« Strontium 90 »
Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants- pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?
Les personnages en fait n’étaient pas drôles au sens de l’amusement, mais à celui d’étranges. Je les ai vus de près. Ce n’était que des hommes engoncés dans des vêtements de caoutchouc qui les faisait ressembler à des scaphandriers terrestres. Ou des poissons dans un bocal.
Maman pleure. Papa crie. C’est de ma faute. Père hurle toujours quand je me détache. Maman me sermonne assez souvent, mais c’est plus fort que moi. Je déteste être attaché, enfermé.
– Il ne faut pas que tu sortes de la cave, dit Maman. Dehors, les mauvaises gens te tueraient.
– Pourquoi Maman ?
– Parce que c’est ainsi, réplique-t-elle invariablement. Parce que tu n’es pas comme eux, différent.
Différent ! Bien sûr que je ne suis pas pareil. Mais est-ce ma faute si je suis le résultat de la folie des hommes ? Maman est belle. Et puis elle est normale. Possède deux bras et deux jambes.
– Maman, pourquoi je n’en ai pas ?
Elle ne répond jamais à cette question, pleure quand je la lui pose. Je m’en moque après tout. Que ferais-je de deux bras et deux jambes ? Je n’en ai pas besoin, ne comprend pas pourquoi Maman se désole que je n’aie pas ces membres inutiles. Inutiles pour moi, je sais que les autres en ont besoin.
Dehors, c’est la nuit. Le soupirail de la cave n’apporte plus de lumière et mon père m’a encore attaché sur mon lit. Cette fois, en bougonnant dans sa barbe, il m’a entouré d’une grosse chaîne fermée par un cadenas. La chaîne est solide mais ce n’est pas un problème. Les liens capables de me retenir ne sont pas matériels.
Il me suffit de rêver et je suis dehors, admire les lumières dans le ciel. J’adore leur scintillement amical, comme le clignement d’yeux de lointaines amies. Par moments, j’ai l’impression qu’elles me parlent. Mais voici que de vilains nuages me cachent les lumières. Je suis contrarié, mais bien vite n’y pense plus.
Les nuages accourent en rangs pressés du fond de l’horizon, comme une armée de géants débonnaires qui joueraient à se bousculer. Ils sont drôles, avec leurs gros ventres qui se tordent en bouillonnant. J’imagine que les nuages ont la colique !
Le vent me pousse et je joue avec les nuages. Je suis si léger quand je sors en rêve. Mais est-ce bien un rêve ? Père ne serait pas si en colère si le rêve ne me détachait pas réellement. En fait, c’est depuis qu’il sait que je rêve qu’il m’entrave tous les soirs. Comme s’il voulait retenir un animal fugueur. Au début, je rêvais que je possédais des jambes. Ces membres oniriques ne me déplaçaient pas d’un centimètre. C’était bien un rêve. Plus maintenant. Je continue d’appeler cela un rêve par commodité. Et puis, Papa est un menteur. Dehors, les gens ne sont pas méchants. Ils ont seulement peur. De moi ? Pourtant je veux juste jouer. Et contempler le ciel. Et caresser le vent. Et sentir la pluie sur mon corps. J’aime la pluie. J’adore sa saveur piquante sur mon épiderme. Ma peau… Encore une différence. Celle de Maman est lisse, rose, douce. La mienne est épaisse et rugueuse, squameuse comme celle d’un crocodile, dit souvent papa sur un ton dégoûté.
Ceux qui ont des jambes fuient la pluie, de toute la vitesse de ces membres ridicules. Ils sont si lents ! Ils ont plus peur de la pluie que de moi je pense, bien qu’ils crient très fort quand ils m’aperçoivent…
La preuve, cet homme qui hurle sous l’orage, s’enfuit maladroitement comme s’il avait le diable aux trousses. Pourtant il ne peut me voir, je suis dans les nuages. Alors pourquoi cette panique ? L’homme trébuche, s’étale dans une flaque d’eau en provoquant un joli geyser irisé, ce qui me ferait battre des mains de plaisir si j’en possédais.
