Une Cité d’ombres imprenable

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tellement d’incidence ? Pourquoi n’assistions-nous plus à l’habituel ballet macabre de ces angoisses qui avaient pris corps ? Silhouettes floutées, elles semblaient s’écrouler comme des montagnes vides, des rêves qui s’évaporent. J’avais hâte de consulter le docteur Phaséode, non pas pour faire partie du troupeau éteint de ses patients, mais pour lui demander des éclaircissements. Il saurait certainement pourquoi son œuvre révolutionnaire perdait ainsi de son panache. Certains le disaient mage, ou exorciste. Je me méfiais de ces rumeurs comme de tout syncrétisme hâtif mais je sentais qu’il se passait quelque chose d’anormal dont il était responsable, comme de toutes ces déconcertantes actuelles avancées. Mon rendez-vous dans son antre était pris depuis plusieurs semaines.

Il y avait quelques années, dans le Monde d’avant, l’émérite docteur Phaséode, qui avait remis au goût du jour certains cultes wiccans, associés à l’hypnothérapie, dans ses célèbres séances de psychanalyse, avait élaboré une méthode particulière. Les angoissés ne pouvaient plus supporter leurs pensées obsédantes. L’on voulait reléguer la souffrance morale à une ère révolue. Les malades voulaient se libérer pour toujours de leurs traumatismes, leur anxiété ; les médicaments ne marchaient plus. Il fallait donc matérialiser ces tourments, les rendre tangibles pour ainsi les visualiser et les vaincre. Obliger l’ennemi à apparaître pour s’y confronter réellement. Les afflictions deviendraient tout simplement des ombres – mouvantes et visibles – projetées sur un drap blanc tendu au mur, au terme d’une modification de l’état de conscience. On nommait cette expérience la maïeutique païenne : on extirpait d’un corps et d’un esprit abattus une sorte de spectre humanoïde avec qui le combat se ferait d’égal à égal. Plus de dépression, de repli sur soi, plus de questions sans réponses. En d’autres termes, le docteur et médium Phaséode mêlait la médecine à la sorcellerie.

Le patient répondait à des questions, mis en confiance et bercé par la voix douce et profonde de l’accoucheur. Celui-ci encourageait le sujet dans certaines précisions de son histoire personnelle, révélant bientôt une impressionnante hypermnésie. Phaséode savait mettre le doigt sur le tourment qu’il fallait briser, mû par quelque instinct divinatoire qui faisait sa célébrité. Il prononçait des phrases de moins en moins compréhensibles ; au début, le patient répondait à chacune de ces interventions par un soupir. Plus les borborygmes de l’analyste s’enchaînaient, plus les soupirs s’intensifiaient, se teignant bientôt de bribes de mots bizarres. On aurait dit qu’une entité autre, profondément enfouie, prenait la parole par-dessus l’expiration. Des syllabes étrangement agencées, structurées par une mystérieuse grammaire interne, habitaient les souffles réguliers du malade. Un dialogue désormais abscons, suivant sa propre logique, s’instaurait. Le comité scientifique, délégué pour s’assurer de la sécurité des agissements de Phaséode, à l’époque, avait validé l’efficacité de cet échange libérateur entre le praticien et son patient en détresse. C’est cette même année que le néo-paganisme avait été approuvé comme l’une des religions d’Etat.

