1- La Prise de Saint-Jean-d’Acre

Alors Qalaoun n’hésite plus. Il rassemble ses émirs et leur annonce sa décision de mettre fin, une fois pour toutes, à une occupation franque qui a trop duré. Immédiatement les préparatifs commencent. Les vassaux sont convoqués, aux quatre coins du sultanat, pour prendre part à cette ultime bataille de la guerre sainte.

Ayant que l’année ne quitte Le Caire, Qalaoun jure sur le Coran de ne plus lâcher son arme avant que le dernier Franc ne soit expulsé. Le serment est d’autant plus impressionnant que le sultan est alors un vieillard affaibli. Bien qu’on ne connaisse pas son âge avec précision, il semble qu’il ait alors largement dépassé sa soixante-dixième année. Le 4 novembre 1290, l’impressionnante armée mamelouk s’ébranle. Le lendemain même, le sultan tombe malade. Il appelle ses émirs à son chevet, leur fait jurer obéissance à son fils Khalil et demande à celui-ci de s’engager, comme lui, à mener à son terme la campagne contre les Franj (1). Qalaoun meurt moins d’une semaine plus tard, vénéré par ses sujets, comme un grand souverain. La disparition du sultan ne retardera que de quelques mois l’ultime offensive contre les Franj. Dès mars 1291, Khalil reprend, à la tête de son armée, la route de la Palestine. De nombreux contingents syriens le rejoignent début mai dans la plaine qui entoure Acre. Aboul-Fida, alors âgé de dix-huit ans, participe à la bataille avec son père; il est même investi d’une responsabilité puisqu’il a la charge d’une redoutable catapulte, surnommée «la Victorieuse», qu’il a fallu transporter en pièces détachées de Hosn-el-Akrad jusqu’au voisinage de la cité franque.

Les chariots étaient si lourds que le déplacement nous prit plus d’un mois, alors qu’en temps normal huit jours auraient suffi. A l’arrivée, les bœufs qui tiraient les chariots étaient presque tous morts d’épuisement et de froid.
Le combat s’engagea tout de suite, poursuit notre chroniqueur. Nous, gens de Hama, étions postés comme d’habitude à l’extrême droite de l’armée. Nous étions en bordure de la mer, d’où nous attaquaient des embarcations franques surmontées de tourelles couvertes de bois et tapissées de peaux de buffles, d’où l’ennemi tirait sur nous avec des arcs et des arbalètes. Il nous fallait donc nous battre sur deux fronts, contre les gens d’Acre qui étaient en face de nous, et contre leur flotte. Nous avions subi de lourdes pertes lorsqu’un vaisseau franc, transportant une catapulte, commença à lancer des quartiers de rocs sur nos tentes. Mais, une nuit, des vents violents se levèrent. Le vaisseau se mit à tanguer sur les flots, secoué par les vagues, si bien que la catapulte se brisa en morceaux. Une autre nuit, un groupe de Franj fit une sortie inattendue et avança jusqu’à notre camp ; mais, dans l’obscurité, certains d’entre eux trébuchèrent sur les cordes qui retiennent les tentes ; un chevalier tomba même dans la fosse des latrines et fut tué. Nos troupes se reprirent, attaquèrent les Franj de toutes parts, les obligeant à se retirer vers la ville après avoir laissé plusieurs morts sur le terrain. Le lendemain matin, mon cousin al-Malik al-Muzaffar, seigneur de Hama, fit attacher les têtes des Franj tués au cou des chevaux que nous avions capturés et les présenta au sultan.

C’est le vendredi 17 juin 1291 que, disposant d’une supériorité militaire écrasante, l’armée musulmane pénètre enfin de force dans la cité assiégée. Le roi Henry et la plupart des notables s’embarquent à la hâte pour se réfugier à Chypre. Les autres Franj sont tous capturés et tués. La ville est entièrement rasée.

La ville d’Acre avait été reconquise, précise Aboul-Fida, à midi le dix-septième jour du second mois de jumada de l’année 690. Or c’est très exactement le même jour, à la même heure, en l’an 587, que les Franj avaient pris Acre à Salaheddin, capturant puis massacrant tous les musulmans qui s’y trouvaient. N’y a-t-il pas là une curieuse coïncidence ?

Selon le calendrier chrétien, cette coïncidence n’est pas moins étonnante, puisque la victoire des Franj à Acre avait eu lieu en 1191, cent ans, presque jour pour jour, avant leur défaite finale.

Après la conquête d’Acre, poursuit Aboul-Fida, Dieu jeta l’épouvante dans le cœur des Franj qui restaient encore sur le littoral syrien. Ils évacuèrent donc précipitamment Saïda, Beyrouth, Tyr et toutes les autres villes. Le sultan eut ainsi l’heureux destin, qui n’avait été celui d’aucun autre, de conquérir sans difficulté toutes ces places qu’il fit aussitôt démanteler.

De fait, dans la foulée de son triomphe, Khalil décide de détruire, le long de la côte, toute forteresse qui pourrait un jour servir aux Franj s’ils cherchaient encore à revenir en Orient.

Par ces conquêtes, conclut Aboul-Fida, toutes les terres du littoral revinrent intégralement aux musulmans, résultat inespéré. Ainsi les Franj, qui avaient été autrefois sur le point de conquérir Damas, l’Egypte et bien d’autres contrées, furent-ils expulsés de toute la Syrie et des zones côtières. Fasse Dieu qu’ils n’y mettent plus jamais les pieds ! (à suivre)

Amin Maalouf – Les Croisades vues par les arabes (extrait), JCL ed. 1983

(1) Le mot qui désigne les Francs est transcrit différemment selon les régions, les auteurs et les périodes : Faranj, Faranjat, Ifranj, Ifranjat… Pour unifier, nous avons choisi la forme la plus concise, celle surtout qui sert aujourd’hui encore dans le parler populaire à nommer les occidentaux, et plus particulièrement les Français : Franj. (N de l’A.)

Photographie David Appleby © Kingdom of Heaven.

Réalisateur cherche scénariste

Kingdom of Heaven… Malgré un scénario indigent et des erreurs historiques grotesques, excusables seulement -et encore- par un public américain gavé de blockbusters insipides à la sauce kerchup, le dernier film de Ridley Scott, (le réalisateur de Gladiator), vaut quand même le détour pour quelques scènes émouvantes, certaines parfois grandioses, mais qui ne suffisent pas à sauver le film loin s’en faut, d’un naufrage annoncé. Dommage.

TEG – Arcadia