesquelles évidemment les hommes continuaient de baigner par toutes leurs autres activités : organiques, affectives, volontaires, sociales, artistiques, religieuses…) sont repoussées dans les profondeurs du subconscient. Quant à la tête et à sa production cérébrale, vidées de leur contenu spirituel, elles forment, au sein de l’océan spirituel universel, une enclave, l’acquis conscient de l’individu, son réduit.
LE XVe SIECLE
C’est un siècle qu’affectionne le Crocodile. Pour quelle raison ? On ne ressentirait pas toute l’importance de ce tournant historique, si l’on ne voyait pas qu’en lui s’exprime aussi un vieillissement de la terre, un durcissement de son écorce et, dans l’organisme humain, une minéralisation affectant particulièrement le système cérébro-nerveux. Une des conséquences en est que la pensée, en même temps qu’elle s’individualise, a plus de facilité pour « réfléchir » (au double sens du mot) les phénomènes de l’inanimé, de la mort. Au XVe siècle, on semble découvrir la mort sous son aspect macabre ; on ne se lasse pas d’écrire et de représenter des « Danses de mort » en cette fin de moyen-âge.
Or, c’est à une date précise, située en plein XVe siècle, que Rudolf Steiner place la naissance d’une ère nouvelle dans l’histoire de l’âme humaine : l’ère de la conscience individuelle. Les faits que nous venons de mentionner, comme ceux dont il va encore être question, viennent se cristalliser autour de cet événement pour le rendre possible et lui donner son caractère. Une marée venue d’Orient porte vers l’Ouest le flot de la culture. L’invention de l’imprimerie par Gutenberg (1427), la prise de Constantinople par les Turcs (1453), la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb (1492), tous ces événements ne sont que l’expression sur la scène de l’Histoire de l’influence grandissante d’Ahriman qui passe au premier plan et devient le tentateur numéro un de l’homme moderne. Cet homme est lui-même placé devant une tâche nouvelle : la prise de conscience par l’individu de la place qu’il occupe dans le monde, en commençant par sa situation physique, la matière, le corps.
Comme le Crocodile se sent à l’aise dans ce rôle d’Ahriman ! Il l’illustre avec sûreté point par point dans son Cours d’histoire :
« Les orientaux me servirent en s’emparant de Byzance, de l’ile de Rhodes, en venant menacer jusque dans Vienne les dernières images des Césars… Dans le même siècle… je fis aller Colomb en Amérique… J’enchantai l’ Europe par l’imprimerie que j’avais apprise depuis longtemps en traitant avec mon Chinois, mais dont je lui avais promis de ne pas faire usage avant cette époque… Ce n’est pas sans motif que j’ai choisi le XVe siècle pour offrir à l’Univers toutes ces merveilles. » (p. 69)
Ce « motif », qu’il n’énonce pas expressément, c’est le début de l’ère de conscience individuelle, comme nous l’avons vu. Mais d’où Saint-Martin tire-t-il cette indication précise qui ne sera donnée que cent ans plus tard par l’enseignement steinerien ?
PLAIE DES LIVRES ET BOITES DE CONSERVE
Mais poursuivons encore les rapprochements. Toutes les ressources tactiques attribuées à Ahriman sont celles qu’emploie le Crocodile. Il sème la discorde et la haine (« II ne me faut qu’une allumette pour embraser le globe, » dit-il page 70), dresse les hommes les uns contre les autres, les pousse à s’entretuer, et pour cela leur suggère tous les moyens de destruction possibles. « Sous le règne actuel, concède-t-il, (le règne de Louis XV), le canon a eu un peu moins d’emploi. Mais les livres en ont eu un prodigieux… » Et nous sommes ramenés, par le détour des haines et des destructions, à son principal objectif : empêcher à tout prix que l’homme s’unisse à l’esprit par la pensée ; viser à la tête pour asservir tout le reste ; et dans ce but, utiliser les livres comme moyen de destruction de la véritable sagesse.
Ahriman est décrit par Rudolf Steiner comme possédant une intelligence basse mais raffinée, froidement cynique. C’est bien elle qui inspire le Crocodile :
« Je n’oublie rien pour m’accréditer dans l’esprit des hommes. C’est pour les payer de leur confiance en moi que je les ai livrés au pouvoir de ces diverses sciences mutilées que j’ai laissé s’établir dans mon empire… J’ai fait professer aux philosophes… que tout n’était rien. Que les corps pensaient et que la pensée ne pensait point. Que l’on n’avait pas besoin d’un sens moral pour expliquer l’homme, mais qu’il fallait seulement lui apprendre à faire des idées. » (p. 7.1)
Outre ces recettes pour stériliser le contenu spirituel de la pensée, il constitue dans ses sombres entrailles des Archives avec les secrets arrachés aux hommes qu’il soumet à la question, après les avoir attirés dans cet abîme viscéral soit à leur mort, soit par d’autres moyens. Il y cristallise les idées et y congèle la vie. Tout ce qui devrait se métamorphoser dans le temps y est épingle. C’est là précisément qu’il entreprend de réduire les livres existant en une bouillie amorphe qui sera ingurgitée par les intellectuels; l’opération dégage le froid des idées mortes.
