Les tentatives d’échanges entre chrétiens et gnostiques ne peuvent qu’engendrer un dialogue de sourds, les premiers situant l’événement dans une trame historique et les seconds parlant d’une révélation ou d’un éveil intérieur transcendant le temps.

Évoquant dans son livre Les Évangiles secrets (Gallimard, 1982), la controverse sur la résurrection du Christ, Elaine Pagels, qui évite soigneusement de prendre parti, estime que l’histoire ne peut ni attester ni nier la résurrection en tant que réanimation du corps de Jésus physiquement mort. Elle ajoute : On ne possède que des témoignages de seconde main de croyants qui l’affirment et de sceptiques qui la nient (p. 46).

Les persécutions dont ont été victimes les gnostiques n’ont pas facilité la juste compréhension de la chair et du rôle de celle-ci dans la vie et la mort de Jésus.

Nous avons vu que le Coran s’élevait contre la croyance de ceux qui affirment que Jésus a été tué. Le texte précise : … ils ne l’ont certainement pas tué, mais Dieu l’a élevé vers lui (14, 157-158). N’étant pas identifié à son corps, Jésus ne pouvait mourir et, en cela, le Coran continue la tradition gnostique.

Un autre texte, l’Évangile de Barnabé, appelé aussi l’Évangile de L’Islam, parce qu’il est postérieur à Mahomet et se situe dans la ligne de l’Islam, nous apporte sur la fin terrestre de Jésus en corrélation avec celle de Judas des indications intéressantes sur la confusion qu’entraîné une compréhension uniquement exotérique d’un enseignement purement ésotérique et sur le recours au mythe pour tenter d’expliquer les invraisemblances. Après avoir annoncé que la nuit du jeudi au vendredi saint, Jésus fut enlevé par les Anges, l’Évangile de Barnabé déclare que Judas, rendu à son insu semblable à Jésus, est arrêté par les soldats romains, le traître devenant la victime du meurtre qu’il avait fomenté. Le texte insiste sur la ressemblance frappante entre Jésus et Judas, à tel point que Marie la mère de Jésus et les disciples ne doutent pas un instant de la mort de Jésus et sont plongés dans la désolation.

Pour cette substitution, l’Évangile de Barnabé épouse la christologie coranique et élimine la doctrine paulinienne de la rédemption par la mort et la résurrection de Jésus. La suite du texte raconte comment le corps de Judas a été volé la nuit puis caché afin que le bruit que Jésus était ressuscité puisse paraître vraisemblable. Le texte ajoute que Jésus, pour prouver à sa mère et aux disciples restés fidèles qu’il était vivant, demanda à Dieu la permission de revenir sur terre. On le voit manger avec ses disciples. Cependant trois jours après son retour il est enlevé au ciel après avoir exhorté ses disciples à être ses fidèles témoins.

L’Évangile de Barnabé, tardif par rapport à l’ensemble des évangiles apocryphes, continue de voir en Judas le traître. Apparemment, il ne nous est pas d’un grand secours dans notre entreprise de réhabilitation. Néanmoins, tout en cédant au merveilleux et au miraculeux, il nous fournit une indication intéressante en insistant sur la ressemblance physique entre Jésus et Judas.

Celle-ci est si saisissante que la substitution n’éveille aucun soupçon. Sur le plan de l’apparence, Judas est réellement l’alter ego de Jésus. La tradition a donc véhiculé en la déformant la gémellité de Jésus et de Thomas, laquelle tient non à des signes extérieurs mais à une même compréhension de l’ultime réalité. Ce qui était intérieur a été extériorisé pour l’élaboration du mythe de la substitution. Remontant à l’origine de l’entropie, on retrouve la ressemblance de Judas avec celui qui lui a dit : « Ne m’appelle plus maître… » (log 13). Pourrait-elle être à ce point parfaite si la vie exprimée par la chair de l’un et l’autre n’était la même?

Un tel indice, ajouté aux autres, contribue à faire de Judas un signe de contradictions. Ses adversaires ont beau l’accabler, ils ne réussissent pas à l’identifier au rôle qu’ils veulent lui faire jouer.

La conception gnostique de la Résurrection ou de l’Éveil entraîne une compréhension du rôle de Jésus qui est sans commune mesure avec celui que nous rapporte l’Evangile de Barnabé et celui de la conception chrétienne. La Vie dont parle Jésus est antérieure à l’existence terrestre : Heureux celui qui était avant d’exister (log 19). Ceux qui ne meurent pas (log 11) suivant son expression, ont retrouvé, en se départissant de leurs conditionnements personnels, leur vraie nature originelle. Abandonnant une identité usurpée, ils ont découvert avant leur mort physique leur identité vraie, ils ont quitté des croyances chimériques pour assumer leur être ultime. Tout en reconnaissant qu’ils ne sont pas ce corps ni ce mental, ils privilégient cependant le corps par rapport au mental, voyant dans le premier le révélateur du Vivant.

C’est ainsi que Jésus manifeste le Père : « Qui m’a vu, a vu le Père », tout en étant identique au Père : « Le Père et moi sommes un ».

Ainsi donc, suivant la vision gnostique, Jésus ne s’est pas incarné; il a manifesté le Père comme un miroir renvoie l’image de celui qui s’y reconnaît ; et cette manifestation est appelée Théophanie (du grec Theos, Dieu, et phainein, apparaître).

Ce terme chez le gnostique correspond à celui d’Incarnation chez le chrétien : deux vocables qui demandent à être approfondis tant sont importantes les implications qui leur correspondent.

Emile GillabertJudas Traître ou Initié (extrait) – © Dervy ed. 1989