Arcadia : vous venez de sortir chez Arqa un second tome sur la Société Angélique. Qu’apporte-t-il de nouveau par rapport au précédent ?

Patrick Berlier : le premier volume racontait l’histoire de la Société Angélique, en l’abordant au travers de l’un de ses membres les plus énigmatiques, le prieur chartreux Dom Polycarpe de la Rivière. Ce premier tome marquait déjà, il me faut bien le dire, un grand pas par rapport à tout ce qui avait été publié sur le sujet au préalable, puisqu’il exposait la genèse de cette société secrète et révélait pour la première fois l’identité de celui à qui elle doit son nom : Nicolas de Langes, un mécène lyonnais propriétaire du domaine de l’Angélique, sur la colline de Fourvière, où la société se réunissait. Mes prédécesseurs s’étaient surtout focalisés sur la Société Angélique parisienne du XIXe siècle, et concernant son origine lyonnaise ils se basaient sur un certain paragraphe sibyllin apparaissant dans l’œuvre de Claude-Sosthène Grasset d’Orcet (1). En fait, il faut lire tout Grasset d’Orcet pour comprendre que cet érudit avait fragmenté sa connaissance de la Société Angélique, en disséminant une petite dizaine de paragraphes comparables, mais pas identiques, dans l’ensemble de ses textes. Chacun d’eux apporte une bribe d’information. En m’intéressant à l’histoire de Lyon j’ai retrouvé les sources de Grasset d’Orcet (2), mais j’ai aussi compris que notre érudit avait décelé, plus finement que les historiens, la véritable nature de la Société Angélique.

Le tome II poursuit cette démarche. Pour la Société Angélique, il apporte du nouveau sur deux plans. D’une part il explore plus en détail l’histoire des groupes qui l’ont précédée, en exposant l’organisation, la hiérarchie et les grades des deux grandes sociétés secrètes de la Renaissance : les Gouliards et les Forestiers. Chacune se basait sur des corporations comme les Maçons (architectes), les Écribouilles (clercs), les Esclopins (sabotiers) et surtout les Gilpins (graveurs), d’où est issue la Société qui devait devenir l’Angélique. Une place toute particulière est réservée aux langages secrets de ces sociétés, le grimoire, la Langue des Oiseaux, dont les principes sont appliqués pour décrypter des ouvrages comme le célébrissime Songe de Poliphile, ou le poème adressé par le chanoine Loys Papon à la reine Marguerite de Valois. D’autre part, le tome II explore une piste non ouverte dans le premier volume, celle des grades et rituels observés par la Société Angélique. Enfin, il poursuit la balade dans le vieux Lyon, commencée dans le premier tome, par une flânerie ésotérique dans le quartier Saint-Jean, débouchant sur la découverte d’une autre maison ayant servi pour les réunions de la Société. Et en suivant le sculpteur lyonnais François-Frédéric Lemot, qui devait recréer près de Nantes le tombeau des Bergers d’Arcadie de Poussin, il aborde la ville natale de Jules Verne où une maison ancienne témoigne encore d’une probable « filiale » de la Société Angélique.

Le tome II, c’est aussi comme dans le premier volume une suite d’études littéraires, artistiques ou historiques, tentant de retrouver quelques fragments d’un savoir caché, autant d’énigmes derrière lesquelles la Société Angélique, ou ses membres, n’est jamais bien loin.

Arcadia : vous avez été le premier à publier une biographie de Dom Polycarpe de la Rivière. Avez-vous trouvé de nouvelles informations ?

Patrick Berlier : merci pour le compliment, mais je dois quand même préciser que plusieurs ouvrages antérieurs au mien comportaient déjà au moins une notice biographique sur Dom Polycarpe. Je veux citer en particulier l’historien lyonnais Antoine Vachez, auteur à la fin du XIXe siècle d’une histoire de la chartreuse de Sainte-Croix-en-Jarez. Mais, si je mets de côté cette modestie que l’on me reproche souvent, je dirai que ma biographie de Dom Polycarpe est à ce jour la plus complète et la plus détaillée.

La publication du premier volume de La Société Angélique n’a pas mis un terme à mes recherches. D’ailleurs le tome II comporte quelques nouvelles informations, des pistes à suivre… Je suis bien conscient aussi que ma biographie de Dom Polycarpe possède des lacunes, des zones d’ombre, et que notre prieur a encore bien des secrets à révéler, ne serait-ce que les sources de son exceptionnelle érudition. Suite aux accusations dont il fit l’objet au XIXe siècle, mettant en doute son honnêteté et le traitant de faussaire ou de piètre historien, il a fallu toute la fougue d’un Joseph Hyacinthe Albanès pour le disculper en assénant aux accusateurs la référence de l’une des sources de Dom Polycarpe, preuve matérielle de sa bonne foi. Elle figure dans l’ouvrage d’Albanès Gallia christiana novissima (3). Ceci pour illustrer l’actualité de mes recherches sur Dom Polycarpe de la Rivière !

