Danger : câbles

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisent en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinent-elles maintenant avec tant d’incidence ? Aucune idée. Je m’endors.

Nappé de stress, je serpente parmi les débris informatiques. Trois vertèbres craquent, contre le plafond brûlant. Dans un angle, un curseur m’indique la cible. Je rejoins l’incident, puis approche ma main gantée vers le câble. Mais il ondule, claque, siffle. Dans un éclair, il bondit sur moi la gueule ouverte, les broches gorgées de venin…

Je sors du cauchemar les poumons pleins et la gorge sèche. Il est trop tard pour se rendormir. Levé, je lance le café d’une main gauche, m’affale sur l’unique chaise bancale et déplie la tablette au mur. La présentatrice grésille, suivie par un androïde de terrain.

 

« …ur les lieux de l’incidents, que se passe-t-il autour de vous en ce moment ?

  • En effet, je me trouve actuellement en périphérie de la zone où s’est produite la série d’explosions, il y a 46 minutes et 29 secondes. Le sol est jonché de câbles morts ou abimés, certains rampent, désorientés. Les premiers secouristes assistent les victimes. On décompte 644 morts à l’heure actuelle, mais beaucoup d’employés restent encore disparus. Les causes exactes des détonations sont encore inconnues mais les investigations se pours… »

Première attaque. C’est tôt, pour un samedi. Dehors, le néon solaire s’allume. Peu importe qu’on m’y envoie, là où là, le travail du jour demeure le même. J’avale deux shots d’expresso translucide et passe en cabine sanitaire. J’en sors comme neuf après un flash blanc, me rase au laser et enfile ma combinaison isolante. À cinq heures pile, mon implant bipe, m’indiquant la position du site à décâbler d’urgence. Mon bail de location s’achève à six heures tous les matins.

Le salaire minable dont je suis l’esclave ne m’accorde pas la moto futuriste dont je suis doté dans mes rêves les plus doux, je franchis le portique du métro en baissant les yeux sur ma condition précaire et cligne sur un épisode, le temps du tunnel.

 

*

 

À peine débarqué, un robot quadrupède m’encadre, qui me guide jusqu’aux décombres encore chauds d’un complexe informatique. J’intègre la file de collègues devant le portail installé par le service public, puis pointe en passant ma paume sous son œil biométrique.

Sur le portail, tous les chiens officiels se mettent à jour par vipère USB. Ils téléchargent une cartographie 3D du site. Je me connecte au mien. Sur trois hectares de ruines, 700.000 câbles sont répartis. 100.000 sont en bon état, donc à récupérer, dont 20.000 à moitié débranchés, contre 4000 libres, les plus dangereux. Le portail sonne. Les chiens bipent. C’est parti.

Assisté par l’animal, je serpente. Pince au poing, j’ouvre les grilles, je dévisse les plaques, j’inspecte les conduits, je dégrafe les câbles, les débranche, les enroule et les fourre dans mon sac.

La majorité des petits câbles ont déjà fui. La salve d’explosions a eu lieu il y a trois jours. En à peine quelques minutes, presque tous les Jacks à crête d’or et les boas MIDI ont détalé dans la nature, vers le sous-sol numérique public ou les installations privées. Mais il en reste d’autres. Le chien renifle.

L’État nous embauche pour les récolter. Nous sommes bien dressés, mais mal payés pour cet emploi minable. J’en vomirais, payé au câble. Selon l’état d’usure, et toujours au rabais. Mais nous sommes libres, sur le papier, nous sommes des « entrepreneurs privés ».

J’arpente l’architecture dévastée. Sur les bureaux démembrés, j’empoche les chargeurs à écailles blanche ou grises, les souris et leurs œufs sphériques. Sur une table libre, j’enroule une vingtaine de couleuvres ethernet, pour la poche arrière. Dans les housses latérales, je regroupe les adaptateurs, osseux ou non.

Au fond d’un laboratoire expérimental, dans un meuble électrique, je tombe sur une mélasse de câbles entrelacés, sifflants et à bout de souffle, la plupart morts mais toujours bons. Il faut les séparer sans rien abimer.

J’y trouve 50 RJ45 à nez plat, 12 Jacks à museau fin, 8 XLR à collier d’argent, 30 VGA à front rouge, 24 HDMI cracheurs noirs, 12 DVI à sonnettes, 6 péritel à taches sombres, 3 RCA fouisseurs et un très beau coaxial diamantin à tête bleue.

Le reste de la matinée, j’amasse à mon rythme. Bonnes prises, rien à plaindre. Il est midi. Assis sur des marches éclatées, sous d’immenses câbles morts, je refuse de partager mon déjeuner avec le chien. Je fais les comptes. Vu le volume, j’en ai pour 4€ minimum. De quoi couvrir deux repas. Je repars à la chasse.

