Le chemin vert

 

« Comment a-t’il pu savoir à quoi je pensais ?
Parfois, on attise avec tant de force ses pensées qu’elles peuvent jaillir et retomber sur le cerveau d’une personne proche, comme des étincelles. »

Gustav Meyrink

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient elles maintenant avec tant d’incidence ? L’enfant, comme tous les siens,l’ignorait. Pour l’heure, il regardait la silhouette noire au sol qui s’allongeait démesurément. Se figeant, les bras levés, il vit son ombre grandir de plusieurs mètres encore, ressemblant à un arbre foudroyé qui allongerait désespérément ses branches couchées à terre vers un ciel inexistant.

La froidure du soir remontait du sol à travers ses jambes maigres, et la faim autant que l’inquiétude labouraient douloureusement son estomac trop creux. Il jeta un œil à son étrange compagnon de voyage. La durée d’une palpitation cardiaque, il envisagea de fuir, encore… Puis la force dégagée par le druide mythique l’obligea, de nouveau, à aligner un pas après l’autre sur le chemin de métal. Contemplant les deux lignes d’acier parallèles qui fendaient la plaine vers l’horizon, il songeait à ces histoires narrées par sa mère. Elle lui racontait comment, durant ces années défuntes qu’elle n’avait pas connues plus que lui, de gigantesques machines couraient le long du tracé métallique pour déverser des flots d’hommes qui travaillaient près des lumières.

  • C’était une période dangereuse, dans laquelle, l’homme, croyant être l’égal d’un dieu, a voulu façonner ce monde disproportionné dont l’humanité paye aujourd’hui la rançon…

Elle agitait en confirmation de ses dires le moignon difforme qui lui tenait lieu de bras gauche. De telles malformations étaient fréquentes. On accusait l’empoisonnement de l’air qui altérait les fœtus au sein même des matrices de leurs mères… Les mères… Sa mère… La pauvre, elle devait être rongée par l’inquiétude, surtout à présent que la nuit tombait. Cette pensée attisa la volonté de l’enfant qui osa formuler sa première réclamation au terme de cette longue journée.

  • J’ai soif ! Et je suis fatigué.

Les yeux glauques du druide, brillants et profonds comme un lac au soleil, le fixèrent un instant, puis la silhouette dégingandée désigna des constructions à l’horizon, signifiant sans doute que l’étape n’était plus très éloignée.

  • Une ville ancienne, songea l’enfant.

L’obscurité de la nuit se faisait d’encre et coulait, épaisse, autour des deux silhouettes, tandis qu’au loin les lumières vacillantes restaient seules à éclairer leur chemin.Les arbres morts plantés dans le sable prenaient face à elles un pâle reflet argenté. Ces lueurs lointaines qui s’assombrissaient de jour en jour ne servaient qu’à dissimuler la mort. Tout le monde le savait. Pourquoi donc se dirigeaient-ils droit vers elles ?

L’enfant ne comprenait pas… La journée avait pourtant débuté dans une fade banalité. Il était sorti de la caverne familiale, les mains chargées d’un bidon en plastique qui servait à transporter de l’eau. Sur le chemin de la rivière, alors que ses pieds nus ressentaient déjà la future morsure du sable sec et brûlant, il avait rencontré le druide. Celui-ci l’attendait-il ? Difficile de le savoir… On lui avait répété de se méfier, mais le gamin n’en avait pas tenu compte. Il avait fixé sans crainte le vieillard grand et maigre. Celui-ci avait rejeté en arrière le capuchon de toile qui couvrait son visage émacié avant de ficher ses prunelles, tel un coup de poing, dans celles de l’enfant. Et c’est là que ses ennuis étaient apparus. En un battement de cil, sa volonté fut prise en captivité pendant que le bidon glissait hors de ses mains brunes.

Ils étaient restés ainsi debout, face à face, durant de longues minutes, le regard inquisiteur fouillant la cervelle docile de l’enfant. Celui-ci chercha refuge dans les contractions rapides de son cœur, puis dans le gouffre qu’il sentait avoir à la place du ventre, mais il semblait qu’aucune cachette ne pouvait le dérober aux yeux investigateurs. Animal de proie hébété, il avait senti son libre arbitre se dissoudre et son corps se figer, tel un lapin pris dans le faisceau d’une lampe torche.

Au prix d’un effort surhumain, le garçon s’était soustrait un instant aux deux foreuses sombres qui lui perçaient les membres et l’âme pour contempler le reste du visage du druide. De profonds sillons ridés traçaient des cicatrices dans l’épiderme du visage ancien taillé à la serpe. La peau était poisseuse, visqueuse presque suintante, mais, surtout, elle paraissait verte.

Le contrôle des évènements lui avait ensuite échappé. Il apparut que la volonté du druide était de marcher vers l’horizon, en direction des lumières agonisantes. Cette conviction exhalait de toute sa personne, imprégnant l’enfant qui se gorgea de l’idée telle une éponge.

  • Allons-y ! s’était-il alors écrié plein d’entrain. Partons voir les lumières sombres!

