Les chaînes et les masques

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants — pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?  Ma volonté s’était trop atrophiée au fil des jours pour que j’essaie de comprendre le lien — avais-je encore envie d’en saisir les secrètes visées, en fait ? — entre la multiplication de ces inconnus et les perspectives bouchées des avenues que j’arpentais.  Poser des hypothèses ?  Conduire un raisonnement jusqu’à son terme ?  J’avais perdu cette capacité de ratiocination suivie, tour à tour mitée par la claustration, effilochée par les injonctions contraires, étiolée par l’insolence de ces témoins de mon obéissance…  Je ne sortais plus de chez moi sans un petit frisson, serrant les épaules parce que je m’exposais à une bienveillance inexorable et tacite, coutumière des disparitions que l’on expliquait toujours par la maladie de la victime — celle dont l’individu souffrait, ou qu’il allait propager ou qu’il risquait d’attraper.  Et le ciel s’assombrissait dès que j’y pensais trop longtemps.

Je conservais tout juste la force de m’étonner de ce rétrécissement du monde — et d’espérer que j’arriverais à garder André à l’intérieur du cercle qui se refermait sur nous.  Les causes et les responsables, je n’avais plus l’énergie de les conspuer, encore moins de les combattre, et à peine celle de les accuser. Si je demandais pourquoi, c’était sans espoir d’obtenir qu’on me réponde ou que je réagisse.  Au nom de quoi s’indignerait-on de la grisaille envahissante quand on avait tout sacrifié à un futur que nous ne verrions jamais ?  Il ne restait que le choix de choisir son camp, celui des observateurs ou celui des sujets observés.

Les rues de la ville automnale s’étaient vidées des sourires d’avant, car ni les ombres pressées ni les voyeurs en maraude ne montraient leur bouche.  Et j’envisageais volontiers qu’il y avait là une détermination obscure d’empêcher le peuple de montrer les dents, même s’il fallait pour cela priver tout le monde des sourires polis entre passants, des saluts réjouis d’une autre époque, des mimiques chaleureuses et fraternelles de voisins qui se partageaient la ville avec bonne humeur…  Les récalcitrants se faisaient rares, sauf par les jours de pluie quand ils maniaient le parapluie avec aisance pour cacher aux indiscrets qu’ils avaient dénudé leur visage et pour le relever à bon escient, quand ils croyaient avoir en face d’eux une graine de rebelle et qu’ils illuminaient d’un grand rire silencieux leurs traits livrés par un hochement rapide du dôme de toile.

Chaque jour, en vérité, nous avions été plus nombreux à basculer dans le camp de ces ombres dociles, voilées, réglées à la baguette, embaumant le gel alcoolique et astreintes à la marche dans des rues aux commerces fermés à jamais.  Ce matin, mon tour était venu d’endosser mes vêtements sécurisés, aux capteurs prompts à s’alarmer de la présence dans l’air de virus vaguement dangereux et capables de prévenir les autorités s’ils détectaient des aérosols infectieux ou un excès d’émissions carbonées. Le costume m’épargnerait l’attention trop insistante des flâneurs aux aguets.  Il me rassurerait que j’étais protégé et il faucherait encore un peu plus ras l’herbe vivace de mes espérances.

Sur le chemin du retour, je faillis me heurter à un de ces inimitables escogriffes.

J’avais à demi fermé les yeux en fredonnant presque sans bruit quelques notes de l’Hymne à la joie.  Amis, amies, tous mes amis que je ne rencontre plus…

Il y avait de la musique dans ma tête, mais pas dans mes oreilles, car il était désormais interdit de se promener sans pouvoir faire preuve de toute la vigilance requise par les autorités.  Gare à celui ou celle qui se frotterait de trop près, par la faute d’une distraction inexcusable, à une autre ombre amenée à résipiscence par l’ordre nouveau.  Si un flâneur aux yeux perçants ne se précipitait pas pour verbaliser, une amende ponctionnerait automatiquement son compte de citoyenneté, une fois enregistrée la dénonciation des mouchards que nous traînions avec nous, au fond de nos poches ou dans le repli d’une couture.

L’homme arrêté en plein trottoir portait une casquette délavée sur un crâne au cheveu rare.  Son habillement constitué d’éléments disparates — un blouson à capuche grise, un foulard d’un bleu pastel, un pantalon si grand qu’il tire-bouchonnait des genoux aux chevilles — m’aurait fait ricaner si son regard ne m’avait pas balayé de la tête aux pieds.

« Que me voulez-vous ? lui demandai-je.  Je rentre chez moi. »

Son masque se gonfla, un instant, d’une expiration soudaine.  Son regard insistant me rappelait celui d’un autre, si fatigué qu’il cillait au ralenti, les paupières cernées d’une chair boursouflée et malsaine.

« N’êtes-vous pas un ami d’André ?  Mon fils, qui étudiait à l’université.  Dans le monde d’avant.  Vous savez bien ? »

Ce que j’avais souhaité exprimer s’était délité en cours de route, les phrases se désagrégeant et les idées s’évaporant.  Il ne répondit pas, son regard toujours posé sur moi, puis il se remit en marche.

