À mon avis, les peuples mégalithiques adoraient certaines pierres, mais je doute qu’ils n’aient adoré que les pierres. Si vraiment ils adoraient des pierres, sans doute adoraient-ils aussi à travers elles.

Une de mes raisons de penser ainsi est que cela serait conforme à de nombreux comportements religieux humains. Considérons les icônes. Les icônes sont des objets, généralement des œuvres d’art, qui sont des symboles de Dieu. Elles sont distinctes des idoles. On se prosterne devant une idole, comme le Veau d’or (ou l’argent), parce que l’on croit que l’objet est Dieu. Un chrétien de culte orthodoxe, cependant, peut se prosterner devant une peinture de Jésus, de Marie ou même d’un saint, non qu’il croie que l’image, l’icône, soit Dieu mais parce que c’est à ses yeux une si puissante représentation de Dieu – si puissante, en fait, qu’elle enferme en elle quelque chose de Dieu – qu’il considère qu’elle mérite sa vénération. Si les peuples mégalithiques adoraient les pierres, je pense qu’ils le faisaient de cette manière. Ils devaient penser que quelque chose de Dieu était dans la pierre mais en même temps comprendre que Dieu était bien plus grand que la pierre elle-même.

Comme je l’ai dit, la supposition que les peuples mégalithiques adoraient certaines pierres comme des icônes est une conjecture et non une conclusion. Pourtant, je suis certain que nous pouvons absolument conclure que certaines pierres et certains monuments étaient utilisés pour le culte. En d’autres termes, leurs plus grands monuments, comme Stonehenge ou Callanish ou Long Meg et ses Filles, étaient des temples. Cela ne veut pas dire que ces monuments n’avaient pas d’objet secondaire, comme la pratique de l’astronomie. Mais songez à l’effort que représentait leur construction et au pouvoir particulier de la passion religieuse : la seule passion pour l’astronomie n’aurait pas été un motif suffisant. Quelles qu’aient été les autres raisons de leur construction, les grands ensembles mégalithiques ont été créés à l’origine pour être des lieux de culte.

Quel type de culte ? Qui ou quoi avaient-ils pour Dieu – ou pour dieux ?

Conscients de ce potentiel passionnel, les chercheurs ont abondamment spéculé sur la religion mégalithique. Vu le peu d’éléments dont ils disposaient, leurs spéculations sont très diverses. Elles ont toutefois un élément en commun : aucune ne postule un monothéisme abstrait. En d’autres termes, les scientifiques ont estimé qu’en matière de religion les peuples mégalithiques pensaient sans doute de manière très différente des juifs, des chrétiens et des musulmans. La thèse la plus courante est que les peuples mégalithiques adoraient le Soleil, ou la Lune, ou les deux. D’où la popularité de la théorie de l’observatoire concernant Stonehenge, Callanish et d’autres ensembles. Elle prend en compte à la fois la puissance de la passion religieuse et celle de l’observation scientifique. Elle correspond aussi à la passion religieuse du mouvement New Age pour l’astrologie et à son antipathie envers la religion occidentale. Elle semble en outre raisonnable, parce que nous savons que de nombreuses cultures, depuis les Égyptiens de 2000 av. J.-C. jusqu’aux Celtes d’Europe de 300 ap. J.-C., adoraient le Soleil et la Lune. Non sans raisons. Dispensateur de toute lumière à la Terre et centre de sa rotation, le Soleil peut effectivement être considéré comme le Donneur de vie. Et la Lune, de nos jours encore, a une mystérieuse capacité d’inciter les êtres humains à la romance et d’inspirer des représentations plus ou moins transcendantes.

À propos de romance, une deuxième grande école de pensée soutient que la religion mégalithique était centrée sur le sexe et la fertilité. Cette spéculation n’est pas irréaliste non plus. L’anthropologie culturelle nous fournit des exemples bien étudiés de tels thèmes, dans de nombreuses cultures primitives. Cela ne m’a pas spécialement impressionné, mais Lily et d’autres personnes – hommes et femmes – ont trouvé un certain caractère phallique à beaucoup de menhirs. La seule sculpture mégalithique connue est une poupée de taille modeste, dotée de seins et de fesses aux dimensions provocantes. On suppose qu’il s’agit d’une idole de la fertilité. En outre, la fertilité a beaucoup à voir avec la passion de la survie, et la passion sexuelle a pour le moins une relation cachée, inconsciente, avec la passion religieuse. Selon cette école, les grands ensembles mégalithiques auraient été des lieux de célébration d’étranges rituels de fertilité – peut-être même d’orgies. Il est plaisant de fantasmer sur ce thème.

Une troisième école, moins excitante, rassemble les archéologues les plus dévoués à la science. Elle pose comme principe que la religion mégalithique était centrée sur le culte des ancêtres. Là encore, c’est une position réaliste. D’autres cultures primitives, ou pas si primitives, ont eu la même base. Qui plus est, la seule chose que nous sachions avec une certitude scientifique absolue, fondée sur des preuves massives, est que les peuples mégalithiques consacraient une part considérable de leur extraordinaire énergie à enterrer au moins certains de leurs morts, selon une grande variété de manières originales, parfois horribles.

