Google books vient de numériser les principaux livres publiés par Dom Polycarpe de la Rivière, énigmatique prieur chartreux auquel Patrick BERLIER, le très érudit chercheur stéphanois s’est déjà longuement intéressé à travers différentes publications sur la SOCIÉTÉ ANGÉLIQUE (Tome 1 et 2 chez Arqa) – voir aussi son dernier livre sur la Société Angélique entièrement documenté de manuscrits inédits puisés au cours de deux décennies de recherches assidues.
Grâce à Google, c’est maintenant l’occasion de découvrir ces livres autrement qu’en se rendant dans une bibliothèque, d’autant que le site permet de les télécharger au format PDF et donc de les étudier à loisir sans bouger de chez soi.
Les CHRONIQUES de MARS – Numéro 13.
RECRÉATIONS SPIRITUELLES SUR L’AMOUR DIVIN ET LE BIEN DES AMYS
Tel est le titre du premier de ces livres, publié en 1617 par les soins de Balthazar de Villars, alors que Dom Polycarpe est le procureur de la chartreuse de Lyon. Balthazar de Villars est un magistrat, un notable lyonnais bienfaiteur de la chartreuse. C’est aussi le gendre de Nicolas de Lange, le fondateur de la Société Angélique, décédé en 1606, et dont il poursuit l’œuvre. Pour aller plus vite et couper court aux inévitables autorisations des autorités ecclésiastiques, Balthazar a publié ce livre sans le nom de l’auteur. Aussi pendant longtemps l’ouvrage lui sera-t-il attribué. L’auteur véritable apparaît pourtant sous la forme d’une anagramme, ainsi que le signale en introduction frère Anne de Naberat, prieur de Saint-Jean d’Aix (Ordre des chevaliers de Malte) :
« Sur l’anagramme de l’autheur
I’ay de propre le ciel d’amour
Que les ambitions humaines
Sont diverses et incertaines,
L’un plus, l’un moins, chacun son tour
Fol est, qui son espoir y fonde.
C’est pourquoy, délaissant le monde,
I’ay de propre le ciel d’amour. »
(Orthographe de l’époque)
Cette anagramme apparaît véritablement page 165 du texte, où l’auteur l’intercale sous deux versions différentes : I’AY DE PROPRE LE CIEL D’AMOUR et I’AY D’AMOUR LE CIEL PROPRE. Une note en marge précise : Authoris amantis amabile anagramma (ce que l’on peut traduire par « charmante anagramme de l’auteur »). En effet, chacune de ces deux formules constitue l’anagramme parfaite du nom « Dom Polycarpe de la Rivière », ainsi que chacun pourra s’amuser à le vérifier. Le procédé est courant à l’époque, Balthazar de Villars utilisera pour sa part la formule latine ars arte illusa labat qui constitue une anagramme de son nom, plus phonétique que véritable.
Balthazar dédie l’ouvrage à Marie de Lévy de Ventadour, abbesse du royal monastère de St-Pierre à Lyon. Il feint d’en avoir découvert le manuscrit dans sa bibliothèque :
« Il y a quelque temps que je rencontrai en ma bibliothèque l’orthographe d’un discours d’Amour, mais du vrai Amour, qu’un bel esprit de ce siècle avait dressé à son usage particulier, pour entretenir ce saint brasier qui échauffe son âme, qui n’est animée que de Dieu & pour Dieu, auquel il a saintement dévoué tous les soupirs et respirs de sa vie. »
Il vante à l’abbesse « le muet langage de celui qui par sa modestie a voulu celler son nom pour découvrir son cœur » (celler = cacher, en moyen français) tout en lui précisant que l’auteur ne lui est pas inconnu. On sait en effet, grâce à la correspondance que Dom Polycarpe entretiendra avec l’érudit provençal Claude-Nicolas Fabri de Peiresc, qu’il a entrepris dans le monastère Saint-Pierre de relever les inscriptions anciennes présentes sur les tombes des moniales décédées.
Le texte lui-même du livre, plus de 400 pages, raconte les aventures, les états d’âmes plutôt, de deux amis, Dimante et Hoplée, qui se rencontrent au bord d’un fleuve non loin du château de la Roche. Un détail est à noter concernant le titre : alors que tous les commentateurs transcrivent son dernier mot par « âmes », force est de constater que ce mot est en réalité « amys », ce que confirme la reprise du titre au début du texte proprement dit, soit la forme ancienne du mot ami Il s’agit donc du bien des amis et non du bien des âmes.
L’ADIEU DU MONDE,
OU LE MESPRIS DE SES VAINES GRANDEURS & PLAISIRS PÉRISSABLES
Ouvrage dont la première édition remonte à 1618, véritable best-seller de 800 pages qui connaîtra quatre éditions successives. L’exemplaire numérisé par Google est précisément celui de la quatrième édition, « revue et augmentée », publiée en 1631. Il ne s’orne plus du frontispice gravé des premières éditions mais seulement de l’emblème de l’éditeur Antoine Pillehotte, l’image de la sainte Trinité, le Père Eternel soutenant Jésus en croix. Cette fois le nom de l’auteur apparaît clairement, Dom Polycarpe étant qualifié de « Velaunois, Religieux de la grande Chartreuse, & prieur de saincte Croix. » Velaunois semble être la manière un peu désuète de l’époque de désigner un natif du Velay ; on emploie plus volontiers aujourd’hui le terme « vellave. »
Dans son avertissement, Dom Polycarpe précise : « Il y a neuf ans maintenant, qu’après un monde de semblables agitations, Dieu me donna la volonté & quant & quant le moyen de sortir du service d’une grande princesse, pour me donner au sien… » La grande princesse est évidemment Marguerite de Valois, l’épouse d’Henri IV, isolée dans la forteresse d’Usson en Auvergne, où elle tenait une cour très prisée. Le jeune Polycarpe était entré à son service, d’abord en tant que page et enfant de chœur, puis comme secrétaire.