On entend sonner le glas de la pensée, recouvert par les tintements de l’érudition et des classifications. Plus de lien direct entre l’idée dans l’homme et l’idée dans les choses. Le savoir, on le confie à des enregistrements, ces enregistrements on les confie aux discothèques et aux bibliothèques; on en fait des conserves. Cette image des « conserves » était venue un jour à Rudolf Steiner dans une de ces conférences intimes où il ne craignait pas trop de provoquer l’ire de l’intelligentsia :
« Des boîtes de conserve ! J’entends par là les bibliothèques et tout ce qui leur ressemble, où sont conservées toutes ces sciences que l’on cultive mais auxquelles on ne s’adonne pas avec un réel intérêt, qui ne vivent pas dans l’homme mais demeurent chose livresque. Il y a beaucoup d’ouvrages dans les bibliothèques ; tout étudiant qui veut faire son doctorat doit disserter savamment sur eux, faire œuvre d’érudit s’il veut se faire une situation. Aujourd’hui les hommes écrivent, écrivent, écrivent ; mais il n’est lu qu’une infime partie de ce qui est ainsi écrit. Seulement si quelqu’un brigue une situation, il faut qu’il cite tout ce qui est conservé et qui pourrit dans les bibliothèques. Ces boites de conserve du savoir sont un des bons moyens par lesquels Ahriman en arrive à ses fins. »
Et pour faire mieux comprendre encore comment le contact se perd avec le réel de la vie, Rudolf Steiner recourait à une autre image ; personne dans son auditoire ne songeait à s’en blesser tant elle était juste :
« Prenez un avocat qui instruit un procès. Il vous reçoit à sa consultation. Pour étoffer le dossier, on a fourni des pièces qui se sont amoncelées. La serviette est bourrée de ces dossiers. Mais au cours de l’entretien, on se rend compte qu’il n’a aucune vue d’ensemble de la situation. Cela ne l’empêche pas d’en parler d’abondance, renchérissant sur lui-même et il n’y a rien à lui dire. Ses cartons sont remplis d’actes ; mais un intérêt personnel pour l’affaire, on le cherche en vain. C’est à désespérer de traiter des affaires avec des gens de métier. Ils n’ont pas de contact humain avec ces affaires. Au vrai, ils n’y mettent rien d’eux-mêmes : tout réside pour eux dans leurs dossiers. Cela, ce sont les petites boîtes de conserve, alors que les bibliothèques sont les grandes boîtes de conserve, de l’esprit et de l’âme. On y conserve tout. Mais les hommes ne s’unissent pas réellement à ce qui est enfermé dans les boîtes ; ils renoncent à faire l’effort de pensée qui serait nécessaire pour comprendre au fond ce qui s’y trouve, faire descendre leur pensée jusqu’au cœur… Alors, tout ce qui devrait être dans l’humanité accompli par la pensée peut, en effet, devenir inutile, et cela pour ce qui aurait le plus besoin d’être pensé. » (2)
Toute la tragédie de notre époque est dans ces mots qui semblent décrire l’acte d’abdication de la pensée. Et leur conclusion définit et condamne en une formule lapidaire toute notre culture ahrimanienne :
« Avec les méthodes qu’on emploie aujourd’hui pour accéder à la connaissance, on ne peut pas aboutir à la vérité. »
La situation critique décrite ainsi en 1919 (3) s’est détériorée rapidement puisque, quarante ans plus tard, ce sont les cerveaux électroniques alimentés de chiffres et de statistiques qui fournissent aux hommes les données d’un jugement, voire, le jugement lui-même. La pensée est devenue de plus en plus « inutile » ; les machines fabriquent les idées; les inventions auxquelles elles aboutissent peuvent froidement ignorer les perturbations morales qu’elles engendrent.
Simone Rihouët-Coroze – Triades N1, Printemps 1962. (suite)
(1) Conférence de R. St. du 1er juillet 1924, in : Karma der anthropo-sophischer Bewegung. Mss. privé.
(2) Inc. de Luc. et d’Ahr. Mss. privé.
(3) Nous attirons l’attention du lecteur de « la lettre de THOT », sur le fait que cet article a été écrit par S. Rihouët-Coroze en 1962. Voir également l’article du même auteur d’avril 2003, sur le site internet.