Chacune de ces thèses étant parfaitement raisonnable, je ne vois aucune raison de ne pas les déclarer toutes fondées. Je n’ai aucun mal à imaginer que les peuples mégalithiques rendaient un culte à leurs ancêtres, et au Soleil et à la Lune, et aux dieux et déesses de la fertilité – et à certaines pierres par-dessus le marché. Est-ce à dire qu’ils adoraient presque tout ? Cela ne serait pas contraire à une bonne part de la tradition religieuse. La variété la plus répandue de religion dite primitive, et peut-être la plus répandue encore aujourd’hui, est l’animisme. Les animistes croient en toutes sortes d’actifs petits dieux, tapis dans les rochers et dans les grottes, les oiseaux et les animaux, les eaux et les forêts. En d’autres termes ils croient que l’ensemble du monde est animé – vivant – grâce à la divinité. Bien qu’il puisse donner naissance à une superstition asservissante, l’animisme n’est peut-être pas si loin de la vérité. Il exprime sans aucun doute une vision du monde souvent plus intéressante que la vision mécaniste et matérialiste propre à l’Âge de la Raison.

Mais mon imagination, concernant les peuples mégalithiques, ne s’arrête pas là. Les chercheurs n’ont jamais suggéré qu’ils pouvaient avoir eu une sorte de monothéisme abstrait. Mais pourquoi pas ? Il me semble que le rejet de cette idée repose sur deux présupposés. L’un est que les peuples mégalithiques, vivant il y a cinq mille ans, étaient des primitifs. L’autre, que les primitifs sont incapables de pensée abstraite. Ces deux présupposés sont contestables.

Par exemple, quand les Européens rencontrèrent pour la première fois des aborigènes américains, ils considérèrent qu’il s’agissait de primitifs et les appelèrent «les sauvages». Il est clair que ces prétendus sauvages avaient une religion de type animiste. Ils adoraient les bisons, les faucons et le tonnerre, entre autres choses. Mais les Européens ne songèrent pas que ces choses étaient peut-être des icônes. Ils considéraient que quand les Indiens adoraient un faucon, ils célébraient seulement le culte de l’oiseau, restant incapables d’imaginer une abstraction au-delà. Le récent regain d’intérêt pour les religions américaines «primitives», cependant, tient à ce que l’homme blanc commence à comprendre que quelques Indiens au moins avaient la conscience aiguë d’une existence dépassant ce qui pouvait être vu ou entendu – autrement dit d’un dieu au fondement de toute existence.

Ainsi les « primitifs » sont-ils peut-être capables de pensée abstraite. Par ailleurs, on peut se demander à quel point les peuples mégalithiques étaient vraiment primitifs. «Préhistorique» ne veut pas dire «stupide». Sans autre technologie que des outils de pierre et d’os, ils ont érigé des monuments d’un raffinement que l’on ne devait plus retrouver dans ces régions avant trois mille ans.

Qui eut le premier l’idée de dresser un rocher géant dans le sol, et pourquoi ?

Il ou elle était un chef, naturellement. Quiconque conçoit une idée et persuade les autres de l’aider à l’exécuter doit être un chef, quelle qu’en soit la définition. Cette autorité provenait-elle de Dieu ? Ce personnage avait-il entendu un « appel », pour ainsi dire, comme je pense que c’est le cas de tous les grands artistes ? Nous n’en savons rien. Nous, qui commençons à peine à comprendre notre propre pensée, ne saurons jamais ce qui passait dans la tête d’un personnage préhistorique. Mais nous pouvons imaginer. Suivant ma propre imagination, purement spéculative, je me demande si ses pensées ne se présentaient pas plus ou moins comme ceci :

Pierres

Dieu

Gloire

Pierres…

Dieu…

Gloire…

Ô Dieu,

Vous êtes les pierres :

Compliqué

Pleines de facettes,

Dans le galet et le rocher,

Sans âge et partout,

Vous nous entourez,

Vous nous élevez hors du sol.

Vous nous nourrissez.

Vous êtes nos enfants et nos ancêtres.

Sans vous il n’y a que la mort.

Comment pouvons-nous vous remercier ?

Laissez-nous vous faire un cadeau.

Vous chanter vos louanges.

Ces pierres,

Nous vous les rendons.

Cromlechs et alignements,

Seules et ensemble,

Nous vous élevons des monuments et des temples,

Autels et menhirs

Nous les dressons

Hors de la terre,

Les dressons comme des signes

Pour les générations

Signes de reconnaissance

Signes de louange.

Nous brisons nos dos pour vous

En adoration

Et allégresse

Amen

Scott Peck ©
La Quête des Pierres, Aventure secrète ed. 1995.