Il donne ensuite quelques indications sur ses origines : « Je trompette partout mon village (auquel toutefois je n’ai jamais été bûcheron ni berger), & ma naissance en un pays des plus froids & montueux qui soient ; mais qui fait partie d’une belle & puissante province, & va donnant gracieusement à la France la plus claire & agréable rivière, qui coule sur son sein. » On comprend qu’il parle du Velay, appartenant alors au Languedoc, régions qu’il nommait clairement dans les premières éditions de son livre en se disant « né dans le Velay, petite province du Languedoc et l’un de ses vingt-trois diocèses. » Quant à la rivière dont il parle, il s’agit bien évidemment de la Loire. Et s’il n’a jamais été bûcheron ni berger, c’est bien que sa famille appartenait à l’aristocratie du lieu, le village en question étant probablement Tence, aujourd’hui dans le département de la Haute-Loire.
« Je me contente qu’on me connaisse RELIGIEUX, ET RELIGIEUX SOLITAIRE », dit encore Dom Polycarpe, qui évoque ensuite son Eloquent amoureux, ou pensées sur le Cantique de Salomon, ouvrage précédemment publié et qui semble introuvable aujourd’hui.
L’avertissement se termine une nouvelle fois par la formule I’AY DE PROPRE LE CIEL D’AMOUR constituant l’anagramme du nom de son auteur.
LE MISTERE SACRE DE NOSTRE RÉDEMPTION
Contenant en trois parties la mort et Passion de IESUS Christ
Ouvrage en trois volumes, publié en 1621 alors que Dom Polycarpe est prieur de la chartreuse de Sainte-Croix-en-Jarez ; on sait que l’ouvrage a d’ailleurs entièrement été écrit en cette chartreuse du Pilat. C’est le second volume qui est numérisé. On y remarque en frontispice les blasons de la chartreuse de Sainte-Croix (croix dentelée entourée de fleurs de lys et d’étoiles) et de Dom Polycarpe (lion sur fond d’hermines, chargé d’une bande avec trois coquilles Saint-Jacques). À ce propos il faut signaler que si dans les premières éditions de L’Adieu du monde le blason de Dom Polycarpe montrait un lion tourné à droite, il est cette fois-ci tourné à gauche, ce qui est la manière correcte de représenter un animal en héraldique. Doit-on conclure à une erreur du graveur Charles Audran, ou à un message subtil de Dom Polycarpe ?
Ce Mystère sacré de notre rédemption est un énorme pavé : le second volume représente 1200 pages, on peut supposer qu’il en est de même pour les deux autres. Ils racontent toute l’histoire de la passion du Christ, avec des avis et jugements propres à Dom Polycarpe, et sont enrichis de nombreuses citations de saints, ou Pères de l’Eglise, ou théologiens comme Denys le Chartreux. C’est de toute évidence une œuvre colossale, réclamant en amont une documentation sans faille.
ANGELIQUE, DES EXCELLENCES ET PERFECTIONS
IMMORTELLES DE L’AME
C’est l’ouvrage considéré comme le plus abouti de Dom Polycarpe, en terme de maîtrise littéraire. Pavé de 900 pages publié en 1626, il cède à un genre alors très à la mode, le miroir, dans lequel l’auteur dialogue avec lui-même. En l’occurrence, Dom Polycarpe dialogue avec son âme, à qui il a donné le joli nom d’Angélique. Divers éléments du frontispice rappellent que l’ouvrage obéit à cette mode : le personnage féminin au firmament, assis sur un quartier de lune, tient en main un miroir ; et les caissons sur lesquels se tiennent les anges encadrant la scène sont ornés, pour l’un d’un tournesol qui se tourne vers l’astre du jour, pour l’autre d’une assiette emplie d’eau dans laquelle se reflète le soleil.
C’est par le sous-titre « L’autheur à son Angélique immortelle » que commence le texte. Cet avant-discours se termine par ce petit poème de l’auteur :
« Envie qui voudra, des rois
Les principautés et empires,
Et d’asservir tout à ses lois ;
Je crois que mes vœux ne sont pires,
Qui pour toute prospérité,
Ne demande qu’un vœu unique,
Sinon qu’avec mon angélique
Je vivre dans l’éternité. »
L’ouvrage, suite de pensées et de digressions les plus diverses, agrémentée de poèmes et d’odes, se termine une nouvelle fois par l’anagramme I’AY DE PROPRE LE CIEL D’AMOUR.
On ne peut que remercier Google d’avoir numérisé ces ouvrages et de les avoir ainsi rendus accessibles au plus grand nombre. Est-ce parce que depuis plusieurs années, régulièrement je tapais le nom « Dom Polycarpe de la Rivière » sur le moteur de recherche ? Il n’est pas interdit de rêver !
Patrick BERLIER – Novembre 2013 // pour les Chroniques de Mars © No 13.