Il avait ainsi trotté alertement toute la journée dans la poussière de la piste, les yeux fixés sur les rails métalliques qui le poussaient à aller de l’avant. Le vieillard n’avait pas prononcé un mot, mais il marchait à ses côtés. Leurs pieds égrenaient sur le sable un concert assourdi de sons mats. C’était le seul bruit que faisait son compagnon. Un pas qui était presqu’un frottement. Il glissait là ou l’enfant bondissait.

L’arrivée de la nuit avait assoupi l’enthousiasme du gamin, et les préoccupations matérielles refaisaient surface. La faim, la soif, le froid, la peur… tout cela n’avait été muselé que peu de temps par la commande que les doigts invisibles du druide semblait avoir sur son raisonnement. La pensée de l’enfant lui revenait peu à peu, droite et ferme…

Ils arrivèrent aux premières maisons de la cité déserte. Toutes les constructions étaient abimées, soufflées par une explosion ancienne. La plupart d’entre elles étaient éventrées, offrant à la lune et au regard de l’enfant terrorisé des relents du monde d’avant. Les bâtiments détruits vomissaient devant eux un fatras de briquaillons poussiéreux et de bois rongé par les vers.

  • Ça pue la mort… murmura le garçon à son taiseux compagnon, mais celui-ci lui fit signe d’avancer.

Une fois de plus, une volonté plus grande que la sienne s’empara de ses muscles secs et lui fit faire une centaine de pas dans la direction donnée par le druide.

Ils entrèrent dans une maison moins détériorée que les autres. Quatre murs, toujours debout, encadraient une grande pièce intérieure qui avait pour unique mobilier une bassine métallique remplie d’eau boueuse. Du doigt, le vieillard désigna le récipient à l’enfant qui ne put retenir un cri de plaisir. Il se précipita et but à grande lampées.

Lorsqu’il fut hydraté, il s’assit sur le carrelage. L’étrange et lourde cage qui emprisonnait son esprit s’était disloquée, emportée par le torrent d’eau qui avait irrigué son œsophage. Face à lui, le druide avait relevé sa lourde tunique brune et laissait apparaître des pieds secs, aussi desséchés que des figues de l’année dernière. Maintenant que le garçon arrivait à s’émanciper de son influence, il pouvait se donner loisir de mieux l’observer. Sa peau ne semblait pas verte, elle l’était. Le vieillard glissa ses pieds l’un après l’autre dans la bassine et se tint debout au-dessus de l’eau, son corps ondulant mollement de droite à gauche tandis qu’un sourire de contentement fendait en deux son visage olivâtre.

Les narines en réceptacles, l’enfant tenta d’inspirer l’odeur de l’étrange personnage comme un aimant attire à lui la limaille de fer. Rien. Il ne sentait rien… Juste, éventuellement, une odeur d’humus légèrement écœurante… Un peu de décomposition peut-être dont il ne pouvait estimer si elle provenait des ruines de la ville ou du vieillard.

Celui-ci, les pieds toujours plongés dans la bassine, semblait se gonfler de liquide à la manière d’un spongiaire. Sa peau fripée se tendait progressivement, prenant la couleur foncée des feuilles d’érable pendant que le niveau d’eau de la bassine baissait significativement.

L’horreur ressentie par l’enfant était à son comble, et elle prit une ampleur jamais atteinte lorsqu’il réalisa que l’emprise du druide était revenue, plus infrangible et pleine encore qu’elle ne l’était au matin.

Il supplia mentalement:

  • S’il vous plait. Nous ne pouvons pas continuer. Les erreurs des anciens nous empêchent d’aller par là-bas… Laisser moi partir… S’il vous plaît…

En réponse, il reçut un regard perçant, lumineux dans l’obscurité qui trancha ses craintes d’une certitude :

  • Tu vas comprendre bientôt, petit. Et maintenant, dors !

Soudain ivre d’un sommeil de plomb, l’enfant ferma les yeux et s’assoupit sans qu’un rêve ne vienne perturber sa nuit.

Le matin les cueillit dans la position qu’ils avaient adoptée la veille : le gamin couché sur le carrelage, et le druide debout, les pieds dans la bassine totalement vide à présent.

L’enfant regarda ses propres pieds. Ils présentaient des ampoules larges et gonflées. Sa peau était rouge d’avoir trop pris le soleil, et il fut pris d’une nausée si violente en se levant que le maigre contenu aqueux de son estomac gicla en flots acides sur le sol poussiéreux. Il savait que la moindre plainte n’aurait servi qu’à faire resserrer l’étau qui emprisonnait son cerveau et dont seul son compagnon avait la clé. Il se tut donc et se remit en marche, même si l’enthousiasme qui avait ailé ses pas la veille s’était désintégré dans l’ambiance morbide de la ville déserte et dans les crampes de son ventre torturé.