L’homme se débat convulsivement, cherche à se relever. L’eau huileuse aux si belles couleurs irisées se teinte d’écarlate et soudain il ne bouge plus. Que fait-il ? Est-ce un jeu ? En ce cas, ce n’est pas drôle du tout. Je vais bien voir. C’est facile. Il suffit que je le veuille.
Ce n’est pas un jeu. Il ne pense plus. Parfois, je plonge dans les têtes, c’est amusant. C’est comme un réseau de petites lignes lumineuses. Lui, son réseau ne brille plus, ne brillera plus jamais, je le devine. Seule subsiste autour de sa tête une aura éthérée qui se dilacère rapidement.
L’eau du ciel est dangereuse pour les autres, c’est évident. Sans doute est-ce la raison de ces scaphandriers terrestres. La pluie n’est pas nocive pour moi. Au contraire, elle me nourri. Encore une différence. Suis-je donc maudit ? Pourquoi cette étrangeté qui est mienne ? Maman sait. Je l’ai lu dans son esprit. C’est la faute des retombées radioactives.
La pluie tombe en cataractes fumantes. Bien que réfractaire à ce danger, je retourne dans ma cave. Le réseau de papa deviendra tout rouge quand il s’apercevra que j’ai encore désobéi. Mais s’il ne me trouve pas dans mon lit, ce sera bien pire. Il me battra, avec cette sotte lanière de cuir que je déteste, et je devrai stoïquement subir la correction en réprimant mon envie de rêver, de m’évader. Je ne sais pas pourquoi, mais un obscur instinct m’avertit. « Ils » ne doivent pas savoir. C’est mon secret. Bien sûr, Mon père se doute de quelque chose. Mais il ignore comment je fais.
J’ai dormi. Une aube sale accroche des lambeaux de lumière grise sur les murs de la cave. Pourtant, papa ne vient pas pour ce qu’il considère comme une corvée rebutante. Le décrassage du petit monstre. J’ai mis longtemps avant de comprendre de quel monstre il s’agissait. Moi. Depuis, je lui en veux de cette peine qu’il a mis dans mon cœur. Consolation, maman ne pense pas pareil. Elle est triste que je sois différent, mais cela ne m’empêche pas de m’aimer. Au contraire, je soupçonne qu’elle me préfère à mes frères et sœurs, qui eux sont tout à fait normaux. Dans les normes. Il est vrai qu’ils sont nés avant le jour des flammes. Parfois je me pose des questions au sujet de la normalité. La méchanceté fait-elle partie du monde logique ?
Ce matin, Maman vient seule. Elle a un pauvre sourire en constatant l’inutilité de la chaîne qui enserre le lit d’une étreinte lâche. Elle me débarbouille et je ressens ses tourments. Ses gestes n’ont pas la douceur habituelle. Un léger effort mental et son réseau m’est révélé. Il brille comme une résille d’étoiles sous le casque de ses cheveux d’or pâle. Il est tout brouillé, enchevêtré et je peine à le déchiffrer. Mais désormais je sais. La peur mange sa raison. Un typhon de pollution radioactive a ravagé la contrée. J’ignore de quoi il s’agit, mais cela doit être grave. J’ai vu mourir un humain, écorché vif par la pluie. La seule victime ?
De plus, se détachant en filigrane coruscant sur ce souci, il y a la guerre. Cela, je sais ce que c’est. Un jeu cruel. Les humains s’amusent à éteindre leur réseau. Ceci sur une grande échelle, par le biais de jeux gigantesques qui opposent plusieurs équipes de joueurs qu’ils nomment de différentes façons. Armées, batailles, combats, accrochages, escarmouches, viols, pillages, destructions, artillerie, missiles, bombardements, tortures, exécutions sommaires. Et puis le dernier, qui a effacé presque tous les joueurs et qu’ils appelaient missiles nucléaires.
Tout ceci est bien triste et je ne comprends pas ce jeu cruel. Mais ce sont des adultes et je ne suis qu’un enfant. Un enfant ? Même pas quand j’y songe. Quel enfant ? Un monstre ! Le réseau de père et des autres me le serine constamment. Le poison ne l’amertume ravage mon cœur. Mais heureusement, l’amour de ma mère panse ces blessures. En elle, je lis que père est parti. Il est de garde au silo. J’aime cet endroit. C’est plein d’appareils bizarres. Ils ont un réseau eux aussi. Pourtant ils ne sont pas vivants. Je voudrais bien m’amuser avec eux. Ils possèdent une énergie bien plus forte que celle de leurs créateurs.
