Affaire suivante !
« Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants — pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? »
Gwenegan huma par son groin le message holographique qu’il tenait entre ses tentacules antérieurs. La vérité morne transpirait par ses pores lumineux : Keroulac, le quartier-maître, récupéra cette boue gluante avec une éponge calibrée, capable de récolter les émotions provoquées par la lecture énigmatique de ce cryptogramme d’outre-tombe. Une fois déposée dans l’analyseur spectral, la boue séborrhéique n’eut plus aucun secret pour l’assistance.
Une gorgone diaphane dansait au milieu de la salle d’audience. Ce visuel s’accompagnait d’une voix mécanique : elle entamait la traduction. Keroulac manœuvrait les prismes de l’analyseur avec précision, déroulant ainsi les faits qui depuis 25 milles ans terrestres — environ une semaine à notre échelle temporelle — avaient modifié ce monde perdu recouvert par un océan d’acide prussique, inhabitable.
L’amiral émit un long gémissement, écuma, puis se dressa comme une mangrove, sur ses tentacules postérieurs. Ce témoignage, aussi concis soit-il, ne pouvait donner en si peu de sèmes, une valeur inattaquable sur la position du vaisseau mère au moment de l’impact. Qu’une armée entière se perde ainsi aux confins de la Voie lactée, puis, par une malheureuse erreur de pilotage, s’écrase en exterminant une dizaine de milliards de terriens, cela, Gwenegan ne pouvait l’admettre.
- L’analyseur spectral est pourtant clair, amiral. « Le monde d’après » signifie « la planète Terre submergée d’acide prussique »
- Je conteste ! Vous êtes un minable, Keroulac.
- Pas d’invectives, sinon je fais évacuer la salle.
Celui qui venait de parler fit trembler le sol en le martelant de sa voix caverneuse. Les ondes sismiques qu’il provoquait avec sa trompe hypnotique forçaient le respect. Président ordonna de poursuivre.
- « Les ombres assagies », tenta Keroulac, signifient…
- Foutaise ! Il n’y a pas plus d’ombres assagies, que de cervelle dans le crâne mou de Keroulac.
Une décharge d’onde hypnotique traversa l’octocorps de l’amiral. Ses tentacules giclèrent des baves hurlantes, ce qui fit rirent les témoins du premier rang — à charge, bien entendu.
- Encore une intervention de cette espèce et je vous expédie dans le prochain trou noir. C’est bien compris, amiral Gwenegan ? Quant au premier rang…
Un silence de mollusque s’abattit sur le prétoire. Le quartier-maître regardait de toutes les facettes de ses yeux humides le front perlé de sueur putride de l’accusé Gwenegan. Des phéromones de soutien parvenaient discrètement jusqu’à l’accusé. Celui-ci pouvait être sûr qu’un coup de théâtre allait se produire en sa faveur.
- Venons-en à l’expression « drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants ».
Keroulac esquissa un sourire visqueux. La description concordait en tout point à l’accusé. Le doute qui jusqu’ici profitait à qui de droit semblait s’estomper à la grande satisfaction de l’accusation.
- L’analyse grammaticale et sémantique de ce groupe nominal par les plus grands sémiologues de l’empire galactique vient conforter les résultats de l’analyseur spectral.
- Les faits, quartier-maître Keroulac. Les faits !
- J’y viens, Président, j’y viens. Je voudrais d’abord vous montrer ceci.
Des oh ! des ah ! de stupéfaction emplirent l’hémicycle. Keroulac déposa la mini-sonde sur le socle d’exposition. Celui-ci s’éleva dans les airs pour montrer à l’assistance le conteneur dans lequel le message fut découvert. Des symboles énigmatiques gravés sur une des faces de l’engin, ainsi qu’un dessin représentant deux créatures pourvues de quatre tentacules, puis un disque en or duquel les expertsréussirent à extraire des phonèmes musicaux, tout semblait prouver l’origine terrestre du message scriptural. L’affaire semblait perdue pour l’accusé.
C’était sans compter sur la perspicacité de Gwenegan qui assurait seul sa défense.
- Vous oubliez bien vite la forme interrogative de ce prétendu message, mon cher quartier-maître. « Pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? » Vos éminents experts devraient revoir leur copie. Expliquez-moi comment vous avez traduit cette proposition. Et là, je m’adresse à la Cour et à l’ensemble des jurés : sur quelles bases sérieuses l’accusation peut-elle vous convaincre de ma culpabilité ?
- Quartier-Maître Keroulac, répondez à l’accusé.
L’embarras de l’accusateur céda vite la place à une profonde jubilation, qui s’exprimait chez cet octopode réservé, par des frétillements du groin, et une certaine décoloration des tentacules postérieurs. Son exposé, brillant par sa concision, cachait néanmoins un défaut que l’accusé ne tarda pas à révéler.
- Mon pauvre Keroulac. Je vous pratique depuis trop longtemps pour ne pas tomber dans vos pièges grossiers. Et j’invite la Cour à en faire autant. Vous dites que le seul vaisseau de l’empire capable de voler en émettant de la lumière sombre est le vaisseau amiral, c’est-à-dire, le mien. Or, l’auteur de ce prétendu message — dont je conteste l’authenticité, et je le prouverai sur le champ —, cet auteur ne peut être un terrien, car le niveau de connaissance de ce peuple d’arriérés n’atteint pas celui d’une meute de krills en chaleur.
Président martela le sol si frénétiquement qu’un lustre d’anémone s’écroulât sur le premier rang expulsant une myriade d’aiguillons urticants, ce qui provoqua une interruption de séance. Le service d’ordre eut beaucoup de peine à ramener le calme parmi les témoins à charge— et on les comprend : qui n’a pas connu les démangeaisons insupportables provoquées par ces créatures luminescentes ?
