La controverse autour de l’unification des compagnonnages en 1848 est à la fois un débat indissociable des valeurs attachées aux rituels et aux transformations du travail et un enjeu politique. Il apparaît, alors, que nombre de compagnons, à Paris, souhaitaient donner à leurs associations un caractère plus « moderne », plus proche des organisations fraternelles de la classe ouvrière. Ceci ne devait pas impliquer la disparition de l’énergie créative et du pouvoir de leurs rituels et de leurs traditions corporatives qui, souvent, remontaient au moins à la fin du seizième siècle. Les composantes et valeurs des compagnonnages relèvent de leurs milieux originels : l’église catholique, les confraternités et les pratiques artisanales des corps de métiers.

Toutefois, pendant la Révolution, les compagnons ne purent ni ne s’attachèrent à leurs habitudes et comportements traditionnels. Ils intégrèrent, dans leurs associations, certains modèles politiques d’organisations sociales révolutionnaires ou post-révolutionnaires. Tout en se référant toujours à leurs propres valeurs, ils choisirent de plus en plus, pour leurs associations, le nom de «sociétés» et adoptèrent des terminologies bureaucratiques. Celles-ci renforcèrent leur modalité de fonctionnement, d’organisation et de communication. Une transformation radicale vers leur unification n’eut pas lieu quoique, pendant les premiers mois de 1848, une telle possibilité ait existé.

Le 20 mars 1848, quelques huit à dix mille compagnons, relevant d’une vingtaine de sociétés, se rassemblèrent place de la République dans le but de réaliser une réconciliation historique entre les trois principales organisations compagnonniques. Leurs habits et chapeaux étaient richement ornés de rubans et d’écharpes colorés, autant de symboles de leurs nombreux métiers et sociétés. Dépassant ces particularités, les compagnons formèrent une longue colonne, bras joints, et s’avancèrent vers l’Hôtel de Ville. La presse était enthousiaste. La Gazette des tribunaux, un journal très critique vis-à-vis des rivalités et des querelles entre compagnonnages, considéra cette réconciliation comme : « un des grands actes de l’histoire du compagnonnage (…) l’ordre le plus parfait n’a pas cessé une seconde d’être observé par cette belle légion de travailleurs. Ces milliers de “frères” réconciliés par un saint et solennel serment ont voulu rendre tout Paris témoin de ce grand acte (1) ».

Qui étaient ces compagnons, ces «frères» organisés dans ce qu’ils appelaient des « petites républiques » engagées dans la défense de la nouvelle République nationale, qu’ils nommaient « la Mère commune (2) » ? Cette harmonie était un phénomène récent : moins de dix ans plus tôt, l’opinion publique considérait toujours les compagnons comme relevant d’un espace spécifique dans la société française, exotique et fascinant mais également dangereux.

Devenir un compagnon

Mais qu’en est-il des origines et des particularités initiatiques du compagnonnage ? Elles dépendent d’au moins trois champs spécifiques : de l’importance des textes et des pratiques (orales ou écrites) pour l’individu ; de l’importance de la communauté du compagnonnage, de ses liens et de ses oppositions et, finalement, de la nature historiquement construite et changeante de ses pratiques et textes présentés comme immuables.

S’agissant de l’individu, l’expérience transformatrice de l’initiation est étroitement liée aux phases séquentielles des processus rituels. On ne peut la traiter à part, compte tenu de son rattachement aux origines narratives du compagnonnage et de son insertion dans le processus rituel. L’initiation n’a pas seulement pour but de transformer l’individu. Elle crée des liens entre les nouveaux venus, entre ces derniers et tous les autres membres et ce contre les sectes rivales et contre les travailleurs qui ne sont pas compagnons.

L’initiation, dans la plupart des sociétés compagnonniques, commence par la phase de séparation. Celle-ci extrait les novices de leurs habitudes sociales. La transition les prépare à leur future vie de compagnon. L’intégration les transporte dans une nouvelle société et leur enseigne pleinement les valeurs de celle-ci.

Durant la phase liminale les traits du rituel sont ambigus. Ils ne relèvent pas ou peu de traits appartenant à un état antérieur ou futur. Ils ne peuvent être associés avec les rôles ou positions habituelles de la société d’où ils proviennent ou vers lesquels ils tendent. Dans le processus rituel, les novices perdent les liens normaux qui les unissaient à leur famille et parenté. Le rituel implique qu’ils oublient famille, pays, religion, en fait leur passé culturel et social. De plus, en tant que personne liminale, le novice ne possède plus rien. Les compagnons aspirants sont délestés en partie ou totalement de leurs biens ; leurs poches sont vidés, une partie de leurs vêtements est mise de côté. Ils ne doivent porter ni insigne ni titre pouvant être significatif. Les procédures humiliantes de l’initiation laissent les novices passifs, humbles et prêts à accepter les sanctions.

De telles épreuves visent à effacer le statut antérieur du novice. L’effet cumulatif de ce stade a pour but de rabaisser la position des novices dans l’échelle sociale, leur retirant leurs anciens attributs sans leur en donner de nouveaux. Il faut préciser que ce statut infériorisant est passager, « un rabaissement pour aller plus haut (3) ».

