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Il n’existe pas, je crois, de meilleur endroit pour découvrir la soucoupe volante de l’inventeur et aéronaute français Louis Capazza (1862 – 1928), que la terrasse du café Au Petit Nice, quartier de la Plaine à Marseille. Confortablement installé en ce lieu hautement stratégique, vous vous plongez dans la lecture de Science-fiction et soucoupes volantes de Bertrand Méheust (Mercure de France, 1978), livre que vous avez réussi à trouver chez l’un des derniers bouquinistes du quartier.

Dans cet ouvrage, l’auteur pointe la « coïncidence » entre la science-fiction (SF) et les soucoupes volantes (SV). Il montre comment les principaux motifs soucoupiques – la forme des engins, le survol, les rayons lumineux, les atterrissages, les nains macrocéphales et autres caractéristiques des observations d’ovnis rapportées à partir de 1947 – avaient été imaginés par des auteurs de science-fiction, dix, vingt ou trente ans auparavant. Tout se passe comme si la SF avait « copyrighté » ces motifs soucoupiques… À tel point que Méheust parle d’« indiscernabilité » : rien ne permet a priori de faire le distinguo entre les récits science-fictifs d’avant 1947 mettant en scène une soucoupe volante, et les récits de témoins d’ovnis postérieurs à cette date !

A l’appui de sa démonstration, en page 52 du livre, figure la représentation d’un engin volant ayant étonnamment la forme d’une soucoupe volante. Méheust s’interroge sur cette illustration datant de 1895, tirée de L’invasion noire du capitaine Danrit, lequel « nous donne un des ancêtres les plus parfaits de la SV ».

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« Le ballon métallique Le Tzar », illustration de Paul de Sémant pour L’invasion noire – La Guerre au vingtième siècle par le capitaine Danrit Émile Driant], 1895-1896 (notre intérêt pour ce roman raciste et xénophobe se limite ici à l’analyse de cette gravure). Crédit images] coll. Maison d’Ailleurs/[Agence Martienne.

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Or cette image a toute une histoire puisqu’il s’agit de l’adaptation à usage romanesque du projet de ballon dirigeable de Louis Capazza. Capazza avait imaginé un ballon lenticulaire à hydrogène, composé de deux cônes inversés, joints en leur base par une sorte de « soufflet étanche ». Caractéristique importante, la nacelle, plutôt que d’être suspendue, est intégrée au ballon, au niveau du cône inférieur. De plus, le « lenticulaire » est doté de trois parachutes-lest, lesquels une fois déployés, permettent de ralentir l’engin dans sa chute.

Recouvert d’une carapace de cuivre, ce gigantesque appareil jamais construit aurait eu l’aspect d’une soucoupe volante de belle facture. La transformation du ballon en machine volante, puis en engin de guerre, de même que sa forme parfaite, épurée, ne pouvaient que frapper l’imagination populaire à travers les romans du capitaine Danrit – lequel utilisa d’ailleurs largement dans ses écrits la figure de l’inventeur et aéronaute Louis Capazza.

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Détail intérieur du ballon dirigeable lenticulaire et métallique de l’aéronaute Capazza. Ce ballon lenticulaire à hydrogène (A) est composé de deux cônes inversés, joints en leur base par une sorte de « soufflet étanche » (E). La nacelle (D), plutôt que d’être suspendue, est directement intégrée au ballon, au niveau du cône inférieur. Deux contrepoids (B) roulant sur rails sur une barre courbée, dite « barre des poids » (C), servent à donner au ballon l’inclinaison nécessaire à la montée ou la descente. La guerre de demain. La guerre en ballons, par le capitaine Danrit, Paris, A. Fayard Éditeur, vers 1891-1892. Crédit image] coll. Maison d’Ailleurs/[Agence Martienne.

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« Le ballon lenticulaire de Capazza préparant sa descente » Ce ballon lenticulaire présenté ici en phase de descente, le contrepoids à l’extrémité de la « barre des poids ». Un parachute-lest est déployé, permettant de ralentir l’engin dans sa chute. La guerre de demain. La guerre en ballons, 3e partie, par le capitaine Danrit vers 1891-1892]. [Crédit image] coll. Maison d’Ailleurs/[Agence Martienne.

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Capazza, ballon… relevant la tête, sortant un instant de votre lecture, vos yeux s’arrêtent sur la façade du bâtiment d’en face : la lumière rasante du matin y dessine la représentation d’un… ballon… et de deux portraits sculptés en bas-relief ! Vous comprenez alors que ce monument, ici, face au Petit Nice, est justement dédié à Louis Capazza et à son compère aéronaute Alphonse Fondère ! Dû au sculpteur Louis Botinelly et l’architecte Gaston Castel, il rend en effet hommage à l’entreprise courageuse de ces deux jeunes aérostiers partis à bord du ballon sphérique « Le Gabizos » depuis cette place de la Plaine Saint-Michel (actuellement place Jean-Jaurès), et « qui le 14 novembre 1886 réalisèrent la première traversée aérienne de la Méditerranée », entre Marseille et Appietto en Corse (300 km).

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Le monument en hommage à Capazza et Fondère, place Jean-Jaurès à Marseille, d’où les deux aéronautes s’envolèrent en 1886 pour rejoindre la Corse à bord du ballon sphérique « Le Gabizos ». Effectuée par fort vent, cette première traversée de la Méditerranée, effectuée dans des conditions périlleuses, durera 5 h 30.
Crédit image] © Yves Bosson/[Agence Martienne.

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L’ « invention » de Capazza – ce ballon métallique soucoupoïde, qui ne dépassa pas le stade du papier – est à la fois pionnière (mais était-elle réalisable techniquement ?) et trop tardive, face à la concurrence d’une nouvelle technologie que représente alors le plus lourd que l’air. Que Danrit-Driant ait trouvé son inspiration dans ce projet issu de l’imagination de Capazza importe peu au fond dans la démonstration de Méheust. Lequel, poursuivant sa recherche de la proto soucoupe volante dans la littérature de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, note que :

« (…) l’on va voir la SV sortir des disgracieux aérostats comme le papillon de sa chrysalide… Pour ce faire, les auteurs n’auront qu’à cacher dans les flancs des aérostats leurs fâcheux appendices, trop visiblement vieillots : nacelles, etc. »
« Le ballon, déjà, a honte de s’avouer comme tel. À travers le cul-de-sac technologique qu’il est en fait, les auteurs rêvent à autre chose ».

C’est ainsi qu’à l’instar du ballon de Capazza, la soucoupe volante prend son envol dans les récits du merveilleux scientifique et de la SF populaire, avant de faire irruption dans le réel à travers quantité de témoignages, un beau jour de 1947

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Le monument en hommage à Capazza et Fondère, place Jean-Jaurès à Marseille. Détails. Crédit image:] © Yves Bosson/[Agence Martienne.


Yves BOSSON © – les Chroniques de MARS, numéro 19, décembre 2015.

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