Sa mère lui avait appris à déchiffrer quelques caractères d’écriture de l’ancien monde, aussi, lorsqu’ils passèrent devant une plaque métallique percée de rouille, il discerna le mot « Cattenom ». Tel était donc le nom de cette nouvelle Sodome… Cattenom.  Si d’aventure un chemin le reconduisait un jour chez lui, il pourrait témoigner de la désolation qu’il y avait vue. La ville était morte, victime sans nul doute d’une pluie de feu et de souffre. Hélas, plus le temps passait, moins il se faisait d’illusion quant à un éventuel retour auprès des siens. Les lumières au-devant desquelles il courait sous la contrainte du druide ne dégageaient rien qui puisse lui être favorable, et le haut-le-cœur qui agitait sa cage thoracique le lui confirmait. Issu d’une civilisation grandiose, l’humain avait voulu s’ériger en roi, et les dieux l’avaient puni puis renvoyé se protéger en tremblant dans les tréfonds des cavernes, tel un petit singe essayant de s’abriter de la pluie. Il ne fallait pas aller là-bas. C’était interdit ! Il le savait depuis sa naissance ! Et pourtant, malgré la panique et la douleur, ses pieds continuaient obstinément à obéir au druide qui le guidait.

Le rayonnement du soleil, rampant comme un serpent de feu, avait progressé vers le zénith lorsqu’ils arrivèrent aux tours lumineuses. Malgré la clarté de la mi-journée à laquelle il s’était habituéeet le fait que, de loin, les lueurs paraissaient plus pâles, l’enfant dut fermer les yeux pour éviter l’aveuglement. Il entrouvrit juste ses paupières, telle une persienne, ne laissant filer qu’un rai de lumière lui permettant de distinguer ce qui se passait autour de lui.

Des quatre immenses tours à moitié écroulées se dégageaient un éclat et une chaleur issue des enfers… Mais ce n’était pas cela le plus incroyable. Surmontant cette ambiance d’Apocalypse, une plante immense avait envahi l’endroit. Il ne s’agissait pas de végétation telle qu’il avait coutume d’en voir près de la caverne familiale. Les arbres, les fleurs ou les légumes qu’il connaissait étaient généralement rampants ou grimpants, de taille modeste ou très massive, mais ils étaient toujours immobiles, ne laissant voir qu’ils croissaient et se modifiaient que lentement, au fil des jours et des semaines. Ici, par contre, la gigantesque plante qui poussait le long des tours se mouvait et agitait son feuillage tel un océan vert avant la tempête. Les branchages semblaient mus par une volonté palpable, physique et incommensurable en ampleur ! L’enfant voulu fuir, mais ses jambes de plomb restaient fermement plantées dans le sol. Autour d’elles, il sentit s’enrouler, en tourbillons rapides et dans un contact écœurant, de solides lianes.

Et soudain il comprit. La plante s’alimentait des lumières, et celle-ci défaillaient, s’épuisaient devant l’appétit vorace. Pour survivre les feuilles démentielles devaient à présent trouver d’autres sources de nourritures…

Il n’était rien d’autre qu’une denrée pour la végétation monstrueuse. Le vieillard l’avait mené à elle comme l’odeur du droséra guide une mouche sans cervelle. La perception de la mort imminente tournoya dans son cerveau, transmise par la plante elle-même. Cette sensation d’avoir son esprit pris en otage était la même qu’avec le druide à la peau verte, mais beaucoup plus imposante – un millier de fois plus aiguisée. Son esprit n’appartenait pas à la plante, il en faisait partie… Et la vérité lui apparut : Ce n’était pas l’explosion ancienne le vrai danger… Ce n’était pas la lumière… C’était elle !

La végétation lisait ses pensées avec une joie végétale patente :

  • Voilà bien les hommes ! riait-elle. Narcissiques au point de croire que leur déchéance est liée à leurs actions passées. Quelle faiblesse d’esprit que cet égocentrisme !

Une image séculaire passa de la mémoire de la plante à  celle de l’enfant. Un souvenir qui plantait ses racines fermement dans le passé révolu de l’ancien monde. Il vit les tours lorsqu’elles étaient encore intactes, à l’époque où les hommes extrayaient l’énergie nécessaire au fonctionnement de milliers de machines. Il observa aussi, près des réacteurs une graine de plante minuscule qui, plutôt que de mourir irradiée, avait choisi de s’alimenter de l’énergie dégagée par les tours. Il la vit grandir en se dissimulant dans le béton armé, rongeant la structure de l’intérieur, lézardant les puissantes constructions, lentement, comme un cancer qui ronge un organisme à son insu avant d’éclater…

  • Un cancer ? Allons ! Ce n’est pas moi que la nature a expectoré ! L’humanité n’était rien d’autre qu’une excroissance, une erreur, une tumeur dont elle s’est débarrassée grâce à moi. Elle a utilisé ce qu’elle pouvait pour me créer, même s’il s’agissait d’une invention humain Et maintenant, elle m’enjoint à terminer le travail en modifiant mon appétit. Que veux-tu ? Nous n’y pouvons rien, ni toi, ni moi. La nature à tous les droits petit humain, et lorsqu’on les lui vole, elle finit par les reprendre. Toujours. Toujours… Toujours.

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