Réintégré dans une nouvelle société avec de nouveaux droits et obligations, il est attendu du compagnon qu’il s’implique. Ceci induit l’apprentissage des normes et des valeurs du compagnonnage telles qu’elles étaient définies dans les récits originels. Théoriquement, le nouveau compagnon est reconnu comme un égal dans cette puissante fraternité masculine. Toutefois, on le prévient contre tout abus qu’il pourrait faire de ses nouveaux privilèges et connaissances. Il peut s’élever hiérarchiquement mais il doit apporter aide et « amour » à ses frères. Néanmoins, et certainement au début du dix-neuvième siècle, cette fraternité a pris une tournure plus hiérarchique que précédemment. Ceci est déjà visible, comme en témoigne un des comptes rendus les plus complets d’une initiation au dix-huitième siècle : celle des compagnons tourneurs du Devoir. Les tourneurs accordent beaucoup plus d’importance aux aspects de rang, de hiérarchie et de symbolique catholique que ne le font d’autres associations compagnonniques du XVIIe ou XVIIIe siècles. Toutefois quoiqu’ils demandent à ce que leurs membres soient catholiques et récitent des prières, les compagnons tourneurs ne ressentent pas le besoin, par exemple, de remplacer, dans leur interprétation du catholicisme et de ses pratiques, la Trinité par Maître Jacques (« père fondateur » des compagnons du Devoir). De fait les compagnons s’approprient et transforment les pratiques et termes catholiques à leur propres fins.

L’initiation des tourneurs peut permettre d’illustrer le second et peut-être le plus fondamental but du processus rituel : la création d’une communauté de compagnons ayant pour fin de servir le mieux possible cette nouvelle société. Les récits de leurs origines et de leurs valeurs renforcent la structure de la communauté. L’analyse de ce rituel permet également d’étudier un troisième aspect : la nature historiquement construite et diverse de l’initiation des compagnons. Ce récit, tel qu’il est reproduit par Emile Coornaert, on le trouve dans les articles 41 et 42 du Livre de règles des jolis compagnons tourneurs (4). (1731).

Lors de la fête de leur patron, saint Michel, tous les compagnons se réunissent pour la réception (aucun lieu ni époque ne sont indiqués). Les compagnons se tiennent suivant leur « tour (de rôle) et rang ». Toute personne ayant eu connaissance de quelques éléments pouvant aller à l’encontre de l’aspirant doit en rendre compte. Les candidats doivent être catholiques et en bonne santé. Le rôleur fait entrer le premier aspirant. Celui-ci se tient à la porte et doit demander, par trois fois, son entrée. A sa seconde demande, on lui met un bandeau sur les yeux et il reste ainsi durant la suite de la cérémonie, jusqu’à ce qu’il fasse son serment. L’aspirant a déjà retiré son chapeau et donné ses objets personnels, dont armes à feu et couteaux ! Chaque candidat est longuement interrogé sous la forme de questions et réponses chantés d’abord par le rôleur puis par le premier compagnon.

Le candidat a été prévenu que la cérémonie lui coûterait 25 francs (sic) et qu’il serait exposé à de « grandes épreuves » et de « grands dangers (5)». L’aspirant, agenouillé, fait le signe de la croix, récite le « Notre Père » et le « Je vous salue Marie », et se signe de nouveau. Après ces prières, l’aspirant doit parcourir sur les genoux la salle d’initiation, guidé par le rôleur et le « cottery » (ou coterie, terme proche de trésorier). Les épreuves sont ensuite effectuées « dans la manière accoutumée » mais le texte ne donne pas plus de détail. Puis le rôleur et le coterie retirent l’habit de l’aspirant, le disposent sur une table et allongent l’aspirant sur celle-ci. Tout ceci doit s’accomplir avec le plus grand sérieux. Les compagnons qui assistent doivent garder le silence sous peine d’amende, ce qui peut signifier que quelques relâchements puissent parfois avoir lieu. Le Premier nomme tous les compagnons présents et l’aspirant choisit un parrain. Vient alors le baptême : le Premier lève la main gauche au-dessus du visage de l’aspirant tout en prononçant les phrases suivantes : « Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les Compagnons, Enfant ! Je te baptise au nom de Maître Jacques ! au nom des Compagnons ! » Ayant reçu son nom, l’aspirant boit de l’eau et du sel que lui donne son parrain.

Lorsque, pour tous les aspirants, cette phase est terminée, on les conduit dans une autre pièce où chaque nouvel initié jure « serment de fidélité au Devoir ». La main sur un verre contenant de l’eau et du pain, ils promettent de ne jamais révéler « le Devoir ni à Père, ni à mère, ni à frères, ni à soeurs, ni parents, ni amis ou confesseurs, ni à qui que ce soit dans le monde sous peine de péché mortel ou damnation de mon âme !… » Les nouveaux compagnons répètent deux fois le serment avant de boire le vin, manger le pain et payer leur dû, puis tous les compagnons s’embrassent et se tutoient. Les plus anciens ont intronisé les nouveaux mais sans leur donner d’indication en ce qui concerne le statut de « compagnon fini », ce qui aura lieu dans une autre « Ville de Devoir ». Puis des cérémonies élaborées ont lieu, en liaison avec la fête de Saint Michel (6).

