L’espace religieux qui s’étend de la baie de Marseille aux sites de Saint-Maximin et de la Sainte-Baume, est profondément marqué par la grande figure de Jean Cassien, abbé de Saint-Victor à Marseille.

C’est pendant la période de l’extension arabe sur l’Egypte, alors que les derniers sanctuaires païens celto-ligures avaient été délaissés depuis un peu moins d’un siècle, qu’un prêtre, copte, d’origine orientale, parvient à Marseille, l’ancienne cité phocéenne. A Alexandrie qu’il vient de quitter, la célèbre bibliothèque vient de brûler. C’est à l’emplacement des grotte sépulcrales de Lazare et des premiers chrétiens, où prêcha un temps Marie-Madeleine, que Jean Cassien, ordonné prêtre à Jérusalem, décidera de bâtir une abbaye pour les hommes et d’y aménager une église. Il fera entreprendre vers la même époque les premiers aménagements de la terrasse de la grotte à la Sainte-Baume et les travaux de la première basilique à Saint-Maximin sur les sarcophages de Marie-Madeleine et de Maximin.

Vénéré depuis la préhistoire, ce lieu de la Sainte-Baume, sa grotte et sa forêt furent la dernière retraite de sainte Marie-Madeleine. L’un des personnages le plus proche de la croix avec la Vierge Marie, Joseph d’Arimathie et Nicomède, Marie-Madeleine fut le témoin de la crucifixion, de la mort et de la résurrection du Christ. Ce site de la Sainte-Baume est l’un des plus anciens du monde de la chrétienté, et fut, depuis, fréquenté par de nombreux pèlerins.

Au nord et en contrebas de cet imposant massif de la Sainte-Baume, au XIIIe siècle, c’est sous l’emplacement ruiné de la première basilique de Jean Cassien, que le prince de Salerne, futur duc d’Anjou et futur comte de Provence, découvrira en 1279 les sarcophages contenant les corps de Marie-Madeleine et de saint Maximin. En 1295, sur les lieux même de sa découverte, Charles II ordonnera la construction d’une grande basilique et un couvent pour les dominicains chargés de garder ces lieux saints, à la place des moines bénédictins, successeurs des moines cassianistes de Saint-Victor.

Saint-Maximin, la Sainte-Baume et les quelques sites religieux deviennent, sur une vingtaine de kilomètres, l’espace actuel consacré à Marie-Madeleine, la magdaléenne, deuxième femme des évangiles.

Dans la grande tradition provençale, cet espace est indissociable des autres lieux religieux, des Saintes-Maries-de-la-Mer, Marseille, Aix, Tarascon, où se fixèrent et prêchèrent ces premiers saints venus de Palestine. Cette solide tradition de l’arrivée des saints dans une barque miraculeuse, le développement d’un Saint-Graal dans la légende arthurienne qui touche à ce moment précis les rivages de l’Occident, la divulgation de la Légende Dorée, qui exalte encore davantage le merveilleux dans le registre de la foi et du religieux, particulièrement prolixe dans ses récits en Provence sur Marie-Madeleine et ses compagnons de voyage, ont donc sur cette plage, comme première origine, le même événement.

Malgré la diversité de leurs facettes, cette superposition de récits, cette interprétation d’images -scanner pourrait-on dire aujourd’hui, autour d’événements similaires, apportent un réconfort spirituel commun en Occident à cette époque, face aux graves événements historiques que se livrent les chrétiens et les infidèles. Une force vive qui va faire participer Français et Provençaux côte à côte dans une formidable projection en Méditerranée, en participant, entre autres, aux croisades et aux enjeux politiques de l’Italie de cette époque. Sur ces côtes de la Provence qui vont servir de base avancée à ces opérations occidentales, il est incontestable que les écrits courtois ou fantastiques narrant les aventures des Chevaliers de la Table ronde et de la quête d’un Saint-Graal, avec les découvertes des reliques, objets physiques de la Passion, trouveront une mutation satisfaisante en se greffant aux mythes et légendes religieuses solidement établis dans le Midi.

Dans cette contre-attaque des vertus de notre sol, les valeurs de la chevalerie deviendront le « glorieux » exemple de l’Occident chrétien. Marie-Madeleine fut choisie à Vézelay comme sainte protectrice de la septième croisade dirigée par Saint Louis. Le départ de cette expédition militaire importante aura lieu à Aigues-Mortes en 1248.

