Les pupilles

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon se déclinaient-elles avec tant d’incidence ?

J’interpellais chaque inconnu que je croisais : « où est le professeur Lin ? ». Ils me dévisageaient, toujours silencieux. Je contemplais la diversité des corps : des poitrines plus ou moins chétives, des pénis ou des vulves, des cheveux hétéroclites, des tailles disparates. Mon cerveau s’égarait dans le flot incessant d’informations qui défilait sous mes yeux et ne pouvait poser les mots justes sur ses perceptions. Confuse, je me décidai à hurler « professeur Lin ? » mais aucune réponse ne parvenait à mes oreilles. Seuls des bruits de pas désordonnés molestaient mes tympans et me conjuraient de les suivre.

Je m’arrêtai net et contractai les paupières. Le noir enveloppa mon âme d’un doux sentiment d’ataraxie et me berça de ses bras réconfortants. Elles se rouvrirent aussitôt, exhortées par mon esprit redevenu alerte. Il fallait surmonter le panorama nauséeux, la migraine rongeant chaque fragment de mon crâne et mes neurones déréglés par tant de nouveauté. Je puisais la force nécessaire dans ma détermination à épauler le professeur jusqu’au bout de sa démarche.

Mes comparses fuyaient l’étendue lumineuse au lieu de la rejoindre, outrageant les générations précédentes qui avaient sacrifié leur vie dans cette quête et bafouant même leur propre existence par ce fébrile abandon. L’émergence des lumières décuplait la valeur du temps, chaque seconde se savourant comme une éternité. L’espoir avait flotté dans les cœurs, et même plus qu’un espoir, une renaissance s’offrait à nous. Le grand jour était arrivé, celui du monde d’après. Mais les lumières faiblissaient, les pupilles dilatées le confirmaient, emportant avec elles les promesses d’une vie meilleure.

La légende racontait qu’à l’époque de la Terre et du système solaire, les hommes assouvissaient leurs besoins vitaux aisément, et disposaient de temps pour autre chose, que l’on appelait le divertissement. Par exemple, ils écrivaient et lisaient. Ce système correspondait à un monologue muet. L’interlocuteur écrivait, c’est-à-dire transcrivait ses paroles sur un support physique, de sorte que le vecteur de communication n’était plus la bouche mais les yeux. Celui qui lisait découvrait le monologue par le même canal, mais il lui était impossible de dialoguer avec l’écrivain, ses pensées restaient murées en lui. Drôle d’occupation de prime abord, mais l’on disait que « les paroles s’envolent, les écrits restent ». Nul besoin de mémoire, nul besoin de répéter les mêmes phrases à chaque semblable, les livres se transmettaient de main en main, d’œil à œil,et avec eux l’information. D’autres regardaient la télévision ou leur ordinateur : c’étaient des objets contenant à la fois le son et l’image, une belle prouesse technologique. Les hommes voyageaient très rapidement, à plus de 100km/h parfois, pour changer de décor et visiter de nouveaux lieux ou simplement profiter du Soleil sur la plage.

Certains hommes philosophaient, ils réfléchissaient à la signification de la vie humaine. Un seul avait atteint la postérité jusqu’à nous, hommes de Juna : Aristote. Selon lui, il existe naturellement deux catégories d’hommes : les esclaves, privés de volonté par une raison amoindrie, travaillent physiquement pour les hommes libres, supérieurs, qui eux sont dotés d’une raison achevéeet travaillent leur intellect. Chaque catégorie aide l’autre à sa manière et le monde qui en résulte est harmonieux.

Ici, à Juna, nous ressentions au plus profond de nos entrailles notre condition d’esclaves. Quérir de la nourriture conditionnait toute notre existence. Nous étions des agriculteurs grégaires assujettis à la terre, pris au joug d’une routine harassante décimant toute possibilité de nouvelle connaissance. Quant à celles déjà acquises, elles constituaientun fardeau qui s’allégeait, grignoté par les gloutonneries du temps sur les mémoires lacunaires.

