Une des grandes peurs de l’homme, face aux implants cérébraux, est de voir des criminels manipuler ainsi à distance d’innocentes victimes. Plusieurs scénarios de films d’épouvante ont exploité ce thème, comme chacun le sait. Il nous est même arrivé, dans cette revue, de recevoir des messages d’une personne se plaignant du fait qu’avec « toutes nos histoires de robots », nous étions certainement responsables de l’entrée dans son cerveau de l’implant robotique qui, elle le sentait bien, la poussait à faire ce qu’elle ne voulait pas faire.
Ce scénario de science fiction prend cependant de plus en plus de crédibilité, avec la possibilité d’insérer des micro-électrodes dans telle ou telle zone du système nerveux. Nous avions signalé précédemment les expériences en ce sens faites sur des singes. Il est possible de capter l’énergie électrique du cerveau du singe afin de la transformer en ordres donnés à un système robotique éventuellement distant. Ainsi l’animal parait piloter ce système par sa seule pensée A l’inverse, il est possible de lui faire accomplir des tâches en envoyant des impulsions électriques dans les parties convenables de son cortex moteur.
Le neuroscientifique de Stanford Bill Newsome a l’intention d’aller plus loin. Il veut étudier comment la conscience émerge du fonctionnement du cerveau humain. Pour cela, la façon la plus éthique de procéder, dit-il, consiste à implanter une électrode dans son propre cerveau et observer comment les courants qu’il reçoit modifient sa perception du monde. Il n’a pas encore sollicité l’autorisation de réaliser cette opération, mais il semble décidé à la demander et à l’obtenir. Il fait valoir qu’il ne sera pas le premier à expérimenter sur son propre système nerveux. Comme nos lecteurs le savent, Kevin Warwick, professeur à l’université de Reading (UK), a en 2002 implanté une puce dans les nerfs de son propre bras, puis dans le bras de sa femme, avec une liaison entre les deux [voir notre article]. Il s’agit, affirme-t-il du premier pas lui permettra de devenir un cyborg. De nombreuses autres implantations moins spectaculaires ont été réalisées afin de soigner les troubles de type épileptique.
Mais des chercheurs financés par le département de la Défense (DARPA), aux Etats-Unis, veulent aller plus loin. Ils ont réalisé un implant nerveux permettant de recevoir et envoyer à distance des signaux permettant de manipuler les mouvements d’un sujet et le cas échéant de décoder ce qu’il ressent. Que l’on se rassure, le sujet n’est pas un humain mais un requin. On sait que cet animal, comme tous les poissons et mammifères pélagiques, peut parcourir de très grandes distances en suivant ce que l’on suppose être des traces d’odeurs, des différences de température et de salinité et autres signes qui échappent totalement à l’homme. Il serait donc extrêmement instructif d’essayer d’entrer par l’intérieur dans ce système complexe d’interaction entre un organisme vivant et son environnement.
Les requins ne sont pas les seuls qu’il serait intéressant d’étudier sous cet angle. Les oiseaux, notamment les grands migrateurs, posent des problèmes analogues. Mais il est plus facile d’expérimenter sur des requins, relativement faciles à capturer, équiper et suivre à distance que sur des oiseaux. Signalons cependant que dans l’océan austral, des albatros ont été équipés de balises radio afin de mieux identifier leurs vols et leurs zones de reproduction, l’espèce étant très menacée aujourd’hui par les pêcheries non autorisées.
Les expérimentations sur l’animal, visant à téléguider leurs comportements, soulèvent en principe moins de problèmes éthiques que celles sur l’homme, mais dans les pays occidentaux, elles doivent cependant être approuvées par des commissions ad hoc. C’est ce qui s’est passé dans des circonstances analogues impliquant des thons, des rats ou des singes. Ceci étant, les expériences entreprises sur les requins par l’équipe de Jelle Atema, de l’Université de Boston, ne cachent pas leurs finalités militaires. Il s’agirait de transformer ces grands prédateurs en espions silencieux, capables de suivre des embarcations ennemies et éventuellement de les détruire. Dès la première guerre mondiale, des animaux, notamment des chiens ont été utilisés en auxiliaires des troupes, par exemple pour porter des explosifs dans les positions ennemies. Mais un tel usage n’est pas très apprécié en général, y compris des militaires, même si la guerre encourage des horreurs infiniment plus grandes.
