Avant de tenter de décrypter ces quelques informations, il n’est pas inutile d’examiner ce qu’écrit Geyraud en 1953 dans L’occultisme à Paris. Reprenant les mêmes données, l’auteur nous propose cette fois un classement par thème. La partie qui traite de notre affaire se situe au chapitre « Alchimie » où il brosse un tableau des alchimistes contemporains. Eugène Canseliet, que notre auteur connaît bien y occupe une place de choix mais il y développe, après une enquête conjuguée à une analyse minutieuse la thèse selon laquelle l’affaire Fulcanelli aurait pour deus ex machina Julien Champagne en personne. Il affirme également que le même Julien Champagne aurait occupé une place éminente au sein du Grand Lunaire que, cette fois, il ne mentionne pas explicitement bien que l’allusion soit dépourvue de toute ambiguïté :
« Il (Julien Champagne) contribua à constituer dans les parages de l’église Saint Merri une société luciférienne très fermée, dont il dessina lui-même, pour l’occultum où se tenaient les séances rituéliques, le Baphomet, démon mâle et femelle à tête et pieds de bouc ; à ce simulacre templier (…), il ajouta, sous la main droite, un postérieur mitré et, brandi par la main gauche, un emblème impossible à décrire. » et Geyraud d’ajouter que, plus tard, on modifia ce « symbole satanique » (sic) pour lui retirer son caractère d’irréligion et de grossière sexualité.
Champagne meurt quelque temps plus tard, en 1932, des conséquences d’une artérite obturante. Ce mal invalidant qui devait rapidement le rendre grabataire et lui causer d’affreuses souffrances, dégénéra en gangrène dans le pied, puis la jambe…
Accentuant le côté sulfureux de l’affaire, Geyraud y ajoute une note dramatique : « Champagne devait mourir d’une mort affreuse et lente, rue Rochechouart, pour avoir trahi la secte. Après une lutte inégale et atroce, son corps supplicié, dont la blessure horrible fit croire à quelque lésion lépreuse, fut inhumé au cimetière de Villiers le Bel, où M. Canseliet entretient avec piété son humble sépulture. »
Enfin, Pierre Geyraud, qui se base sur le témoignage de la concierge de l’immeuble de la rue Rochechouart au dernier étage duquel habitaient Julien Champagne et Eugène Canseliet, mentionne « les familiers de M. Champagne ». Outre Eugène Canseliet, il n’y avait que M.D. (un libraire très curieux de sciences alchimiques) et un jeune homme (M.S. qui devait jouer un rôle important dans la société luciférienne). Tout cela bien évidemment pour conclure : « Pas de doute, donc, sur l’identité de Fulcanelli. »
Une première remarque vient à l’esprit ; cette démonstration semble préfigurer l’étude que fera paraître Robert Ambelain dix ans plus tard dans Les cahiers de la Tour Saint Jacques ceci alors que, paradoxalement, Eugène Canseliet restera constamment en rapports assez étroits avec Pierre Geyraud.
Par ailleurs, on aura noté que l’auteur use d’une formule qui prête à l’ambigüité lorsqu’il s’agit de traiter de la position exacte de Julien Champagne au sein de la « société luciférienne très fermée » qui n’est autre que, on l’aura compris, le T.H.L. dont il est question en 1938. Que veut-on nous faire supposer ? Comment faut-il entendre la contribution de Julien Champagne à la création de la société en question ? En est-il l’un des fondateurs ou l’un des dirigeants ? Dans ce cas, il y a contradiction avec les affirmations d’Eugène Canseliet selon qui c’est Alexandre Rouhier, Jules Boucher et Gaston Sauvage qui auraient « entrainé » l’artiste peintre dans « une assez fâcheuse collaboration… ». Par contre, Gaston Sauvage serait bien ce jeune homme, ce « M.S. qui devait jouer un rôle important dans la société luciférienne ». Quand à M.D., ce libraire très curieux de sciences alchimiques, beaucoup y ont reconnu l’érudit Pierre Dujols qui dirigeait la Librairie du Merveilleux à Paris.
Pour être précis, s’il est exact que Julien Champagne a bien connu Pierre Dujols et son épouse et qu’il a certainement bénéficié des travaux de bibliographie et de documentation du célèbre libraire, on comprend mal comment ce dernier, immobilisé depuis 1912 par une maladie des membres inférieurs, aurait été vu par la concierge en 1922, escaladant les six étages de la rue Rochechouart !
Tout ceci ne peut que laisser sceptique un esprit raisonnablement critique…
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Gino SANDRI – Extrait du Grand LUNAIRE pour les Chroniques de Mars numéro 12 ©, Septembre 2013.
MARS EYE 2013
En 2013, Marseille est Capitale Européenne de la Culture, les éditions ARQA qui fêtent cette année leurs dix ans d’activités se devaient dans la continuité du travail déjà accompli de proposer à leurs lecteurs plusieurs ouvrages de qualité, avec des auteurs reconnus et surtout avec la présentation de nombreuses recherches et documents d’archives inédits. Avec les livres de Georges COURTS, Gino SANDRI et la Trilogie de Gil ALONSO-MIER sur les guérisseurs spirituels de la fin du XIXe siècle, Vignes, Schlatter, et Philippe de Lyon, voilà chose faite.
En souhaitant donc à tous nos lecteurs de très bonnes lectures !