La grande arrivée

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants.– pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? J’ignorais l’origine exacte de ces sinistres faisceaux bleu noir qui déchiraient la nuit mourante au-dessus du port et je me garderais bien d’aller voir. Depuis « la grande arrivée », après les premiers temps de sidération et puis de vaines résistances j’avais finalement compris comme tant d’autres qu’il valait mieux ne pas se mettre en travers du chemin de ces visiteurs inopportuns. Leur arrivée il y quelques années ans s’est d’abord faite de façon discrète et pernicieuse, ici ou là on en apercevait un ou deux, parfois les cieux restaient zébrés des trainées rougeoyantes et moutonneuses que faisaient les réacteurs de leurs appareils si furtifs.  Lorsqu’on les croisait tardivement c’était toujours à proximité d’une installation que l’on qualifierait de stratégique en temps troublé de guerre, et même si on ne constatait aucun acte de sabotage à leur passage leur seul présence suspecte en ces lieux si essentiels au fonctionnement de nos sociétés aurait dû plus nous alarmer. Les contacts restaient rares, mais en ces endroits si particuliers leur présence se faisait un peu plus pressante. Dans un certain milieu autorisé on les avait guettés à ces points particuliers pour les apercevoir et certains avaient même prétendu avoir pris d’authentiques images, d’autres encore d’en avoir capturé un avant qu’il ne parvienne sous leurs yeux incrédules à s’évaporer par quelques technologies inconnues. D’autres affirmaient qu’eux même, que leur voisin ou que leur femme avait été enlevé au cœur de la nuit puis rendu à leur lit au petit matin. Les infortunés victimes de ces ravissements nocturnes étaient accablées à leur réveil d’un sentiment d’angoisse désagréable et persistant mais tels des somnambules ils n’avaient aucun souvenir précis de leurs mésaventures ni de ce qu’ils avaient fait ou vu. Les gouvernements, les autorités, civiles, militaires et religieuses ont d’abord nié leur présence peut être par ignorance ou bien pour ne pas exciter en vain les peurs de la foule. Dans les médias les maigres preuves tangibles, les quelques photos floues et les vidéos tremblantes prises par des témoins estomaqués étaient alors bien peu pour étayer la certitude de leur présence finalement si discrète. Bien sûr depuis longtemps à travers l’histoire, les astrophysiciens, des mathématiciens, des gourous des penseurs et plus récemment des exobiologistes, de tout bord dont certains de grand renom appuyaient la thèse de la possibilité de présence de vies intelligentes ailleurs dans l’univers. D’une part les lois des grands nombres et de la statistique rendaient fortement probable la vie sur d’autre planètes et d’autres part les théories gravitationnelles et quantiques donnaient crédit à des engins hypothétiquement capables de parcourir les incommensurables distances qui séparaient les mondes. Pour ma part je ne m’étais jamais vraiment intéressé à ces phénomènes avant « la grande arrivé » et ce n’est qu’après que j’appris par les médias que leur présence était suspectée depuis un certain temps. La « grande arrivée » changea tout et comme des millions d’autres incrédules, je m’imaginai d’abord l’évènement comme une mise en scène, comme une vaste plaisanterie, une opération promotionnelle pour un film à sensation ou au pire comme une attaque d’ampleur d’un obscure groupuscule religieux fondamentaliste. Il n’en était rien, l’attaque en était bien une et elle ne venait pas d’ici mais d’au-delà du ciel, d’au-delà de notre système, d’au-delà de l’espace.  J’aimerais dire que nous nous sommes bien défendus et qu’à l’issue de grandes batailles épiques où beaucoup des nôtres se seraient sacrifiés par amour de notre genre nous fûmes finalement débordés par des ennemis par trop fort. La réalité fut bien moins glorieuse, rapidement et méticuleusement ils ont neutralisé tous nos moyens de communication et de défense, il n’y eu pas vraiment de grands combats car la plupart de nos moyens de ripostes avaient été neutralisés dès le début de l’attaque et les quelques bataillons et escadrons encore mobilisables furent balayés comme fétus de paille au vent. Les fantassins mêlés à des civils mal équipés ont bien tenté de résister encore quelques temps, mais cette lutte armée frontale a vite tourné court tant les forces en présence étaient asymétriques.Dans une sorte de simulacre de confrontation, où ils jouèrent avec nous comme un chat cruel et sûr de sa victoire finale joue avec une souris essoufflée et sans issue, ils écrasèrent nos dernières forces. Devant ce déferlement de violence, la soudaineté de l’attaque et l’écrasante supériorité militaire et technologique de ces funestes envahisseurs nos autorités, nos gouvernements ont finalement abdiqué pour, le pensaient-ils, préserver l’essentiel, c’est-à-dire sauver notre genre de l’extermination pure et simple. Notre genre est sauf pour le moment mais nous sommes une planète sous occupation. Leurs ombres sinistres et menaçantes telle une épée de Damoclès au-dessus de la tête de celui que le destin condamne, pèsent depuis au-dessus de nos villes les plus importantes, et aujourd’hui ils circulent parmi nous librement et à la vue de tous comme un rappel quotidien de leur avènement et de notre subordination. Dans le monde d’après la « grande arrivée » nous ne sommes plus que des sujets astreins et dociles, fantôme de nous-même, rouages remplaçables de la nouvelle mécanique, du nouvel ordre.  Ils nous ont imposé par la force ou par la ruse de nombreux changements dans nos quotidiens, ils sont venus avec leurs dieux, avec leurs règles et leurs lois ; nous sommes une planète sous tutelle, dernier enfant adoptif de la fratrie sans nombre d’un empire galactique plus vaste que l’on aurait pu l’imaginer. Après nous avoir brisés, physiquement et moralement, ils se sont présentés comme nos libérateurs de notre condition misérable. Il se sont érigés en fédérateur de notre monde épars, et pour nous imposer leur maudite bienveillance ils n’ont reculé devant aucunes exactions, ni aucunes gentillesses. Déplaçant les populations, soignant les uns, exterminant les autres, rationnalisant nos habitations réduisant notre culture au rang de folklore rustique, ils nous ont également « mis au travail » dans des usines produisant les outils, les armes et les produits de notre propre asservissement, nous devons tous être productifs et contribuer par notre rendement à l’édification de leur empire.  