Arcadia : de plus en plus de chercheurs, actuellement, sont d’accord pour dire que le mystère de Rennes-le-Château ne peut se comprendre que globalement, tant sur le plan de l’histoire que de la géographie, qui elle déborde très largement du Razès. Quel est votre sentiment ?

Patrick Berlier : je partage tout à fait leur avis ! Il y a un bon vieux test de psychologie, qui consiste à réunir 9 points disposés en carré de 3 au moyen d’une seule ligne brisée de 4 segments rectilignes, sans relever le stylo. On ne peut y parvenir que si l’on sort largement de la surface du carré. Ce test permet de savoir si l’on est capable d’élargir son champ de pensée. Je me suis toujours efforcé d’appliquer cette méthode.

Prenons l’exemple du « roi perdu » Dagobert II, qui revient de manière récurrente dans les ouvrages sur Rennes-le-Château. Tous leurs auteurs, dont Gérard de Sède, racontent sa belle aventure et sa rencontre avec saint Wilfrid, dont l’histoire figure dans tous les bons manuels. En allant chercher au-delà du carré bien délimité de l’hagiographie générale, on peut trouver des épisodes très localisés de l’histoire de saint Wilfrid, comme son séjour à Lyon auprès de saint Ennemond, en compagnie d’un « jeune homme de noble race » qui pourrait bien être Dagobert II. Dès lors on fait le lien avec un certain Valdebert de Lupé qu’Ennemond fit venir auprès de lui quelques jours avant sa mort, pour ce qui ressemble à une mission secrète qui ne serait autre que la mise à l’abri du roi perdu. Je raconte en détail cet épisode dans le tome I de mon livre La Société Angélique. Je précise qu’un prêtre pouvait, plus facilement qu’un laïc sans doute, retrouver cette histoire. Ainsi s’élabore un lien ténu entre Rennes-le-Château et la région du Pilat, où ce Valdebert possédait le fief de Lupé. La famille de Lupé fait partie des descendants probables des Mérovingiens, de même que les Roussillon, autre famille bien présente dans le Pilat, ce qu’Antoine Vachez exposait dans l’un de ses premiers écrits. La théorie dite « du Pilat » souffre hélas de la réputation attachée à la personnalité de celui qui l’a présentée en premier.

Il faut aussi s’intéresser, en suivant les petits cailloux semés par le conteur provençal Paul Arène entre les Corbières et la Haute-Provence, à la région de Sisteron et à la cité perdue de Théopolis, comme l’a fait Jules Verne, lequel descend en ligne directe d’une vieille famille du Pilat. Et n’oublions pas tout l’intérêt que les Félibres vouaient à leurs homologues occitans, amitié fraternelle illustrée par la fameuse coupo santo chantée par Mistral, lequel était allé chercher son épouse non point parmi les jolies filles d’Arles ou d’Avignon, mais au pied du Pilat.

(À suivre…)

La Lettre de Thot // Interview de Patrick Berlier // © Janvier 2006

Notes

1 : Autour de lui [Sébastien Gryphe] s’était groupée une pléiade de savants et de littérateurs qui s’intitulait la Société Angélique. Inutile de dire qu’il ne faut pas interpréter ce mot dans le sens séraphique qu’il a pris dans notre langage moderne. Aggelos signifie réellement un messager, un porteur de nouvelles ; la Société Angélique de Gryphe était juste aussi angélique que l’agence Havas. On la nommerait aujourd’hui une agence de correspondance. Extrait de Le premier livre de Rabelais, in la Nouvelle Revue, février 1886 ; cet article fait partie des textes rassemblés sous le titre Œuvres décryptées, tome I, par les éditions E-dite, 2002. Ce paragraphe est cité, plus ou moins intégralement, par Michel Lamy, Dominique Setzepfandt et Jean Markale.

2 : Le père Jésuite Claude Ménestrier, qui évoque l’existence dès le début du XVIe siècle d’une « Académie de l’Angélique », et le bibliographe Henri Baudrier, qui décrit l’atelier de l’imprimeur Gryphe comme étant une « société angélique pour les libres-penseurs ». Le premier amalgame la société de Nicolas de Langes et les groupes qui l’ont précédée (dont « l’Académie » de Fourvière), le second se laisse aller à un trait d’esprit. Tout cela a amené Grasset d’Orcet à considérer la Société Angélique comme une « académie littéraire » fondée par Sébastien Gryphe.

3 : Page 193 de cet ouvrage, dont la Bibliothèque Nationale fournit une version numérisée consultable sur le site Internet http://gallica.bnf.fr.

Le deuxième tome de La Société Angélique est paru aux éditions Arqa.

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