Désormais, le trajet était long de mon lieu de travail à notre demeure.  Parce qu’il fallait marcher, j’avais le temps de réfléchir.  Je songeais à l’histoire de cet esclave qui, affranchi par son maître, était revenu une nuit entrer par effraction dans la demeure qu’il avait servi afin de voler ses chaînes.  Quand on l’avait retrouvé, on avait fouillé son humble masure et exhumé les chaînes enterrées sous son lit.  Pourquoi les avait-il volées ?  Interrogé, il avait répondu que sa captivité lui appartenait maintenant qu’il était libre.

Cette logique était-elle bien celle de mon fils qui refusait de se joindre aux ombres de la ville ?  André se terrait dans sa chambre, en refusant de sortir, même si je le soupçonnais de s’aventurer à l’extérieur durant ma journée de travail, pour faire comme les récalcitrants.

Le soir, en revenant à la maison, je recherchais les ruelles que ces réfractaires empruntaient en chevauchant parfois une moto afin de passer trop rapidement pour être interceptés par les surveillants.  Sans casque et sans masque, la mine hilare, les yeux plissés par le vent de leur course.  S’ils avaient des insultes aux lèvres en me criant de m’écarter, ce n’était pas pour cette raison que leur bouche m’apparaissait comme une obscénité.  J’avais perdu l’habitude de voir des étrangers exhiber ainsi leur intimité, comme s’ils exposaient leur entre-jambes dévêtu tout près de mes yeux, alors que cette ouverture béante sur un puits moite et grouillant de vie microscopique m’évoquait nécessairement des actes si personnels qu’ils me donnaient désormais la nausée.  Des gestes enfin relégués à la sphère privée grâce au changement des mœurs et qui me révoltaient.  Croquer de la chair morte, la déchirer, la mâcher, la mastiquer, l’avaler.  Inspirer et expirer, en libérant tous les microbes et autres organismes qui se promenaient des bronches aux fosses nasales.  Parler, chanter, répandre ses pensées à tous vents, sans les filtrer, sans les stériliser, sans se soucier de dégoûter autrui…

Pas une de ces insultes n’avait été proférée avec les intonations de mon fils.  Pas une de ces rencontres ne m’avait fait entrevoir mon André.

Qu’aurais-je fait en l’apercevant ?  Rien.  Je n’étais qu’une ombre trop sage, convaincue d’acheter de ma soumission l’avenir de la prochaine génération, lorsque les nuages à l’horizon s’écarteraient enfin pour que perce une lumière nouvelle.  Je ne vivais pas dans le monde d’après, mais dans celui de l’entre-deux, estran temporel qui avait autrefois mérité son nom au moyen âge.  Prisonnier de cet intervalle entre deux époques, pouvais-je secourir un enfant qui vivait encore dans le monde d’avant ?

Une surveillante m’accosta dans l’entrée de mon immeuble.  Vêtue tout de noir, et d’une minceur aussi autorisée que la longueur de ses cheveux blonds réduits à un vague pelage sous le capuchon.

« Je vous apporte des nouvelles de votre fils André.

— Mais je vous connais.

— Non.

— Rosina, voyons…

— Ce nom n’était qu’un masque. »

Elle abaissa son masque, qui dissimulait des lèvres badigeonnées d’une matière grossière — cire ou argile claire — qui les scellait en débordant sur les commissures de la bouche.

« André ne reviendra pas.  Ne me demandez pas où votre enfant est parti.  Il reste des forêts et des montagnes, où le soleil se lève encore.

— Comment… »

Elle était muette, de toute évidence, bâillonnée par quelque sortilège qui la réduisait à un regard réprobateur au service de notre santé collective, et je l’avais pourtant entendue.  J’ai constaté ensuite que sa voix émanait du carré d’étoffe blanche qu’elle avait gardé à la main.  Le tissu vibrait comme la peau d’un tambour, gouverné par une magie assez sournoise pour se moquer de la servitude imposée aux marcheurs sans nom — ou, plutôt, pourvus d’un nom qui n’était que la vérité du pouvoir qui se servait d’eux.

« Nous sommes plusieurs à nous cacher parmi les flâneurs aux yeux d’acier, prononça la voix soyeuse.

— Dites-moi que ce n’est pas tout ce que vous faites.  N’y a-t-il d’espoir que dans la fuite ?  Organisez-vous autre chose que des évasions ?

— Acceptez de n’être plus qu’un masque et on ne pourra plus rien contre vous.

— André a refusé, n’est-ce pas ?

— Les refusants sont nos seuls héros. »

J’ai voulu la croire, pour que brille en moi la certitude de la liberté conquise par André sous d’autres cieux, loin des ombres que les temps dessinaient sur les parois de notre prison.  J’aurais ainsi une existence moins veule, au-delà de notre horizon occulté, une vie détachée de cette ombre trop lourde à porter afin que je puisse voler vers le soleil.  Oserais-je même espérer qu’André revienne chercher un jour ses chaînes ?

Celle qui avait porté le masque de Rosina me fixait de son regard asservi et périlleux.  Si j’osais la prendre au sérieux, serais-je coupable à ses yeux ?  Car je me gardais bien de confondre la femme aux lèvres de glaise qui me scrutait et l’accessoire qui me racontait ce que je voulais entendre.  Mais si elle m’arrêtait, ce serait la preuve que je n’étais pas qu’une ombre et j’aspirais presque à cette reconnaissance.

Seulement, j’hésitais encore, ma résistance usée par les événements et trop affaiblie pour me permettre de prendre parti avec mon assurance d’antan : pouvais-je faire confiance à la parole d’un masque ?

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