Au terme de cette conversation dont les sons consonantiques finissaient par s’accorder en un refrain inqualifiable ou des prières martelées en écho, Phaséode et son disciple aux yeux écarquillés psalmodiaient de concert un même appel : « Ur ». Chuchotement dans ses prémices, ce nom était proféré de plus en plus fort. Ur, Ur, Ur. Cela devenait vite un double hurlement, dont la puissance gutturale saturait l’air confiné du cabinet sombre. C’est alors que se produisait la délivrance, spectacle que les rares témoins autorisés à le vivre décrivaient comme insoutenable. Le corps du patient, gonflé, rougi, comme parcouru de fourmillements, se ployait brutalement, torse projeté vers le sol avec une violence extrême. Le tourmenté prenait douloureusement sa tête suante entre les mains et vomissait, dans les larmes et la suffocation, une sorte d’amas gazeux et noir qui tournoyait un instant au sol en volutes vivantes. A l’expulsion du mal se mêlaient sanglots, crachats, râles épouvantés. En général, le malade exténué tombait au sol sans connaissance, et ne pouvait donc observer la deuxième étape de cette matérialisation nauséabonde : le nuage obscur s’étoffait, plein d’un mouvement autonome, avant de s’envoler tel un énorme bourdon abject vers le drap blanc étalé au mur. L’épaisse fumée paraissait infiltrer le tissu clair, y dessinant des formes reconnaissables, quasi humaines, à la vitesse d’un pinceau que le diable aurait trempé dans de l’encre de Chine. Des courbes s’agençaient. Une silhouette apparaissait. Phaséode regardait toujours cette abomination avec fierté, secoué d’un léger tremblement de ravissement doublé de terreur. Grâce à lui, l’angoisse qui justifiait le rendez-vous médical ne se cachait plus en un magma intérieur et informe qui vous rongeait. Elle faisait surface, se manifestait. La maïeutique païenne vous libérait de vos démons. Certains internes en médecine qui avaient eu la chance d’être conviés, décrivaient dans leurs rapports, sur le drap blanc, l’image de femmes tordues, échevelées, s’agitant comme des folles. Jamais les contours ne cessaient de tournoyer. Un malaise vous prenait devant ces vagues ténébreuses qui tourbillonnaient furieusement. On avait aussi observé de gros hommes nus, immobiles, les yeux absents rivés vers le patient qui se réveillait doucement. Je me souviens aussi d’un schéma qui m’avait marqué dans une revue scientifique : des insectes aux pattes démesurées, aux ailes nervurées, aux antennes velues, absolument effrayants. Ainsi se représentaient les traumatismes, immondes monstres en cage sur le drap blanc.

« Voilà votre ennemi », soufflait le docteur Phaséode en désignant théâtralement l’ombre d’un petit garçon étique, ou un loup levant une tête disproportionnée pour hurler, une vieille qui brandissait sa canne, des nains difformes qui se donnaient la main. Tout demeurait silencieux. Le patient reconnaissait les déchirures de son enfance, les violences de son père, la culpabilité familiale, le mal qu’il faisait subir aux autres. « Maintenant, cette chose ne vous possède plus, murmurait Phaséode, vous êtes libre, vous pouvez la maîtriser ». En effet, l’affranchi respirait maintenant avec calme, les cernes sous ses yeux s’atténuaient, ses mains ne tremblaient guère. Il regardait avec étonnement ce qui avait été son détracteur, son supplice, son péché. Le drap emprisonnait l’ancienne mortification. Phaséode expliquait ensuite comment il fallait la contrôler. Il le faisait presque distraitement, car il tentait de reproduire au fusain, en même temps, l’ombre démente pour en garder une trace, dans un cahier jauni. Tout en crayonnant avec une grande dextérité, il prévenait le patient que, une fois sorti du cabinet médical, même s’il se sentirait durablement mieux, émancipé et serein, l’ombre le suivrait automatiquement. Invisible, certes, elle existerait toujours. Il ne fallait pas s’en inquiéter. Seulement, quand elle apparaîtrait, quand elle se camperait devant vous aux moments les plus incongrus, vous souffleriez très fort en sa direction. Elle s’évaporerait aussitôt et un profond sentiment d’apaisement vous emplirait. Jusqu’à la prochaine fois. Mais vous agiriez de même, sans vous décontenancer. Vous triompheriez à chaque nouveau surgissement de l’horreur, avec une puissance et une superbe que tout profane vous envierait.

La maïeutique païenne, dans les premiers temps du monde d’après, avait fonctionné à merveille. Le cabinet du docteur Phaséode ne désemplissait pas. On le citait comme un bienfaiteur du peuple. Ses patients retrouvaient goût à la vie, se réconciliaient avec leurs proches, réussissaient subitement professionnellement. Leur existence prenait un tournant, on les complimentait sur leur gaieté, leur douceur et leur efficacité au travail, leur visage plus jeune, leur corps aminci. « Cela m’a libéré d’un poids », répondaient-ils modestement. Ils se passaient le mot, se multipliaient. Je croisais de plus en plus de nouveaux philosophes contemplatifs, le sourire béat, marchant lentement dans la rue comme s’ils voulaient profiter de chaque pas. Parfois, ils s’arrêtaient net. Une ombre noire et torrentueuse émergeait soudainement juste devant eux, prenant en quelques secondes une ampleur effroyable. Il leur fallait alors vite s’en débarrasser. Je me souviens de la lueur désespérée dans les yeux d’un vieillard, sur un banc, tout à coup face à la silhouette hideuse d’un géant qui le menaçait d’un grand coutelas. Il avait soufflé fort et avec succès sur l’apparition fugace, mais il était resté un long moment sidéré sur son banc, les jambes flageolantes et les larmes aux yeux. Le contrôle des ombres demeurait une épreuve.