Nos dirigeants les plus combatifs, les plus résistants ont été « convertis » ou ont disparu, remplacés par des individus opportunistes et durs plus enclin à mieux aider à asservir leurs semblables au prix de quelques avantages et distinctions – les misérables, les traitres, les collaborateurs. Je suis l’un d’entre eux. Ce qui nous arrive est terrible et injuste mais n’est pas sans rappeler, comme un retour de bâton, comme une leçon cinglante, les heures les plus sombres de notre propre histoire. Il y a plusieurs siècles, lorsque les premières puissances coloniales gourmandes de conquêtes ont étenduà force de combats et de supériorité technologique leur influence sur les peuples des contrées lointaines pour les « civiliser ». Pour les civiliser, les mettre à niveau, mais aussi et surtout pour exploiter leurs ressources naturelles et canaliser la force de travail de ces gens de territoires que l’on pensait comme sauvages et arriérés. Partout où je regarde je ne vois que désolation morale et abattement, nous avons collectivement baissé les bras tant le poids de la peur de l’humiliation et de la désespérance est élevé et cela contraste d’autant plus avec les panneaux d’affichages où sont placardés la propagande et les slogans positifs louant les bienfaits de la « grande arrivée ». Alors quoi ? relevons la tête, résistons ! Le prix de la résistance, il est trop important, et les résultats à en attendre sont misérables, dérisoires et pourtant. Pourtant ici et là dans l’intimité des maisons dans le secret des caves ou des sous-pentes des individus à l’orgueil blessé s’organisent en groupe et ces groupes se maillent en réseaux. Ces groupes et ces réseaux avec leur maigres moyens tentent régulièrement des actions de harcèlement et de déstabilisation. Force de résistance et de libération pour les uns, terroristes sanguinaires capables des pires atrocités pour emporter la vie de quelques occupants dans des attentats suicides qui font plus de victimes collatérales qu’ils ne neutralisent d’ennemis. Aujourd’hui je dois me rendre au consulat, je dois y rencontrer une fois de plus le chef de cabinet du consul de zone, il me connait bien, il a confiance en moi, je crois qu’il m’apprécie, je suis efficace, je l’aime bien aussi. Une zone consulaire est divisée en district et contient une grande ville et plus au moins sa périphérie immédiate. Je suis chef du district du centre-ville, c’est un poste important, j’ai été choisi par eux pour mes aptitudes en linguistique, j’ai vite appris à communiquer avec eux, je n’ai pas refusé, ceux qui refusent le regrettent. Je dois lui apporter nos revendications et lui présenter nos résultats du mois. Nous pouvons revendiquer, c’est prévu par le système, c’est même une obligation, nous devons porter à la connaissance de nos maitres toutes les perturbations ou difficultés susceptibles à plus ou moins long terme de dégénérer en conflits ouverts avec eux ou entre nous. C’est le règne de l’hypocrisie ? Pas tout à fait, leur sollicitude est bien réelle mais n’est guidée que par la recherche de l’efficacité, par la nécessité impérieuse d’anticiper les ruptures de charges, les baisses de productivité, les conflits sont dommageables car ils détournent la population de ses tâches au service de l’empire. Je suis apprécié car grâce à mes rapports, mon travail et mes actions, notre district est plutôt calme, le chef de cabinet sera une fois de plus content d’apprendre que nous avons neutralisé des perturbateurs. C’est encore le petit matin j’ai le temps, ce soir le couvre-feu prendra effet à 19h30, alors il sera interdit et dangereux de circuler dans les rues sans une autorisation officielle délivrée par les autorités, je n’en ai pas. Si je suis pris en dehors me ma zone d’assignation, les miliciens pourraient m’arrêter et même user de la force létale en cas de refus d’obtempérer, pire je pourrais croiser l’un d’entre eux, ils sont plus nombreux dehors une fois la fraicheur du soir venue et ont tendance à vite s’irriter. La journée nous appartient encore, la chaude lumière du soleil d’été semble les importuner, tels des cafards échaudés ils recherchent fraicheur et pénombre. Pour mieux supporter le climat, il se sont établis principalement dans les zones les plus froides de notre planète où ils peuvent sans difficulté rester en surface, partout ailleurs où la température ne leur est pas favorable ils se sont logés sous terre dans de vastes installations que nous avons édifiées selon leurs plans. Les structures enfouies à plusieurs centaines de mètres sous la surface se présentent d’ordinaire comme un entrelacs régulier de galeries de circulation et de pièces à usages divers. Ils ne remontent en surface que le soir venu, après 19h30.Voilà que j’arrive enfin au dernier point de contrôle, il m’en aura fallu déjà passer trois depuis que je suis parti de mon district, je suis enfin au consulat.  Je m’approche de la porte, et je signale ma présence en tournant l’interrupteur de l’interphone, une voix stridente dans une langue approximative et mal articulée me demande de m’identifier, je réponds en articulant exagérément pour mieux me faire comprendre. La porte s’ouvre sur un hall vigoureusement réfrigéré ; l’air est glacial pour moi, j’ajuste le col de mon blouson. Un garde est là, adossé au mur froid de l’immense et obscur parvis du consulat de district, sa haute stature et son regard blanc lui donnent une curieuse impression d’impassibilité et de sérénité.  A en juger par son avachissement, cela fait déjà un long moment qu’il a pris son tour de garde et il tue le temps en égrenant les perles d’une sorte de long collier. Je le connais, nous nous voyons souvent. Il me lance un regard qui veux dire – « un instant », il s’approche de moi et me fouille sommairement puis me fait signe d’un hochement de passer, cela fait longtemps qu’il ne m’a pas fouillé. Je vais jusqu’au bout du hall noir, je prends un ascenseur puis un autre pour descendre au fond des entrailles de la bête. Je connais cette partie du complexe sous-terrain par cœur, j’y viens tellement souvent, mais j’ai peu de temps, par chance les couloirs sont déserts pour le moment, il est très tôt. Je me rends à pas feutrés vers un réduit d’une galerie parallèle, je suis fébrile, je retiens mon souffle, j’ai peur de me faire prendre. Au fond de l’alcôve, derrière une caisse poussiéreuse remplie d’objets divers, je trouve le sac crasseux en toile beige. J’halète, je tremble, je parviens malgré tout à me saisir du contenu du sac et m’en équipe maladroitement puis m’efforçant de me souvenir des instructions que l’on m’avait donné la veille je parviens finalement à l’ajuster correctement. Je retourne sur mes pas et me dirige aussi vite que possible vers le bureau du chef de cabinet du consul. Il est là, deux gardes aussi. Ils me toisent tous les trois, lui ne comprend pas pourquoi je suis déjà là, il a l’air soucieux je crois, il me dit immédiatement qu’il ne peut me recevoir, qu’il est occupé pour le moment, que je dois revenir plus tard, il me congédie. Il tourne les talons et suivi des gardes il pénètre dans la pièce adjacente où se tient une assemblée avec quelques sommités de la zone, le consul de zone et surtout le grand consul. Avant que le sas ne se referme complètement je parviens à me glisser dans la pièce en bousculant les deux gardes, j’hurle le cri de ralliement de la résistance avant d’actionner les contacteurs de la ceinture d’explosifs que j’avais enfilé à grande peine et dissimulé sous mon blouson quelques minutes plus tôt. Le dispositif se déclenche, la ceinture explose, mais très partiellement, la déflagration me projette en arrière sur le sol et ne blesse que moi. Les dernières choses que je vois avant de m’évanouir ce sont les visages des deux gardiens qui fondent sur moi pour me neutraliser.