Entre les possessions du roi d’Aragon et celles de l’Empire Germanique, proche de Saint-Gilles, du comté de Toulouse, la contrée des Eaux-Mortes, que reliaient des passes, ou « Graus », fut cédée au roi de France par les bénédictins de Psalmodi, qui en étaient propriétaires depuis le VIe siècle. C’est à peu près à l’époque où le franciscain Salvimber accomplissait son pèlerinage à la Sainte-Baume pour la fête de Marie-Madeleine le 22 juillet 1250, qu’un dominicain italien, Jacques de Voragine, né à Varuzza, modeste village du golfe de Gênes, entamait la rédaction de sa Légende Dorée. On estime que cette légende fut écrite entre 1252 et 1280. Elle va beaucoup contribuer à relancer l’idée que les saints intercèdent à travers la gloire de Dieu, en faveur des chrétiens qui les suivent. La Légende Dorée n’a jamais eu la prétention d’être une œuvre historique au sens strict, même si elle fait appel à des documents authentiques. Au cours des années qui suivront sa rédaction, les récits y seront grandement amplifiés au point que sur les mille huit cents légendes qui seront écrites jusqu’au XVe siècle, on n’en comptera que quatre cents attribuées à leur véritable auteur, Jacques de Voragine.

Ce n’est qu’en reprenant partiellement un texte de Raban Maure, datant du VIe siècle, voire du Ve siècle, que l’on crut que le corps de la sainte reposait à Vézelay. Charles, prince de Salerne, ne découvrira le tombeau de Marie-Madeleine à Saint-Maximin qu’en 1279. Ce n’est donc qu’à partir de cette date que Marie-Madeleine deviendra la protectrice des maisons d’Anjou. Au siècle dernier, on découvrit un manuscrit : Le Martyrologue du roi Alfred, datant de la première moitié du XIe siècle, mentionnant déjà la fête de Madeleine au 22 juillet ». Notons que c’est d’Angleterre que venait, au début du VIIIe siècle, la première mention de la fête de Marie-Madeleine le 22 juillet.

II est intéressant aussi de signaler, que dans cette liaison toute arthurienne du Graal, des Saintes-Maries-de-la-Mer à Glastonbury, son patronage pour des paroisses ou des dévotions est particulièrement important en Basse-Normandie et dans la région du Cotentin.

En Angleterre, on retrouve son patronage dans des foyers de la légende tels que Glastonbury, ou au célèbre « Collège Magdaleen » d’Oxford.

Après une longue absence — l’ordre des Cordeliers ayant été interdit à la révolution — c’est au père Lacordaire que reviendra le mérite en 1839 de réinstaller les dominicains dans l’espace religieux de Marie-Madeleine à la Sainte-Baume.

« Tout lieu saint doit avoir une garde qui le préserve de la profanation et de l’oubli » nous dira ce père dominicain.

Si actuellement, la plupart des moines ont pour des raisons pratiques compréhensibles, rejoint leur congrégation de Toulouse, un centre de novices existe à Marseille, et quelques moines assument toujours la pérennité des lieux à la Sainte-Baume et à Saint-Maximin.

La Sainte-Baume

« Lorsque le voyageur descend les pentes du Rhône, à un certain moment, sur la gauche, les montagnes s’écartent, l’horizon s’élargit, le ciel devient plus pur, la terre plus somptueuse, l’air plus doux : c’est la Provence. Il y a des lieux bénis par une prédestination qui se perd dans les secrets de l’éternité. Le cœur pressent qu’il est dans une solitude où Dieu n’est pas étranger.»

Au milieu du XIXe siècle, Lacordaire, le père dominicain à qui j’emprunte ces lignes, en découvrant les approches de la Sainte-Baume et sa forêt pour la première fois, ajoute :

« Qui donc a passé là ? Qui a marqué ce coin de terre d’une empreinte si puissante ? Quel est ce rocher ? Quelle est cette forêt ? Quel est enfin ce lieu où tout semble plus grand que nous ? »

Luminosité et spiritualité, par le ciel et la pierre interposés, le reflet de la lumière des dieux n’a cessé de se rappeler à nous depuis la nuit des temps. Inondé dans ce flux flamboyant, nous communiquant une soif d’absolu, c’est peut-être ici où « ce point là seul fait exception », que ce grandiose étreint le plus fort notre conscience, que le cœur suffoque presque !

Il semble que l’âme nous quitte, nous échappe pour rejoindre une éternité toute naturelle qui semble nous attendre. C’est une plongée « inspirée » en quelque sorte, une apnée spirituelle pour rejoindre ce qui reste impérissable de notre nature, un effacement pour retrouver celui qui « est ». On serait tenté d’en parler encore ou d’écrire davantage, mais comme dans tout pèlerinage, rien n’existe vraiment sans le contact personnel, une sensibilité et l’expérience des silences révélateurs. Se purifier en traversant une forêt, n’est-ce pas aussi s’élever comme les arbres vers le ciel ? C’est aussi la démarche consentie à la Sainte-Baume et encore le vrai chemin qui conduit à la rencontre de Marie-Madeleine…

« Je ne sais pas si elle y est venue, je sais qu’elle y est », nous dira le père Vayssière, gardien dominicain de la grotte, en regardant avec sa foi la réalité du mythe qui renouvelle en permanence nos inspirations.

