La Tour d’Ivoire

 

« Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants- pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? »

Dans le village, Julia S. Naso avait cette particularité d’assister la Bouche d’Ombre, celle qui annonçait par l’observation du vol des oiseaux marins les calamités de la météo ou bien qui choisissait le jour faste pour les unions ou les voyages. Elle aimait se promener le soir sous la coupole sombre des ruines. Elle s’asseyait sur un bloc de béton, au pied d’une colonne à moitié détruite et regardait de l’autre côté de la colline, là où étaient apparues des lumières qui s’éteignaient maintenant. Elle méditait sur les décisions prises par les humains d’autrefois : les guerres et les maladies avaient ravagé des pans entiers de la planète à la suite de quoi plusieurs groupes, dont ses ancêtres, s’étaient retirés du monde et avaient choisi une vie plus simple, loin des machines intelligentes et des humains-augmentés. Cette vie simple, ce retour aux valeurs pures, celles qui se traduisaient notamment par une croyance mystique dans les signes qu’envoyait la nature, avait préservé ce groupe. Au fur et à mesure des années, dans d’autres endroits du globe, les humains étaient devenus peu à peu des ombres assagies et avaient abandonné les anciens lieux d’habitation pour rejoindre les bords infertiles des mers. Un oiseau de nuit frôla une branche juste au-dessus d’elle. Elle remit son châle qui lui était tombé des épaules. Tout était si calme maintenant, elle avait l’impression de voir tourner le ciel étoilé quand elle renversait sa tête. Le vieux ciment gris des ruines avait la couleur d’un spectre antique et la lumière de la lune s’y reflétait étrangement. Julia venait ici chaque soir depuis qu’elle avait croisé Salvius, mutique, les yeux semblables à des feux follets. Elle n’oublierait jamais ses yeux, la façon dont il l’avait regardé, comme s’il lui demandait de le suivre vers ce silence permanent que lui et ses semblables avaient choisi. Elle-même n’avait rien pu dire. Les sons étaient restés dans le fond de sa gorge, comme une pierre qui bloque l’entrée d’une grotte.

Depuis quelques années des habitants disparaissaient de l’autre côté de la chaîne montagneuse du littoral. Puis on les croisait de nouveau, à la volée, et on les reconnaissait car ils étaient mutiques. Cela commençait à faire parler de plus en plus de gens. Même si le culte de Mythoia faisait partie des fondements religieux de ce peuple, les livres que leurs adeptes avaient brûlés recommençaient à surgir çà et là. Certains prétendaient à présent que la parole était bien plus dangereuse que l’écrit. Certes les livres des cultes monothéistes avaient été réduits en cendres et leurs adeptes avaient changé de foi. Mais le culte des Muôs se répandait comme un virus : rien ne semblait pouvoir l’arrêter. La Place de la Parole était constamment occupée par des groupes qui proposaient des solutions pour faire face à ces disparitions. Elle se situait tout en haut de la colline, sur une immense dalle entourée de gradins effondrés. Ce qui était un stade dans le monde d’avant était devenu à présent le temple de Mythoia :

-« Peuple du renoncement ! Le village se vide ! Que faisons-nous pour empêcher nos sœurs et nos frères de partir et de s’annihiler dans le silence ? Pourquoi rejettent-ils la vraie foi de la parole ? Ont-ils oublié que c’est l’écrit, que ce sont les livres religieux qui ont poussé les humains à s’entre-tuer ? »

La mère de Salvius remonta son châle sur la tête pour signifier qu’elle voulait prendre la parole :

– « Ils ne partent pas. Ils reviennent. Ils sont différents. Voilà tout ! Ils disent que le silence est la seule voie vers l’Harmonie. La Parole a pris trop de place ! Regardez autour de vous ! » Elle pointa de son doigt les personnes présentes. « Nous n’écoutons plus que la Parole de Mythoia à travers la Bouche d’Ombre ! La Parole est devenue Unique, comme l’a été la religion du livre ! » Julia et les autres l’écoutaient en silence. Profitant de cette attention, elle poursuivit en faisant onduler sa voix afin de mieux capter l’attention de son public : « Vous connaissez tous mon fils ! Salvius est parti longtemps. Nous le croyions perdu à jamais ! Tous, vous pensiez qu’il était retourné parmi les hommes pervertis par cette civilisation de la religion et de la technologie. Mais que ceux qui ont pu penser ça soient maudis par Mythoia ! Mon fils est sur la voie de la vérité. Contrairement à vous, il a été capable de tourner le dos à la Parole ! »

Un grand bruit se fit dans la foule et Julia vit plusieurs de ses amis mettre leur châle sur la tête pour demander la parole. La mère de Salvius était allée trop loin. Son discours la menait au bord de l’abîme : elle avait prononcé le mot « vérité » et évoqué les « technophiles ». Seule la Bouche d’Ombre était autorisée à tenir de tels propos !

