« C’est marrant de tirer sur des gens. »

Lieutenant Général James Mattis

Guerre d’Irak, février 2005.

L’Histoire ne s’écrit pas avec le témoignage d’un homme seul, et l’écriture de l’Histoire nous apprend qu’il faut bien le minimum d’une génération, pour commencer à décrire le sens d’une Histoire, l’essence de l’Histoire, en tenant compte de tous les éléments actifs et souterrains qui ne nous étaient pas apparus sur l’instant. Ce sont les dommages co-latéraux issus d’une bombe à fragmentation qui nous permettent de comprendre la vérité sous-jacente par le biais de l’impact laissé – dans les 2 camps opposés. C’est de cette trace là, qui est toujours plaie saignante et balbutiante, infection pitoyable soumise à la gangrène autant qu’à l’amputation, que nous voulons parler à présent. Seul le temps, parfois, pas toujours, permet la cicatrisation. La nature de l’Histoire, dans sa dimension ontologique n’a qu’une seule fonction, celle d’apporter sinon le pardon, tout au moins la requête de la repentance et le désir que les dépositions des peuples devant le tribunal du Monde apporteront à leurs descendances respectives une respiration nouvelle permettant au moins d’être crédités des aveux du Juste.

Dans cette Histoire-là, le mensonge se trouve être le pire de nos maux. Et lorsque le dévoilement de la vérité nue est considérée comme une trahison, il s’agit pour nous de comprendre véritablement les mécanismes coupables qui charrient insidieusement au sein de nos communautés religieuses, politiques et ethniques, de telles déviances. L’historien ici, greffier d’un oratorio de sons aigus, en charge de la psyché des peuples, permet aux mortels de ne pas ignorer ces œuvres maudites et souligne aux immortels, une fois de plus, que l’homme dans ces cas-là est bien plus qu’un loup pour l’homme, une bête, bien moins qu’une bête. Il s’agit de bien assimiler dans notre propos, que nous voulons parler ici tout autant des faits crus de l’Histoire, des armées en marche – que des «forces» en présence – à bien identifier. C’est au prix d’un travail de réfection important que le paysage emprunté comme les figurants nommés, la résonance magnétique comme la vision nocturne, se révèleront in fine pour appréhender réellement le concept historique dans sa pleine et entière globalité.

Nous vous proposions il y a peu dans notre mensuel la vision d’un historien de l’Islam (1), Amin Maalouf, décrivant la chute de Saint-Jean d’Acre en 1291. Et la lecture de l’Histoire des croisades vue par les arabes avait de quoi nous faire douter de bien de nos manuels scolaires… Autant dire que le recul du temps est aussi salutaire que le recul d’un canon, surtout en temps de guerre.

« Nous devons libérer l’esprit du tireur par rapport à la nature de ses cibles.»
S.L. Marshall

Men against fire – The problem of battle command in future war

Que vaut le témoignage de Jimmy Massey, Jimmy the Shark in the Suck, un sous-officier du corps des Marines racontant dans son livre (2) les exactions imputables aux « fog of war », commises par les troupes américaines lors de l’invasion de l’Irak en 2004.

Que vaut le témoignage d’un homme seul se décrivant comme une machine à tuer, un tueur psychopathe, un cow-boy sorti tout droit des bouches de l’enfer sans aucun état d’âme, apte à exécuter le moindre ordre de sa hiérarchie militaire, capable de tuer seulement pour prendre son pied lorsque le sang se met à gicler. C’est le premier point que nous entendons élucider. Que vaut le témoignage d’un homme seul, seul contre tous, parti en guerre contre l’armée américaine tout entière et contre la majorité de l’opinion publique de son pays. Que vaut le témoignage de cet homme lorsque décidant, pour sauver une partie de son âme, parce que la nuit lui devient une guerre à gagner et le jour un cauchemar, d’apporter inconsciemment sur un plateau, au monde déjà halluciné des récits et photos de la prison d’Abou Ghraib (3), un livre aussi dérangeant qu’une bombe à retardement, une œuvre aussi inquiétante qu’un attentant londonien en plein mois d’août dans un autobus à impériale (4). Ce livre là, s’il n’est certes que la mémoire vivante du passage d’un soldat américain, d’un gradé, en pleine guerre d’Irak, à la pointe du conflit, décrivant exactement, au quotidien, bien mieux qu’un journaliste de l’Associated Press confiné dans un grand hôtel de Bagdad, la guerre qui se joue, a le mérite d’exister pour que le lecteur puisse se demander si le courage de cet homme – seul – n’est pas plutôt d’avoir affronté la hiérarchie du corps des Marines plutôt que de s’être montré «héroïque» sur les terrains d’opérations où il fut envoyé combattre les troupes de Saddam Hussein.

Alors, la véritable question que pose ce témoignage d’épouvante, n’est pas de savoir s’il est le reflet d’une désinformation au service des pacifistes, le polaroid d’une expérimentation guerrière, le repentir d’un guerrier déçu par sa hiérarchie, la déposition solitaire d’un homme éclaté soucieux d’apaiser sa conscience ou d’apporter au monde sa vérité. « Kill ! Kill ! Kill ! » est un livre choc d’une histoire pour adultes dont les pages s’écrivent en ce moment même en lettres de feu, un livre à lire comme une preuve incontournable de ce que réalisèrent les troupes d’élites de la plus grande nation du monde – civilisé – avec ou sans guillemets, dans un pays qui fut dans l’antiquité le berceau de nos civilisations modernes, un livre à lire encore avec un arrière-goût d’uranium appauvri dans la bouche, un livre à verser au dossier de l’Histoire, une histoire qu’écriront demain des hommes et des femmes désillusionnés par l’avancée des temps nouveaux, peu persuadés que le progrès scientifique soit un gage de la marche en avant d’une humanité effrayante de cynisme en train de se pendre avec la corde qu’elle a elle-même consentie à tresser.

Non, la véritable question est de savoir ce que vaut – pour vous – ce témoignage.

Thierry E Garnier © – Décembre 2005, La LdT.

NOTA BENE //

Il ne nous appartient pas ici de faire le procès d’une Amérique soucieuse de son niveau de vie, ayant des difficultés à comprendre au XXIe siècle quel est le niveau de la vie… Il y aurait au passage une indécence plus que coupable à oublier la fraternité et l’héroïsme des troupes américaines débarquant en Normandie le 6 juin 1944… et les morts du 11 septembre 2001, sans parler d’une partie de la population américaine qui s’élève aujourd’hui avec véhémence contre les options prise par une oligarchie militaire et un pouvoir politique affidés aux plus grands trusts internationaux de la finance. On peut, nonobstant légitimement se demander, tenant compte de ce basculement des valeurs opéré dans la partie aveugle de notre mythologie, quelle est la cause juste que défend à présent l’administration de Georges W. Bush, et ce n’est pas faire injure au devoir de mémoire que de poser cette question-là.

(1) Voir plus haut les articles d’Amin Maalouf.

(2) Kill ! Kill ! Kill ! de Jimmy Massey, préface de Natasha Saulnier, Panama ed. 2005

http://www.amazon.fr/exec/obidos/ASIN/2755700440/403-5085690-6837268

(3) http://web.amnesty.org/pages/irq-280405-feature-fra

(4) http://www.terrorisme.net/p/article_167.shtm