Sur ces lieux vénérés, nous savons que dès 415, Jean Cassien installa un petit prieuré dans le massif de la Sainte-Baume et bâtit à Saint-Maximin au-dessus de la crypte qui abritait le corps de la bienheureuse Marie-Madeleine et de quelques saints dont saint Maximin, une petite basilique, dont on perdit par la suite, lors des invasions mauresques, la trace. C’est de cette époque où deux moines de Saint-Victor de Marseille vivaient dans la grotte que datent les premiers aménagements de la terrasse devant la grotte et d’un chemin à travers bois y conduisant. « Il y a un très beau chemin pour y arriver », note déjà le jeune Franciscain Fra Salimbene, lors de son ascension le 22 juillet de l’an 1248, jour de la fête de Marie-Madeleine.

Au Moyen Age, quelques années seulement après le passage du père Salimbene, la Légende Dorée fit croire que le corps de la sainte avait été transféré à Vézelay, un transfert qui aurait été semblable point par point au déplacement du corps de Lazare emmené de Marseille à Autun. A la Sainte-Baume, le pèlerinage ne cessa pas pour autant et la dévotion des Marseillais pour Marie-Madeleine fut toujours aussi forte.

Nous connaissons la suite : l’échec de la septième croisade, le retour de Saint Louis et de ce qui reste des croisés, son pèlerinage à la Sainte-Baume et à Saint-Maximin avec son épouse, la reine Marguerite de Provence, depuis Hyères en 1253, où ils avaient prématurément débarqué, les enquêtes menées à Vézelay, les réformes du royaume pour redonner sagesse. La découverte enfin par son neveu Charles II d’Anjou du corps de Marie-Madeleine, la garde des lieux saints confiée aux dominicains à la place des moines de Saint-Victor. Ce ne sera que vers 1859, que les dominicains, bien après la Révolution, reviendront dans cet espace religieux, comme gardiens des lieux saints de Provence et gardiens séculiers de la grotte.

« Au centre de ces roches hautes et alignées, qui ressemblent à un rideau de pierres, l’œil découvre une habitation qui est suspendue et, à ses pieds, une forêt dont la nouveauté le saisit. » Certes, tout ceci reste beau, presque facile à entreprendre quand on est moine et que l’on recherche Dieu, mais lorsque le père Lacordaire nous dit :

« Ce n’est plus le pin maigre et odorant de la Provence, ni le chêne vert, ni rien des ombrages que le voyageur a rencontrés sur sa route », ou qu’il ajoute : « On dirait que par un prodige inexplicable, le nord a jeté là toute la magnificence de sa végétation », notre étonnement devient vite crédulité. Mais au fait, de quelle route s’agit-il ? Et que veut bien vouloir dire Lacordaire en insistant sur l’osmose de ces forêts du nord et du Midi ?

« C’est le sol et le ciel du Midi avec les futaies de l’Angleterre ». A nous de comprendre cet échange de paysages dans ce mystérieux message, aux réflexions d’une éventuelle évocation d’un espace et du temps suspendus ou métamorphosés comme à l’approche du château du Graal. Après avoir un peu souri de la hardiesse de ces propos de botaniste, la pensée se focalise pour faire place à des images précises d’une route qui, jadis, depuis la préhistoire jusqu’au début de notre ère, et presque aussi vieille que la forêt de la Sainte-Baume, reliait justement, la plupart du temps par des chemins de crêtes et de forêt en forêt, l’Angleterre et la Provence ! La forêt sacrée des druides, la forêt légendaire des Celtes, celle de la Sainte-Baume et celle de la Domnonée avec ses brumes d’Avalon surgissent en notre mémoire.

En termes à peine voilés, les forêts méridionales et septentrionales se rejoignent aux deux points extrêmes d’un lieu subtil en établissant entre elles un trajet que nous pouvons virtualiser. Et si ce prodigieux parcours en nord et sud empruntait justement ce chemin de l’étain encore bien en mémoire quand Marie-Madeleine et Joseph d’Arimathie parvinrent ensemble sur le continent occidental après la traversée de la Sainte- Barque. Le père Lacordaire, ne nous signifie-t-il pas aussi dans ce message à peine voilé, que cette route qui côtoie si bien cette forêt aux essences nordiques, fut justement en sens inverse, vers l’Angleterre le chemin du Graal !

A environ trente ou quarante kilomètres au nord-est de Marseille, la Sainte-Baume forme avec Saint-Maximin un espace où tout devient religieux.

C’est le troisième site de la chrétienté après les tombeaux du Christ à Jérusalem et de Pierre à Rome et le plus grand foyer magdalénien.

Georges A D MartinLe Graal en Provence, Mission secrète en Occident
cheminements ed. 1999. (extrait)

En illustration : Carte postale du début du siècle, représentant le Saint Pilon et la Grotte de Marie Madeleine. Archives Arcadia ©.

A noter l’homophonie entre Pilon et Pilat dont la racine latine signifie Colonne, et que nous traduirons volontiers dans une symbolique de second degré, par Vortex, autrement dit un lieu privilégié d’échanges cosmo-telluriques. (NdLR).