Enfin je reviens à moi, une douleur lancinante et aiguë pulse dans ma poitrine, j’ai mal, je n’en ai plus pour longtemps, la vie me quitte. Ils m’ont mis sur un brancard et m’ont sanglé de peur que je m’échappe, mais je n’irai plus nulle part. Je respire mal, mon souffle est court. Je l’entends.

– Je suis très déçu ! Il est furieux, il vocifère il parle bien trop vite et emploie des mots qui me sont inconnus, je ne comprends pas tout. Il veut savoir qui sont mes complices, qui m’a aidé et surtout pourquoi, moi le fidèle serviteur j’avais osé m’en prendre à eux, à lui. Je suis incapable de répondre, je n’en ai pas envie, je sens une douce chaleur monter en moi, bientôt je vais partir, je n’ai plus peur. Il continue de crier mais les mots n’ont plus aucun sens, ma tête bascule et mon regard se perd sur une affiche au mur, une affiche de propagande qui décrit le monde d’origine de nos tyrans domestique, le cœur de leur empire. Leur planète semble tellement froide et si humide, tellement différente de la nôtre, que sont-ils venu faire ici, pourquoi venir creuser des galeries et se terrer, qu’ils nous laissent tranquille, pourquoi ne retournent-ils pas simplement sur cette boule bleue, cette fameuse planète Terre…

 

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