Cette dernière leva ses bras maigres vers le ciel et attrapant sa langue des deux mains elle effectua un tour complet sur elle-même. Julia C. Naso, en bonne assistante, se précipita derrière la vieille femme pour réceptionner son corps rendu inerte par la transe.

Toutes les personnes présentes dénouèrent la ceinture de leur tunique et se donnèrent la main. Elles entonnèrent une prière pour vénérer Mythoia et son culte de la Parole Unique :

« Le chant franchit la barrière de nos dents pour s’envoler vers toi ! Toi, qui nous a donné la force de continuer à vivre après la catastrophe technologique ; Toi, aux paroles ailées ! Nous chantons ta louange ! En vérité la Parole est grande et sacrée. Nul n’est voué au silence. La pensée silencieuse engendre le livre et le livre mène à la destruction. »

Le chant terminé, chacun reprit ses activités, laissant la dalle vide. La mère de Salvius comprit qu’elle allait être bannie. La Bouche d’Ombre continuait d’implorer le ciel vide.

Julia C. Naso se tenait également debout. Elle était triste et interloquée. Elle avait entendu parler des livres du monde d’avant. C’étaient eux qui avaient provoqué le chaos. Des tas d’histoires racontaient le pouvoir malfaisant des paroles retranscrites en signes. Partout ils avaient propagé la haine et le malheur. Mais est-ce que son peuple avait pris la bonne décision ? Avaient-ils eu raison de vivre en groupes disséminés sans aucun moyen de communication plus élaboré que l’exercice de la simple parole ? Cela n’avait pas empêché les gens comme Salvius d’aller au bout du renoncement et de devenir un Muô. Ils critiquaient la Parole Unique de Mythoia tout comme Mythoia avait critiqué le Livre Unique !

Même si plus personne ne se baignait dans la mer, seules quelques algues rouges et des poissons noirs y vivaient, la plage restait un lieu de promenade. Julia se mit à ramasser des débris du monde d’avant, tellement polis par le roulis des vagues qu’ils n’avaient plus de forme. Elle aimait par-dessus tout le plastique coloré. Seule la couleur subsistait. Un groupe d’enfants déboula sur la plage. Ils se parlaient à voix basse, comme s’ils complotaient. Julia les surveillait du coin de l’œil. Un oiseau marin passa dans le ciel, mêlant son cri rauque et plaintif au bruit des vagues qui se retiraient dans un froissement de pierre et de sable.

– « Salut à toi Julia, fit un des enfants ».

Les enfants se prirent la main et formèrent un cercle. Ils se mirent à tourner et à chanter de plus en plus fort. Julia focalisa son attention vers la falaise. Elle n’avait pas vu le cercle d’enfants s’approcher. Ils étaient autour d’elle à présent. Elle restait muette et son regard se détachait de la ronde pour fixer les ombres qui passaient là-haut sur la falaise.

Julia, Julia, Julia, Julia Naso

Tu montes tous les soirs, là haut

Emmène-nous ! Nous voulons voir les lumières qui s’éteignent tout en haut

– De quoi parlez-vous ? » Ces paroles étaient semblables à des coups de poings. Comment ces enfants savaient-ils qu’elle montait pour regarder les lumières qui émanaient des Muôs ? Allaient-ils la dénoncer aux autres ?

Ils s’arrêtèrent d’un coup comme un essaim prêt à fondre sur elle :

– « On dit que les Muôs sont si nombreux que s’ils décidaient de revenir c’est nous qui devrions partir, lui crièrent-ils !

– Mais qu’est-ce que vous racontez, pourquoi devrions-nous partir ? Nous pouvons vivre en harmonie comme…

– Hahaha ! Julia est une Muô !

