II – La Société Angélique expliquée par les textes.
L’existence de la Société Angélique, et des groupes qui l’ont devancée, nous a été délivrée par un certain nombre de textes, formant autant de sources qu’il a fallu croiser, comparer et vérifier. Avant d’entrer véritablement dans le récit des évènements de la Renaissance lyonnaise qui ont abouti à sa fondation, commençons par éclairer notre sujet à la lumière de ces textes, qui expliqueront de quelle manière s’est structurée notre progression intellectuelle dans la connaissance de cette société secrète d’imprimeurs et d’humanistes.
Exposée sans doute de manière cryptée dans les oeuvres de ses contemporains, la Société Angélique n’a été révélée clairement, à un public de connaisseurs, qu’au XIXe siècle, en particulier par les multiples articles d’un érudit nommé Claude-Sosthène Grasset d’Orcet.
Nous commencerons donc par là. Répartis dans l’ensemble de son œuvre féconde (composée d’articles parus dans la Revue Britannique ou dans la Nouvelle Revue), une dizaine d’entrefilets dissèquent son existence, ses origines et ses buts. Dans le premier, consacré au Songe de Poliphile et publié en 1881, il évoque ces multiples cénacles de savants et d’artistes que connut la Renaissance :
« …tel que celui que le grand imprimeur lyonnais Gryphe avait fondé sous le nom de Société Angélique, ce qui indique une société placée sous le patronage ultra-maçonnique de saint Gilles, dont les adeptes avaient pris pour cimier une tête d’ange (chef angel). »
Puis trois ans plus tard, dans son article Les Ménestrels de Morvan et de Murcie, il précise :
« En dehors des franchises ou bourgeoisies, il existait bien quelques sociétés particulières, organisées maçonniquement, comme la société angélique dont Rabelais faisait partie. Mais c’étaient des cercles littéraires, sans existence légale, qui n’avaient de communication avec les franchises nationales que parce qu’elles étaient composées de maîtres appartenant à diverses corporations. »
Ces deux citations figurent parmi les premières mentions de la Société Angélique dans l’œuvre de Grasset d’Orcet. On sent qu’il connaît à fond le sujet, mais il n’en dit pas trop. Tout au plus nous précise-t-il qu’il s’agit d’un « cercle littéraire. » Il emploiera même dans un autre article, et ce détail est particulièrement important, l’expression « académie littéraire. » Il signale cependant que la société était « placée sous le patronage de saint Gilles. » Il faut comprendre, et il le précisera ultérieurement, que par cette expression on désignait les maîtres des corporations de graveurs, que l’essor de l’imprimerie avait rendus très puissants, et que l’on nommait les Gilpins, Saint-Gilpins, Saint-Gilles ou Saingiles.
En 1886, revenant précisément sur le thème de l’imprimerie à Lyon dans un article consacré au Premier livre de Rabelais, Grasset d’Orcet nous livre l’information la plus aboutie sur la Société Angélique :
« L’ancienne cité impériale [Lyon] était, vers le milieu du XVIe siècle […] un centre local de vie intellectuelle qui rivalisait avec la capitale. Le grand imprimeur allemand Gryphe venait de s’y établir. […] Autour de lui s’était groupée une pléiade de savants et de littérateurs qui s’intitulait la Société angélique. Inutile de dire qu’il ne faut pas interpréter ce mot dans le sens séraphique qu’il a pris dans notre langage moderne. Aggelos signifie réellement un messager, un porteur de nouvelles ; la Société angélique de Gryphe était juste aussi angélique que l’agence Havas. On la nommerait aujourd’hui une agence de correspondance. Seulement, dans un temps où Pantagruel prenait si aisément les gens de lettres à la gorge, il fallait rédiger les correspondances dans un style tout particulier, qui se nommait alors le lanternois, le patelinage ou le grimoire. »
On apprend ainsi deux informations capitales : le rôle d’un imprimeur nommé Gryphe dans la fondation de la Société Angélique, et le fait que cette société organisait la correspondance (de ses adeptes, cela va sans dire) selon un mode codifié connu sous le nom de « lanternois, patelinage ou grimoire », utilisant le principe des consonnes fixes et des voyelles permutantes. À ce sujet, Grasset d’Orcet signalera, à titre d’exemple, dans un autre entrefilet, et de manière plus explicite que dans le premier, que la Société se disait Angélique :
« …parce qu’un chef d’ange (che angel) est l’hiérogramme le plus fréquent des saingiles ou saint-gilpins. »
Pour comprendre, il faut décoder l’expression de moyen français chef angel (prononcer che angel) en la dépouillant de ses voyelles et des consonnes muettes pour ne garder que la structure des consonnes sonores. De « chef angel » on ne garde donc que les lettres CH N G L, qui deviennent, après réintroduction de nouvelles voyelles et glissement du CH au S, « Saingile. » D’où l’affirmation que la tête d’ange est l’hiérogramme (on dit aussi hiéroglyphe) des Saingiles ou Saint-Gilpins, ces graveurs réunis en corporations puissantes. C’est le principe même du grimoire, qui peut aussi utiliser une image, un blason, un rébus, un détail d’architecture, pour masquer un message secret.
D’ailleurs la tête d’ange ou CHef aNGeL se décline également en C’est aNGLé, pour signifier aux initiés qu’elle obéit aux règles du « langage anglé » qui est l’autre nom du grimoire. Cette gymnastique intellectuelle particulièrement ardue, dont Grasset d’Orcet livre les clés dans ses écrits, est une variante de cette cryptographie que l’on nomme la Langue des Oiseaux, utilisant plutôt, quant à elle, les assonances, les calembours, les jeux de mots phonétiques.
Mais revenons sur l’autre information essentielle donnée par Grasset d’Orcet, reprenant celle donnée déjà en 1881 : le nom de l’homme à l’origine, selon lui, de la Société Angélique, l’imprimeur Gryphe. Il s’agit de Sébastien Gryphius, qui recevra à titre posthume le surnom de Gryphe, imprimeur d’origine allemande, établi à Lyon en 1523. Son vrai nom, Greif, signifie dans sa langue natale « griffon », mais, nous dit Grasset d’Orcet :
« …par un curieux hasard, il s’apparente au grec griphos, énigme. »
Quelles sont les sources de Grasset d’Orcet ? Il cite ses références à plusieurs reprises : les écrits du père Jésuite lyonnais Claude Ménestrier, l’historien Du Cange, l’ouvrage en langue anglaise de Walter Besant sur Rabelais, entre autres…
Patrick Berlier pour Les Chroniques de Mars, numéro 8, avril 2012. Extrait du livre de Patrick BERLIER « La Société Angélique ».
Voir aussi //
Entretien avec Patrick BERLIER // La Société Angélique # 1
Patrick BERLIER – La Société Angélique – Documents inédits #2
Patrick BERLIER – La Société Angélique – Documents inédits #3
Illustrations // Photos Patrick Berlier ©