Je ne peux pas jouer avec le réseau des humains. Il est trop faible. Cela leur ferait du mal, je le sais. Et bien qu’ils ne soient pas gentils avec moi, je ne le veux pas. M’amuser avec les créations de leur génie, ce n’est pas pareil, puisqu’elles ne sont pas vivantes. J’en bave d’envie depuis une éternité. Mais le silo est toujours fréquenté par des humains en uniforme et je dois impérativement leur dissimuler mon existence.
Papa, très souvent, chapitre maman à ce sujet.
« S’ils découvrent le petit dit-il, ils le tueront. Ils tuent tous les mutants. Et je serai viré de l’armée pour l’avoir dissimulé, nous serons stérilisé tous deux, ainsi que nos autres enfants… »
Cette fois, Papa est seul, je ne perçois que son réseau. D’ailleurs il ne se trouve pas derrière les murs de béton, mais dehors, serrant très fort cet instrument de métal avec lequel les humains éteignent les réseaux de vie. Il a peur. De quoi, puisqu’un auvent l’abrite de la pluie.
L’occasion est trop belle et je ne résiste pas. Je rêve et instantanément et me matérialise dans le silo tout bourdonnant de la vie artificielle des machines, qu’ils appellent des ordinateurs, je crois. La joie me fait vagir comme un bébé. Des mois de frustrations s’évanouissent, remplacés par la joie exubérante d’un nouveau jeu. Je m’amuse !…
Les rets de mon esprit dominent la matière. Les machines gémissent. Je tords leurs réseaux, les dévie ou les éteint. Des étincelles crépitent, des flammèches bleuâtres mènent une sarabande erratique sur les consoles de métal, les écrans laiteux sont parcourus de stries fulgurantes, des images éphémères naissent et s’évanouissent, aspirées par une galaxie de lumières chromatiques. Un immense sentiment de puissance m’envahit. Je suis un dieu ludique, un vulcain créateur, un Éole époustouflant générateur d’une tornade d’éclairs colorés. Un kaléidoscope d’étoiles scintillantes éclot sur les écrans, dessinant en de fugaces arabesques les contours de constellations mystérieuses. C’est très beau, une féerie, un enchantement de couleurs. Mais ma joie, ma liesse créatrice est gâchée par une horrible odeur d’isolant brûlé.
Une puanteur piquante et j’ai peur d’avoir cassé quelque chose, d’avoir détraqué ces réseaux artificiels dans mon ignorance de ces mécanismes.
Soudain, un rugissement de tonnerre monte des profondeurs. Un rugissement assourdissant qui fait vibrer toute la salle. Affolé, je coupe tous les réseaux, mais le son démentiel continue d’enfler. Et voici qu’un écran s’illumine, me renvoie l’image de plusieurs flèches de feu qui percent les nuées d’un ciel malade. L’écran implose, des débris me lapident.
La peur me fait rêver à ma cave et instantanément je suis sur mon lit, tout frissonnant de crainte. J’ai peur d’avoir joué avec des forces qui me dépassent. Des forces sataniques, que j’ai libérées dans ma folle inconscience. J’ai la prescience d’une catastrophe, appréhende d’avoir ouvert une boîte de Pandore. Mais aussi, pourquoi les humains l’ont-ils créée ?…
Je domine avec peine un écrasant sentiment de culpabilité, déploie mes palpes mentales, ne perçois qu’un salmigondis de pensées confuses où la panique domine, occulte tout raisonnement cohérent. Une immense clameur collective, une terreur abjecte assourdissent mes sens hyper sensibilisés par la crainte. Tel Prométhée, j’ai volé le feu du ciel et déclenché sa colère sur une humanité stupéfaite.
Je clos précipitamment les fenêtres de mon esprit, pour ne plus percevoir cette révolte horrifiée d’un inéluctable destin. Et puis soudain, voici qu’arrivent les cavaliers de l’apocalypse, montés sur des chevaux de feu. Une immense lueur, comme celle de mille soleils, perce les murs de la cave, m’oblige à fermer les yeux. Le bruit est terrifiant, hurlement démoniaque de milliers de gorgones furieuses. Ce jeu me terrifie, il dure trop longtemps.