Le professeur Lin faisait figure d’exception dans notre univers morne. Il était le seul homme libre que je connaissais. Il nous prodiguait sa clairvoyance en échange de nourriture. Les enseignements d’Aristote sont intemporels, mais notre monde était chaotique car il était seul face à tous, les proportions optimales n’étaient pas respectées. On ne savait pas si sa magnificence résultait d’un don, d’intelligence, de travail, ou d’un peu des trois, mais personne n’avait réussi à reproduire son enseignement. Alors, tel un messie, il s’était donné pour mission solitaire d’offrir à l’humanité de Juna le monde d’après. Pendant un nombre incalculable de jours, il explora de nouvelles contrées à la recherche des matériaux et multipliant les tentatives pour le construire.

Quand les lumières apparurent à l’horizon, mon esprit fut d’abord sonné par cette inattendue surprise. J’avais douté de la possible réussite du professeur, mais je m’avouais  victorieusement vaincue. Le professeur réalisait un essai prometteur. Un délicat parfum blanchâtre embaumait mes sens et diffusait dans le paysage des couleurs pastel. Je lâchai l’épi de blé contenu dans ma main et me levai. Je découvrais le silence : tous étaient bouche bée devant cet indicible spectacle. Les ombres s’entrechoquaient courtoisement.

Bientôt, le chaos. Les lumières se dissipaient. Et des silhouettes, toujours mutiques, détournaient les yeux de l’horizon éclairé, le fuyaient même. Malgré les coups saccadés saccageant mon crâne, je devais me rendre à la source lumineuse. La journée était historique et je voulais consoler le professeur Lin en cas d’échec.

J’accourrai, jamais de ma vie je ne m’étais frayé un chemin aussi aisément. Les arbres se dérobaient à mon passage et les épis de blé me saluaient sous la bénédiction du vent. Je redécouvrais des lieux que j’avais déjà fouléssous un nouveau jour. Malgré les à-coups esquintant mon crane, je me sentais légère et invincible. Les sons et les odeurs s’évanouissaient face à la lumière faiblissante qui guidait mes pas.

A mesure que j’approchais des sources lumineuses, des paroles de plus en plus distinctes me parvenaient. Une foule peu compacte promettait au professeur Lin qu’elle s’était calmée et lui enjoignait de tout rallumer. De drôles de personnes criaient mais aucune voix ne répondait. Reprenant mon souffle, j’évaluais les dégâts : des corps inertes gisaient sur le sol, leurs pupilles luisantes et pénétrantes. Je m’associais aux airs de complainte psalmodiés par mes concitoyens.

Une main m’agrippa l’épaule droite par l’arrière. Je me retournai. Des yeux perçants me fixaient, m’évoquant les étoiles que j’aimais tant contempler. Leur propriétaire avait les cheveux clairs mais je ne savais déterminer s’ils m’apparaissaient blonds ou roux. Il m’était similairement impossible d’indiquer si elle était belle, mais ses yeux m’hypnotisaient. Elle murmura : « c’est moi, Emilie » et m’éloigna du rassemblement.

Ma douce amie, quel plaisir se fut de te voir ! Des gouttes perlèrent dans le recoin de mes yeux puis cascadèrent le long de mes joues. Le monde d’après était-il perdu ? L’abnégation du professeur Lin s’était-elle muée en dystopie ? Je suppliai Emilie de me fournir des éléments de réponse. Alors, elle me raconta les évènements.

La luminosité des appareils apparut crescendo. Les premières secondes, personne ne se rendit compte de rien. Mais bientôt, les agriculteurs les plus proches furent drapés d’une nuée blanchâtre. Leurs pupilles leur offraient la vision inédite de ces machines bienfaitrices. Passé le silence de l’émerveillement, des cris de joie et des applaudissements fusèrent.