Dans la salle des palourdes égarées, les commentaires allaient bon train. Des journalistes profitaient de cette accalmie pour interroger les protagonistes de cette affaire hors norme. Gwenegan émit discrètement, pas ses pores latéraux, des phéromones de communication supraluminiques en utilisant le transmetteur que lui tendait le commentateur pour son interview. Risqué.
Quand Président actionna sa trompe hypnotique pour annoncer la reprise des débats, personne ne remarqua l’absence du quartier-maître Keroulac. Puis, des huissiers en livrée d’apparat dansèrent et mimèrent des ondes sémantiques en direction de la présidence, ce qui eut pour effet d’interrompre une deuxième fois la séance. Sans accusateur, un procès digne de ce nom n’aurait plus de sens.
Soudain, de la gorgone diaphane, surgit Keroulac accompagné d’une créature, ce qui provoqua une onde d’admiration parmi l’assemblée qui n’avait pas encore évacué l’hémicycle.
- Quartier-maître Keroulac ! Quelle est cette mascarade ?
- Pardonnez mon retard, Président, mais je sollicite une salle de danse privée.
La salle de danse privée permettait à la défense ou à l’accusation de soumettre à la présidence un point litigieux susceptible d’influer sur le cour des débats. Gwenegan commençait à douter de sa tentative de communication : avait-elle été interceptée par ce filou de Keroulac ? Quand celui-ci présenta la créature à la présidence, Gwenegan expulsa des baves putrides par ses pores lumineux, que Keroulac s’empressa de récolter avec une éponge calibrée.
- Je proteste énergiquement contre cette mise en scène !
- Amiral Gwenegan, suspendez-vous ! Quartier-maître Keroulac, procédez.
La créature ressemblait étrangement à celle gravée sur la mini-sonde. Des phonèmes incompréhensibles s’échappaient de son orifice sommital. La traduction commença quand l’accusateur plongea le liquide récolté sur Gwenegan dans l’analyseur spectral. La gorgone ondula, puis de son corps diaphane on perçut un chant mélodieux. Président écoutait attentivement ce qui ressemblait à une présomption de culpabilité pour l’amiral.
- Bien, Keroulac. Votre témoin est autorisé à s’exprimer en salle d’audience. Mais, la prochaine fois, quartier-maître, abstenez-vous de perturber les débats.
On l’avait installée sur le socle d’exposition de sorte que chacun put admirer le quadricorps de cette créature énigmatique. Keroulac avait suffisamment récupéré de bave putride sur l’accusé pour qu’il ne soit pas nécessaire de recommencer. La gorgone délivra à nouveau son chant mélodieux. En arrière-plan, des ombres fatiguées semblables à cette créature tentaient de s’échapper du cataclysme qu’une gigantesque collision avait provoqué. On distinguait nettement une armada de vaisseaux transgalactiques s’échapper de l’horizon sous un angle d’incidence tel qu’il ne faisait plus aucun doute : le seul vaisseau capable d’émettre de la lumière sombre pour provoquer une incroyable transformation et submerger une planète d’acide prussique ne pouvait être que celui de l’amiral.
Heureux d’avoir pu intercepter les phéromones supraluminiques de l’amiral, Keroulac retourna se suspendre en face du prétoire, en frémissant du groin, légèrement. C’est alors que se produisit l’impensable : de la gorgone s’échappèrent maintenant des morphèmes tout à fait compréhensibles, mais indépendants du contexte. Il n’était plus question de planète en détresse, de quadricorps fuyant comme des ombres « à la volée », ni de « regards luisants » ou de « lumières sombres ». Mis bout à bout, ces ondes acoustiques suggéraient une tout autre histoire. Des terriens soucieux de transmettre à d’autres formes de vie leur existence solitaire aux confins de la galaxie envoyèrent une mini-sonde au-delà de leur système solaire.
Les tentacules antérieurs de Gwenegan changèrent subitement d’aspect. Du rose fuchsia, elles prirent des couleurs arc-en-ciel, puis se mirent à scintiller comme mille feux. Ce coup de théâtre tant attendu par l’amiral venait de se produire. Le message que transportait la mini-sonde et qui l’avait envoyé devant un tribunal comme un vulgaire pourpier, ce message n’était qu’un simulacre, qu’une invention, une [kʁeasjɔ̃] [liteʁɛʁ], dans le langage de ces créatures terrestres.
- Amiral Gwenegan, par son vote incontestable, le jury impérial vous relaxe des charges qui pèsent contre vous. Vous êtes libre.
- Président, puis-je émettre une requête en dédommagement du préjudice subit par toute cette affaire ?
- La Cour vous écoute, amiral Gwenegan. Mais soyez bref, une autre affaire nous attend.
- J’aimerais, si cela est possible, être propulsé sur la planète Terre pour le restant de mes jours.
- Vous êtes libre, amiral Gwenegan. Mais, pourquoi choisir l’exil ?
- Écoutez, Président. Je souhaite quitter l’amirauté. Je crois pouvoir utiliser cette créature pour m’enrichir.
- Vous enrichir ? Mais de quoi ?
- Vous permettez ?
L’ex-amiral dirigea ses tentacules antérieurs en direction de la créature. Une clameur incroyable secoua l’hémicycle quand l’octocorps de Gwenegan, méconnaissable, prit la forme d’un pauvre quadricorps surmonté d’un orifice d’où s’échappaient des ondes mélodieuses.
« Non, ce n’était pas le rafiot
De l’amiral, ce vaisseau
Qu’on se le dise à l’astroport
Dise à l’astroport »
- Affaire suivante !
TWITTER > Partagez et Tweetez cet article > (voir plus bas)