NOTES SUR CINO DA PISTOIA : JURISTE ET POÈTE
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Cino s’adresse ici à un interlocuteur inconnu qui aurait pu être Dante Alighieri lui-même, vu la stricte liaison d’amitié qui unissait les deux hommes. La première chose qu’il dit est qu’il a “couru sur cette ancienne montagne des ours”: là les spécialistes sont littéralement “grimpé aux rideaux”. Considérant comme inconcevable cette métaphore amoureuse, quelqu’un d’entre eux est même allé jusqu’à conjecturer le nom d’un col à l’appellation semblable, col qui se trouve sur les monts Appenins, entre la Toscane et l’Emilie, naturellement faute de savoir expliquer quelle raison amoureuse aurait pu pousser le poète à y aller. Pour moi, le terme “montagne des ours” est clairement du jargon alchimique, et désigne exactement la montagne de l’Ourse, c’est à dire le mont signé par l’étoile polaire mentionné par les meilleurs auteurs. On verra que cette lecture n’est pas arbitraire parce qu’elle permet de bien expliquer tous les points obscurs du texte.
Cino dit qu’il a “tourné son chemin vers la folie”: or, les alchimistes se comparent souvent à des fous, non seulement en langage ironique, pour ce que les profanes pensent d’eux, mais aussi à cause de la double signification du terme latin follis, fou, qui désigne aussi le soufflet de laboratoire utile pour raviver le feu. Un manuscrit alchimique du début du VIIe siècle porte même comme titre La génération et opération du Grand Œuvre pour faire de l’or : ouvrage très ruineux et des plus chimériques et extravagants, idée sortie de la cervelle d’un échappé des petites maisons : c’est bien donc sur cette route que Cino s’est mis en marche, et la première chose qu’il fait et de se désaltérer avec “l’eau claire d’une douce rivière”. À mon avis il s’agit bien de la fontaine des amoureux de science chantée par Jean de la Fontaine et tant appréciée par Flamel.
Mais pourquoi Cino fait-il tout cela, sinon pour – comme il nous le dit peu après – “devenir le plus grand des bijoutiers”: comme par hasard, dans les textes la pierre philosophale est souvent comparée à une pierre précieuse, exactement à un rubis. Un très ancien manuscrit latin s’appelle en effet Manuductio ad rubinun coelestem, “Conduite par la main au rubis céleste”. Jusqu’à ce moment-là les informations que Cino nous donne sans contradiction attestent qu’il a fait son voyage à Compostelle et qu’il est donc maintenant en possession du “mont de l’Ourse”.
Juste après, on rencontre un terme qui a fait pas mal cogiter les spécialistes sans qu’ils en eussent tirés la moindre signification – c’est le mot lapidato que j’ai traduit par “œuvre de polissage”. En italien – disent les spécialistes concernés – ce mot n’existe pas, ce qui n’est pas exact parce qu’il existe quand même le verbe lapidare, lapider, de qui lapidato est le participe passé substantivé.
Non que les spécialistes l’ignorent, mais leur embarras vient du fait qu’ils ne voient pas quelle place peut avoir dans le sonnet l’acte de tuer quelqu’un en lui lançant des pierres, de le lapider : évidemment, ils oublient que ce verbe en italien possède aussi un sens strictement technique, indiquant aussi l’opération de polissage d’une surface métallique avec des abrasifs à grains fins, jusqu’à la rendre lisse comme un miroir. Tout compte fait, Cino est donc en train de se débrouiller avec les purifications, qui sont en effet un polissage, un nettoiement du mercure, moyennant quoi il devient exactement le miroir de l’art : le fait est qu’à ce point il interpose “des désirs variés” et indique clairement qu’il est incertain sur la technique à suivre et qu’il est en train de se livrer à différents essais. Là, Cino doit s’arrêter parce que sur la montagne “il y a du vent”, ce que signifie que les conditions climatiques sont contraires à l’opération : il est bien connu que le vent disperse l’esprit universel…
En attendant, il se replie sur l’étude pour avancer en doctrine, et va se pencher sur le livre d’un certain Gualtieri, Gauthier, que les spécialistes – du fait que Cino était juriste – se sont imprudemment pressés à identifier à Guarniero ou Irnerio qui a été un des premiers docteurs en loi civile de Bologna et qui, autour du 1135, a écrit une fameuse glose sur les « Pandettes » ; et peu importe que le nom Guarniero, “Garnier”, soit tout autre que Gualtieri, Gauthier. Avec un souci de respect du texte bien supérieur, personnellement j’identifie le Gualtieri dont parle Cino à Gualterius ou Galvanus della Flamma, Gauthier ou Gauvain de la Flamme, prêcheur franciscain mentionné par Lynn Thorndyke dans son History of Magic and Experimental Science, vol. III, p. 32 en note, et cité comme auteur de référence par l’alchimiste de Brescia, Giovan Battista Nazari, dans son Della tramutazione metallica sogni tre, “Trois rêves sur la transmutation métallique”, de 1599. Ce Gualterius est aussi l’auteur d’un petit traité d’alchimie qui a pour titre Epistola Imperatori Henrico missa, “Lettre envoyée à l’empereur Henri”, et commence par les mots “Recipe vitrioli Romani libram unam salis nitri lb. V, “prends une livre de vitriol romain et cinq livres de salpêtre” : voilà donc le livre que Cino avait sous les yeux… Il faut savoir que le “Henri” en question – auquel la lettre est adressée – est Henri VII de Luxembourg, très estimé par Cino, Dante, Cavalcanti et tout le cercle des poète du style nouveau.
Naturellement ma lecture vaut ce qu’elle vaut, mais, par rapport à celle offerte par les « spécialistes », elle a tout au moins le mérite d’être claire, cohérente, et d’expliquer aisément tous les points obscurs du sonnet. Pour ce qui me concerne je n’ai aucun doute que Cino da Pistoia, à ses activités bien connues de juriste et de poète, en ajoutait une autre sur laquelle il se maintenait bien plus discret : celle de philosophus per ignem, “philosophe par le feu”, et selon la même technique opératoire que, bien des siècles plus tard, pratiquèrent Fulcanelli et son dévoué et seul élève Eugène Canseliet…
Un texte inédit de F. B. pour les Chroniques de Mars – numéro 24 – Juin 2017 ©
THESAVRVS // Adam – Adepte – Aigles – Alchimie – Alchimiste – Argyropée – Assation – Athanor – Chrysopée – Coupellation – Cyliani – Élixir- Élixir de longue vie – Eugène Canseliet – Philalèthe – Fulcanelli – Gnose – Grand Œuvre – Lavures – Macrocosme – Magnum Opus – Mercure – Microcosme – Nicolas Flamel – Œuvre au noir – Œuvre au blanc – Œuvre au rouge – Or – Panacée – Paracelse – Philosophie Hermétique – Pierre Philosophale – Poudre de projection – Régule – Rémore – Soufre – Sublimations – Table d’Emeraude – Teinture – Terre adamique – Transmutation – Unobtainium – Vitriol – voie de l’Antimoine – voie du Cinabre //