Les pratiques des compagnons impliquent, généralement, pragmatisme et mystère et plus particulièrement pour ce qui touche aux serments et secrets. En cas de procédures judiciaires, les compagnons abjurent souvent tout comme ils peuvent refuser de répondre aux interrogatoires policiers et refuser de donner leurs vrais noms. Ils préféreront souvent « battre aux champs » ou s’enrôler dans l’armée plutôt que de se rendre aux autorités (7). Ces éléments de mystère et de secret devinrent un des éléments de l’identité du compagnonnage. Ils suscitèrent des oppositions entre groupes rivaux, entre compagnons et maîtres et entre compagnons, églises et autorités officielles. Cette situation n’était cependant pas immuable. Des maîtres ont pu être compagnons, des religieux ont pu protéger certains d’entre eux, des compagnons quitter leur confrérie. Un usage même limité du secret n’en renforçait pas moins la solidarité endogène. Le caractère mystérieux qui entourait l’initiation allait de pair avec la perception d’un nouveau statut social partagé seulement avec des « frères » choisis.

Un sens plus large, politique, de la fraternité s’était développé pendant et après la Révolution, et les compagnons ne pouvaient pas y être insensibles. Par ailleurs, leur passage éventuel dans l’armée, à cette époque, ainsi que la compétition croissante, après 1815, venant d’autres associations de travailleurs telles que les sociétés d’aide mutuelle, conduisirent les compagnons à être moins obnubilés par leurs propres valeurs. Le rôle d’Agricol Perdiguier a été fondamental dans cette évolution. Ce compagnon du Devoir de liberté devenu critique et écrivain révéla certains secrets du compagnonnage. Son Livre du compagnonnage attira l’attention du public sur divers sectes et devoirs. Fortement influencé par les thèses sociales-démocrates et chrétiennes, Perdiguier s’attacha sans relâche à lutter contre les divisions du compagnonnage et ceci dans le but de susciter une association unifiée et puissante des travailleurs (8).

Cynthia M. Truant © Socio-Anthropologie No 4 (extrait).

Sur le site internet :
http://revel.unice.fr/anthropo/document.html?id=131

(1) « Chronique de Paris, 21 mars », Gazette des tribunaux, p. 513, sur les événements du 20 mars 1848.

(2) J. Briquet, Agricol Perdiguier, Compagnon du Tour de France et représentant du peuple (1805-1875), Paris, 1955, p. 226, Archives nationales, BB30299 (pièce n°1948), 20 mars 1848, version imprimée du discours au Gouvernement provisoire, « Les compagnons réunis ». Les métaphores familiales et fraternelles étaient fréquentes en 1848 mais leur rôle et signification pouvaient varier. A ce sujet cf. J. Scott, Gender and the Politics of History, New York, 1988, pp. 93-112.

(3) V. Turner, The Ritual Process : Structure and Anti-Structure, Chicago, 1969, pp. 95, 103.

(4) E. Coornaert, Les Compagnonnages en France du Moyen Age à nos jours, Paris, 1966, pp. 375-77, « Livre de règles des jolis compagnons tourneurs », 1731, Archives de l’Association ouvrière (archives privées). Je n’ai pu consulter l’original et ai quelques doutes à son sujet tout en considérant ce texte comme valable. Il est beaucoup plus long (55 articles) que tout autre statuts et règlements de compagnonnages du XVIIIe siècle disponible dans les archives publiques. Il est également rare de trouver deux articles détaillés sur l’initiation. Je pense qu’il est probable que quelques articles aient été ajouté ou repris après 1731.

(5) On peut remarquer l’usage anachronique du terme «francs». Quoique le «franc» n’était pas entièrement inconnu avant d’être adopté durant la Révolution, son usage était peu fréquent avant 1789. Les documents compagnonniques du XVIIIe siècle utilisent habituellement «livres, sols, et deniers». Comme il est suggéré en note 4, ce texte a été revu ou partiellement complété.

(6) Coornaert, Les Compagnonnages, pp 376, 377. On notera que les tourneurs menaçaient de pêché mortel ou de damnation les initiés qui trahiraient le Devoir, même devant un prêtre. Les premiers compagnonnages s’appropriaient souvent des pouvoirs religieux. D’autres, en cas d’infidélité, avaient recours à des sanctions plus séculières (expulsion, frappe ou mort).

(7) C. M. Truant, «Independent and Insolent : Journeymen and their “Rites” in the Old Regime Work Place» in Work in France : Representations, Meaning, Organization, and Practice, S.L. Kaplan, C.J. Koepp (dirs), Ithaca, 1986, pp. 131-75, pp. 170-71.

(8) Reprenant Louis Blanc et autres, Perdiguier soutenait également l’idée de coopératives ouvrières.