Le son se propagea plus rapidement que le halo des machines, rameutant les hommes des alentours. Ils contemplèrent le fabuleux ballet s’exécutant devant eux puis furent bientôt piqués de colère et de jalousie, sentiments nouveaux car la rudesse de la vie sur Juna nous avait enseigné l’entraide et le collectivisme.

L’objet de leur revendication était la position des machines. Pourquoi étaient-elles plus proches des habitations des voisins que des leurs ? La voix nasillarde du professeur Lin se fit entendre, il leur implora d’être patients, les appareils suffiraient à tout le territoire. Le monde d’après commençait mais les machines ne révélaient pas encore le maximum de leur potentiel.

Quand on attend toute une vie un miracle, quelques heures de plus ou de moins importent peu. En théorie tout du moins. La rancœur s’accentua entre les agriculteurs qui en arrivèrent aux insultes puis aux mains. Dans la misère la plus totale, leurs faibles musculatures puisèrent ses dernières forces pour étrangler leurs prochains, ou les taillader aidées de cailloux tranchants. Le diable contrôlait leurs corps et leurs esprits.

On connaissait l’égoïsme uniquement par définition, mais en ce jour funeste elle revêtit ses plus beaux habits pour s’introduire dans les cœurs des Junéens. Le même fléau avait conduit les hommes à détruire progressivement leur écosystème idéal, la Terre, il y a quelques siècles. La fatale issue avait été anticipée, des mouvements anticonsuméristes avaient émergé, mais l’individualisme l’avait emporté. « Nous courrons à notre perte, mais il me faut une voiture plus puissante que celle du voisin ». Avant l’apocalypse, les hommes les plus aisés et les plus compétents avaient pu recourir à un programme spatial pour sauver leur propre vie et l’espèce toute entière. Destination Juna, la seule planète connue vivable : oxygène, eau et température externe de 25 degrés Celsius, mais inhospitalière sur tous les autres aspects. Beaucoup moururent les premiers mois, puis les hommes apprirent à coopérer pour subsister. La vie était misérable mais on continuait de procréer, non pour ses enfants que l’on savait condamnés, mais pour la descendance qui connaitrait le monde d’après.

La providence nous avait offert le professeur Lin. Le monde d’après n’arriverait pas dans deux siècles, mais de notre vivant. Il avait passé maintes journées à explorer les reliefs rugueux à la recherche des bons matériaux, maintes nuits blanches à concevoir ses machines, tout lui semblait sous contrôle mais il n’avait pas anticipé la potentielle folie des hommes.

Plus les lumières se diffusaient, plus les gens accouraient et plus la violence de propageait. Le jour libérateur devint un jour destructeur. Certains commencèrent, mutiques, à fuir le champ de bataille, se demandant si les choses pourraient continuer comme avant. Le professeur Lin prit la décision d’éteindre ses machines et le halo de lumière déclina lentement.

La foule, d’abord suppliante auprès du professeur pour qu’il redémarre les machines, se fit de plus en plus menaçante : « Lin, rallume ou on te crève les pupilles ! ». Il était encerclé. Il se positionna debout sur une machine, bien en évidence. Enfin, il nous semblait que c’était lui. J’essayais d’imprimer dans mon cerveau les contours de sa silhouette courbée dont je ne voyais pas les détails. Il saisit un large objet et cassa les machines. Je me mis à crier « Professeur Lin merci pour tout ! » mais il fut couvert par un brouhaha d’insultes.

Juna replongea dans le noir complet. Sa circonvolution la condamnait à être éclairée seulement tous les trois siècles. Nous étions tous incapables de voir sur Juna à l’exception du professeur Lin dont les pupilles sensibles se suffisaient des faibles rayons des étoiles pour distinguer fébrilement le paysage. Pour nous, l’obscurité totale parsemée de minuscules points blancs stellaires. Les lumières s’éteignirent, et avec elles l’espoir du monde d’après.

 

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