Si j’avais refusé, malgré les conseils insistants de mes amis, de me soumettre à la maïeutique païenne, je n’en étais pas moins subjugué par les ombres que Phaséode créait. J’avais entendu dire qu’il avait des imitateurs, plus ou moins orthodoxes, qui s’essayaient sur des cobayes… Toujours est-il que les ombres, partout, proliféraient. Elles poussaient comme des champignons sans qu’on sache à qui elles appartenaient. Elles apparaissaient de plus en plus fréquemment à leurs propriétaires qui les dissipaient moins facilement. Cela devenait trop fréquent. Beaucoup d’entre elles avaient gagné en énergie, elles apprenaient à résister et à s’échapper avant que le souffle humain ne les chasse. D’innombrables fantômes noirâtres s’agitaient dans le plus incongru des silences. Des serpents enserraient des lampadaires en spirales ininterrompues ; des formes humaines fonçaient vers vous, les bras tendus agressivement, et vous passaient au travers ; des hordes d’animaux hybrides couraient tous azimuts. J’avais beau me répéter qu’il s’agissait d’horreurs immatérielles qui ne me concernaient pas, je redoutais fort de les croiser. J’écourtais mes promenades, mes obligations, pour me cloîtrer vite dans ma chambre et fermer les volets. Mais je n’étais pas le seul. Beaucoup s’inquiétaient. Les enfants pleuraient, des hurlements effarouchés s’élevaient à longueur de journée. Les ombres harcelaient leurs victimes, suivaient tout un chacun comme des traînées de poudre vivante. On aurait même dit qu’elles prenaient un malin plaisir à vous entourer, brouiller votre vision, pour se dissoudre en un instant et réapparaître celui d’après. Cornues, capricantes, insatiables persécutrices…

Un mouvement de colère montait contre Phaséode. Il avait trompé sa patientèle ; il ne l’enfiévrait que davantage. Il essaimait des démons et mettait l’humanité en danger. Lui qui s’était engagé à enrayer la souffrance ne faisait que la décupler chez ses malades, l’étendre chez des innocents. Il devait réparer ces conséquences inadmissibles. Il s’attela donc à la tâche et trouva assez rapidement une solution. Ceux qui ne pouvaient plus supporter la présence des ombres devaient ingérer un médicament qui les leur rendrait invisibles. On cria au scandale : il fallait supprimer ces spectres actifs, non pas les cacher d’une manière chimiquement fallacieuse ! Mais Phaséode n’en démordit pas. C’était tout ce qu’il pouvait proposer. Ceux qui y trouvaient à redire n’avaient qu’à s’abstenir et affronter leurs ectoplasmes. Pour les autres, une embellie était possible. L’essor pullulant des ombres eut raison des réticences. Bon an mal an, on défila chez Phaséode pour avaler la pilule miraculeuse. Je m’y refusai encore. J’attendais. J’aurais souhaité que le problème se règle autrement. Mais Phaséode était un chercheur aux compétences sans égales. Sa drogue fonctionnait. Les hommes ne percevaient plus l’abominable déferlement de leurs chimères toutes mélangées. Seulement, en contrepartie, ils perdaient en vigueur et en lucidité. Ils ne parlaient plus, leurs corps s’amollissaient. Leur regard changeait, brillant d’une étincelle sauvage dans leur visage pâle, comme si toute leur force de vie s’y concentrait. Etait-ce là le prix de la quiétude ? Ils défilaient dans les parcs, sur les trottoirs, lentement, comme des bêtes errantes. Les hurlements avaient cessé. Même ceux qui n’étaient pas la proie des ombres cédaient à qui mieux mieux à la tentation du médicament de l’oubli : des familles entières, pour s’accorder, se retrouvaient à déambuler sans bruit, sous ma fenêtre, jour et nuit.

Quand vint le moment de mon rendez-vous avec le docteur Phaséode, je traversai ces foules hagardes à vive allure, me dérobant à leurs yeux insistants, m’écartant avec horreur quand je frôlai un bras, glacial sous sa manche déchirée, ou des ombres, éphémères mais monstrueuses. Sur le sol où elles fondaient en un visqueux brouillard gris, je distinguai à peine mes pieds. Le praticien me reçut dans une pièce si mal éclairée que je ne le vis pas tout de suite. Il travaillait à un bureau, de dos, quand je le repérai à la lueur de sa vieille lampe.

« Qu’est-ce qui vous amène, cher monsieur ?