Trop de soleils embrasent la terre qui exprime sa peur en borborygmes puissants et réprobateurs , en secousses destructrices. Lasse du jeu des hommes, la terre secoue ses puces comme un chien se débarrasse de ses parasites. Puis, après un ultime grondement apocalyptique, un dernier séisme ravageur, un silence douloureux s’établit, seulement troublé par le crépitement des incendies. Un silence de fin du monde…
La poussière de cendres retombe lentement… Un vent brûlant tourbillonne, soufflette la terre de gifles terribles. Une nuit pourpre étend un sombre suaire sur le monde.
Au bout d’une éternité d’anéantissement, j’ai conscience de ma vie, m’extrais en me tortillant du trou dans lequel je me suis réfugié lorsque les murs de la cave se sont écroulés. Je suis enseveli sous des monceaux de gravats ! Abasourdi, tétanisé, je réalise mal ce qui est arrivé. Puis, un peu de volition revient dans mon esprit enfiévré et je me souviens que je peux rêver, m’évapore.
Je flotte dans le ciel. Il est vilain. Chargé de nuages aux ventres gonflés de lueurs malsaines. Et puis, dehors, c’est tout cassé. Plus de maisons. Rien que des ruines fumantes, et les ombres des morts sur les pans de mur encore debout.
Une main de femme émerge des plaques de béton enchevêtrées, adressant au ciel indifférent une supplique muette. Je hurle mon désespoir en croyant reconnaître cette main noircie et accusatrice. Elle a tant de fois séché mes larmes… Maman…
J’ai peur. Pas qu’on me punisse, plus personne ne peut le faire. La solitude m’écrase. Je ne détecte plus aucun réseau, aussi loin que je tende mes palpes mentales. Rien. Le néant. Mon désespoir est si intense qu’il me fait pleurer des larmes de pierre. De la lave brûlante qui creuse des sillons de feu sur mes joues. Puis, je me révolte et vole, porté par le vent. Ce n’est pas possible qu’il ne se trouve aucun survivant. J’erre ainsi très longtemps, ballotté par des éléments que je laisse me maîtriser. Partout, la même morne désolation. Le même silence. Celui de la mort. Bourrelé de remords, mon cœur saigne.
Sans le vouloir, j’ai joué au jeu des hommes. Et le jeu est fini, faute de joueurs. Plus aucun réseau, plus de vie… Non ! Je me trompe !
J’accroche une pensée ténue, à la limite de la perception. C’est comme un arachnéen fil de la vierge qui effleure mon esprit. Mon cœur s’emballe. Vite, je rêve que je suis proche de ce réseau inconnu. Il me semble à la fois étrange et familier…
En moi, la joie éclate comme le bouquet final d’un feu d’artifice. Une petite fille paresse sur un nuage. Elle est comme moi, rien qu’un corps sans membres. Je sais pourquoi son réseau m’étonnait. Elle aussi sait rêver !
Immédiatement, nos esprits communient. Je ne suis plus seul ! Plus différent, puisque nous nous ressemblons, et que les autres, les « normaux », sont disparus, dévorés par le feu purificateur. Elle rit. C’est comme un tintement cristallin, le ruissellement d’un ru jaseur dans ma tête.
« Quel est ton nom ? »
« Adam. Et toi ? »
« Eve. Tu viens jouer ? »
Nous sommes heureux. Avec le monde entier pour batifoler. Nous nous gavons de l’énergie des nuages, du sol, de l’air. De cette énergie que j’ai involontairement libérée. La boîte de Pandore contenait tous les maux des hommes, mais ceux-ci sont bénéfiques pour nous et mon remord s’est dilacéré dans les brumes de l’oubli. L’enfer de radiations est pour nous le paradis. Nous vivons dans un Éden éternel parce qu’il n’existe plus de serpent tentateur…
Dans le monde d’après celui d’après, il n’y a plus de personnages mutiques aux yeux luisants. Il reste seulement deux anges…
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