– Une Muô, moi ? Partez maintenant ! Allez aider vos parents ! Et elle cracha à leurs pieds, haletante. »

Elle se dirigea vers la maison qui était accrochée aux pentes des montagnes. Là-bas vivait la Bouche d’Ombre, par où s’échappaient les mots qui soulagent. Le vent soufflait sur le chemin, remuant la poussière. Julia avait chaud : comment un soleil si pâle pouvait encore darder autant ? Elle s’arrêta pour tremper ses pieds et mouiller son visage dans l’eau glacé du ruisseau qui bordait le chemin. Elle remonta sa tunique, la noua à la taille en la faisant passer sous sa ceinture et plongea son autre pied dans l’eau. L’eau lui arrivait au niveau des genoux, froide comme une lame. Elle n’avait pas envie de glisser et pourtant sa chute semblait inévitable. La vase glissait comme une pâte entre ses orteils. Elle essaya de poser son pied sur la mousse tendre quand tout à coup elle tomba. Elle se traîna tant bien que mal hors de l’eau et sourit en se disant que c’était Mythoia qui l’avait punie. Elle avait froid à présent mais elle poursuivit son ascension. Elle crut apercevoir entre les branches des buissons de drôles de personnages la suivre. Le chemin disparaissait au détour d’un virage. Elle décida d’escalader les blocs de pierres qui se dressaient devant elle. Elle croyait reconnaître des visages dans le relief minéral tout comme on reconnait des formes dans le passage des nuages. Elle sentit à ses côtés des présences. Puis elle les vit, le regard luisant et pénétrant. Elle reconnut Salvius et voulut lui parler. Mais plus aucun son ne sortait de sa gorge. Elle était parvenue à un plateau rocheux : c’était une sorte de passage qui donnait de l’autre côté de la montagne. De là-haut elle fut frappée par unevision. Au milieu de la vallée se dressait une tour immaculée. Sans réfléchir, elle se dirigea tout droit vers elle. Cette tour était pareille à une corne enroulée sur elle-même. Elle fit glisser sa main sur son pourtour, quand soudain ses doigts rencontrèrent un vide. Elle avait trouvé une ouverture. Elle s’y engouffra. À l’intérieur, une douce fraîcheur l’envahit.

La Bouche d’Ombre était allongée, en transe. Tout autour d’elle, dans un grondement sourd, des humains imploraient Mythoia, les visages entièrement voilés et les cous peints en rouge. L’air était plein de vibrations et les piétinements de centaines d’individus imprimaient au sol le même rythme. Julia ressentait le bruit dans son corps et dans sa tête. Elle appela. Elle n’y arrivait plus. Plus aucun son ne franchissait la barrière de ses dents. Elle s’engouffra dans le cercle et resta saisie par le spectacle un long moment.

– « Julia ! Julia ! Julia C. Naso ! Réveille-toi. »

Penchée au-dessus de son visage, la Bouche d’Ombre la secouait. Julia avait dû s’évanouir durant la transe collective.

– « On aurait dit un rêve ! »

Elle pouvait donc reparler, c’était déjà ça. Elle voulut se redresser. Elle distinguait mal autour d’elle, le jour s’éteignait. À présent, les figurants du spectacle auquel elle avait assisté se dirigeaient vers la sortie. Ils étaient devenus totalement mutiques, leur regard était luisant. Les porteurs de flambeaux s’éloignaient, emmenant avec eux la lueur sombre de leurs torches rougissantes. Julia et la Bouche d’Ombre les suivirent. Dehors, tout ce peuple se dispersa dans la montagne, comme l’eau d’une rivière dont le cours serait inversé.

Julia C. Naso se tourna alors, suppliante :

– « Toi qui nous apaises par tes paroles ! Qui chantes pour guérir ! Pourquoi est-ce qu’ils se taisent, pourquoi ne parlent-ils plus ?

-Par ce que le monde change et qu’il est temps pour nous autres humains de devenir des ombres assagies, Julia ! »

La Bouche d’Ombre leva les bras au ciel dans un geste d’orante et s’écria d’une voix stridente :

-« Le malheur est venu du Verbe ! Regarde les lumières sombres qui s’éteignent à présent, elles déclinent. Ces êtres mutiques prennent la place des êtres parlants. Julia C. Naso, écoute-moi pour la dernière fois ! Tu as le choix à présent. Soit tu restes parmi les adorateurs de Mythoia, soit tu rejoins le nouveau peuple des Muôs, comme Salvius et tant d’autres !

– Même toi la Bouche d’Ombre ! Tu veux t’éteindre à jamais ?

– Silence ! Et à présent laisse l’Ombre te gagner. »

 

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