L’implant neural expérimenté dans le cas évoqué ici consiste en une série d’électrodes enfouies dans le cerveau de l’animal et reliées à l’extérieur par une antenne. Un signal radio envoyé sur cette antenne peut alternativement stimuler les zones olfactives droites ou gauche du poisson, lesquelles sont celles sensibles aux odeurs captées par celui-ci au cours de sa nage. Il se dirige alors dans la direction de la source virtuelle.
D’autres expériences sont menées pour piloter à distance d’autres animaux. C’est ce que fait notamment le Pr. John Chapin du New York Health Science Center à Brooklyn avec des rats. Les implants stimulent la zone du cerveau qui est normalement sensible aux signaux reçus par les moustaches de ces rongeurs. Le rat se dirige du côté du signal reçu, obéissant à sa curiosité naturelle. Pour l’encourager dans l’acquisition de ce nouveau réflexe, l’implant stimule alors le centre du plaisir de la bête. Les chercheurs espèrent ainsi pouvoir utiliser des rats équipés pour explorer des environnements dangereux ou peu accessibles.
Mais ces dispositifs restent élémentaires, en ce sens qu’ils ne permettent pas de feed back, c’est-à-dire qu’ils ne permettent pas de capter et retourner aux chercheurs les informations correspondant aux entrées sensorielles des animaux. Dans l’expérience conduite avec les requins, on espère au contraire, grâce aux implants, détecter et interpréter les différents patterns d’activité neuronale traduisant les différents messages reçus : salinité et température de l’eau, substances chimiques en solution, etc. Pour accomplir ces tâches délicates d’évaluation, les électrodes ne suffiront pas. Il faudra aussi implanter in situ, c’est-à-dire dans le cerveau du requin, un microprocesseur convenablement programmé qui procédera à l’analyse des messages nerveux et à la transmission des résultats.
On pense que les requins disposent d’électro-récepteurs répartis sur la tête qui leur permettent de capter les faibles différences de champs bioélectriques, dus par exemple à la présence de proies. Il est possible qu’ils les utilisent aussi pour la navigation, en dehors de repères visuels. En traversant les lignes des champs magnétiques terrestres, le requin produit un voltage dans l’électro-récepteur, dont la force et l’orientation dépendent de l’angle du poisson par rapport au champ. Le requin peut ainsi suivre un cap constant. Mais pour vérifier tout ceci, il faudra pouvoir étudier les requins en eau libre. Or les signaux radio ne pénètrent pas dans l’eau, comme le savent les sous-mariniers. Il faudra donc faire appel à des messages sonars. La portée de ceux peut être très grande, 300 kilomètres à partir de la source. Le requin sera équipé d’un petit récepteur acoustique profilé qu’il remorquera et qui recueillera les ondes sonores émises par le bateau suiveur. Ces équipements seront fatigants pour un animal dont les capacités de résistance sont limitées et les chercheurs ont l’intention de ne pas épuiser leurs cobayes, afin de ne pas perdre leurs investissements. Ces diverses expériences seront conduites sur les côtes de Floride.
En dehors des applications militaires, la connaissance que l’on obtiendra des systèmes de pilotage et de communication des poissons devrait servir à des applications commerciales, par exemple mettre en place des barrières acoustiques autour des fermes d’élevage de poissons afin de maintenir ceux-ci en place sans avoir à déployer des filets qui blessent les animaux. Mais les sonars ne vont-ils pas dérégler des fonctions encore mal étudiées ? On le soupçonne déjà à propos des suicides de cétacés répertoriés sur les côtes américaines, qui pourraient résulter de perturbations produites par les émissions des sonars de la marine. Les défenseurs de la faune aquatique, déjà menacée de disparition en ce qui concerne 80% des espèces de grands poissons, ne pourront pas se réjouir de voir s’aggraver encore l’ instrumentalisation de la vie dans les océans résultant du développement de ces diverses études.
Mais faut-il y renoncer pour autant ? Sans doute pas.
Jean-Paul Baquiast © DR
Sur :
http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2006/72/requin.htm
LE GRAND REQUIN BLANC