– Docteur Phaséode – ne pas voir son visage me mettait fort mal à l’aise – je voulais discuter un peu avec vous depuis si longtemps… Mais je sais que vous êtes très demandé.

– En effet, cher monsieur, je vous saurai donc gré de vous montrer bref.

– Eh bien voilà. J’ai peur, docteur. J’ai peur mais je ne veux pas prendre votre drogue qui ne fera que m’étourdir et me leurrer. Je sais que vous êtes à l’origine des bouleversements de ce monde, de la transformation des hommes en véritables morts-vivants, mais je sais aussi que votre œuvre périclite. Vos ombres s’affaiblissent, elles ne dansent plus, elles s’effondrent les unes après les autres au sol et s’enlisent dans une matière ignoble. Seulement, je crains que vous ne fomentiez quelque chose d’encore pire. Que faites-vous ? Qui êtes-vous ? Si vous avez fait taire vos malades qui se conduisent comme des bovins égarés, moi je vois toujours vos spectres noirs et je veux savoir comment vous comptez nous débarrasser de cette boue infernale que vous avez répandue, de cette infamie que vous avez créée.

– Est-ce là tout ? interrogea ironiquement le docteur sans même se retourner.

– Oui, répondis-je. Je suis venu pour avoir des réponses et je vous paierai le prix de la consultation. Je suis même prêt à vous aider à éradiquer vos affreux fantômes.

– Ur. Faites-le sortir ».

Tout à coup deux colosses muets surgirent des murs où ils étaient adossés dans la pénombre, me saisirent chacun par les épaules et me poussèrent au-dehors.

« Lâchez-moi ! Je vous interdis de me toucher, bande d’épouvantails décérébrés ! Phaséode ! Vieux sorcier sournois, hypocrite scélérat, écoutez-moi ! Phaséode ! »

Mais c’était trop tard pour les menaces improvisées. Je me retrouvai dans la rue, impressionné par le nombre de personnages dégingandés qui déambulaient, encore plus nombreux qu’à mon arrivée. Ils suspendirent leur mouvement traînant en me voyant mis à la porte du cabinet, puis se remirent à marcher languissamment, mais en esquissant à présent une chorégraphie étrange et molle, les uns à côté des autres. J’avais la nette impression que beaucoup d’entre eux me dévisageaient de leurs yeux étincelants de folie. Ils semblaient s’organiser en une ronde serrée dont j’étais le centre. Je fis mine de la fendre, mais, à mon grand dam, on m’en empêcha. Je courais dans un sens, puis dans l’autre, jurant et tâchant de rompre les rangs silencieux ; en vain. Le mutisme de mes nouveaux geôliers se muait en une syllabe scandée en chœur que je ne connaissais que trop bien : « Ur ». J’étais littéralement jeté en pâture à cette meute de déments hébétés qui m’encerclaient. Ils se rapprochaient, je ne résisterais plus très longtemps. Un demi-sourire rendait leur visage encore plus malfaisant. La brume au sol, épaisse, putride telle une émanation de soufre, tourbillonnait autour de mes pieds. J’étais la proie d’une coalition d’aliénés dans une mare de fumée… « Phaséode ! » m’écriai-je absurdement. Les volutes malsaines s’élevèrent alors du sol. Les formes noires disloquées, rampant désormais en coulées de gaz tortueux, montaient à mon visage, s’insinuaient dans mes narines. Je me débattais, je roulai au sol face à mes spectateurs inébranlables. « Ur » fut le dernier son que j’entendis avant que mes oreilles ne se bouchent définitivement, investies par les ténèbres nées de mes anciens pairs. Recroquevillé à terre, secoué de convulsions et la gorge entravée, je m’abandonnai à mes maux. Mon corps s’emplissait des ombres puissantes ; il s’agrandissait de façon insupportable. Mes os craquaient. Malgré mes yeux qui piquaient atrocement, je me voyais noircir et gonfler.

Ur. Bientôt je me relèverais, immense et sans plus tousser. Nourri des souffrances et des démons des autres. Réceptacle du mal et d’une force surhumaine, je serais l’ennemi. Une énergie nouvelle me ferait ouvrir les yeux, sans jamais plus avoir besoin de parler. Je serais au milieu de mes adversaires vengeurs sans en craindre aucun. En me désignant à mon insu comme le bouc émissaire de ses âmes perdues, le Monde d’après avait commis une erreur monumentale. Ils me pensaient cible facile, maladroit totem à renverser. Ils se fourvoyaient. J’étais désormais la somme de leurs Érinyes, un géant invinciblement habité.

Une Cité d’ombres imprenable.

 

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