Deux bâtiments plus loin, je suis la proie d’un BNC constricteur tombé d’un passe-câbles. Entre ses anneaux, j’étouffe, meurt presque et suis sauvé par le chien. Je m’en sors avec une petite déchirure de la combinaison.

Dans un couloir humide, un PCI zébré en profite, s’infiltre et me mord à 400 Volts. Le choc me coupe le souffle, le cœur, durant de longues secondes. Un flash. Je m’effondre. Le fonctionnaire jappe. Bip.

Je reprends la chasse. Le reste de la journée, je prends moins de risque, ramasse moins. J’ai encore des secousses.

 

*

 

De retour au portail, exténué, je remet au drone collecteur mes prises du jour et reçoit mon salaire digital. Le chien de l’État procède au prélèvement à la source. Dans l’œil droit, mon compteur monte et plonge aussitôt, un poil plus haut qu’au matin. Bip.

Je m’échappe sans dire merci et rentre chez moi. Je me lave, me change, puis déguste un toast à l’œuf piquant. Restés à peine cinq minutes, je redescends dans la rue. Après la journée passée en combinaison, ce t-shirt respire comme un océan, même en plein pic de pollution.

Six rues plus loin, je sonne à un écran et rejoins l’appartement où s’entame la soirée. Dans les canapés, les nez sont déjà pleins. Je me sers un rhum en poudre et rejoins la dispute au sujet du droit des câbles, ou du dernier album de machin et machine. Ce soir, je joue.

Trois heures plus tard, je suis entouré de cosmo-punks néo-bouddhistes à chiens bidouillés, au cœur d’une soirée techno noire et pointue, dans un sous-sol de la ville. Le plafond est haut, la foule est compacte et intense, comme plongée en elle-même, connectée. Sous les pattes, un plafond vit.

La musique est pernicieuse, tissant ses mailles. Lora m’approche, toute en herbe. Elle me tend sa bière, m’abreuve à son calice. Nous sommes deux-mille à tout casser, devant 120 Kilowatts, le tout financé par le ministère de la Culture et des Arts.

Sur scène, deux arbres cartonnés sont mappés par sept projecteurs vidéo. Le six a un problème de signal. Je vérifie les câbles, consulte la fenêtre de réglages et ajuste la fréquence d’images, puis rejoins mon interface de contrôle. Calé en régie, j’anime les sculptures des arbres en relief par des calques, des effets de composition superposés. Je permute les decks et applique des distorsions synchronisées aux vibrations sonores. Mes curseurs s’alignent pour délimiter les zones d’affichage. Je réduis les marges d’erreur, pousse des leviers, pince des potentiomètres, presse des dalles de lumière.

Le flux repart, et la musique avec. Je refuse un trait cristallin mais finis par céder. Trois ou quatre, six ou sept, quelle importance ? Poudre ou pilule ? Les pupilles sont gourmandes, l’inconscient aussi. L’implant s’abreuve des flux psychiques, intensifiés par les drogues prescrites. Les visuels ? Vu d’ici, tout a l’air d’une expérience. Et tous y sont aussi. Le technicien lumière fait tourner sa torche verte. La fumée brouille l’image.

« Il bouge plus trop ton truc. » Lora, l’œil plissé par les prises, pointe mon mapping du doigt. Je sors de ma transe. Quoi ? Je me souviens. J’ai quitté la régie, pour faire une pause. Il y a trois heures. J’ai coulé dans la soirée.

Au dessus de ma tête, les arbres du mapping grondent. Leurs yeux sont sévères. Ils sont en boucle, depuis trop longtemps. Je leur bredouille des excuses mal formulées. Je voulais juste prendre un verre, et aller aux toilettes, j’ai croisé Luiz et Margo, puis Ériq m’a filé un truc, j’ai fumé un joint avec Orélie, j’ai embrassé Lora, on a dansé.

Les arbres vidéo me regardent avec insistance. Lucas. Nous avons un problème. Tu n’as pas ajusté les tensions électriques de tes câbles depuis au moins trois heures, c’est dangereux. Les branchements peuvent claquer à tout instant, déclencher une réaction en chaîne. La moindre erreur de tension peut tourner au cauchemar, à la panique, à l’électrocution généralisée. Un massacre. Il faut que tu retournes en régie. Pressé par l’autorité des arbres totémiques, je titube entre les zombies vibrants.

Le mélange des quatre ou sept drogues différentes me tord le câblage. Au plafond, les reptiles pendent, menaçant de se débrancher à chaque pas. J’angoisse, je sue. Le mapping est toujours en boucle. La régie est là haut, je la vois, le technicien lumière fume, il me fait signe. J’avale les marches tel un dinosaure en retard à sa météorite.

Soudain, arrivé en régie, je trébuche sur un VGA noir à collerette bleue et m’étale au sol. Je regarde la prise. Il s’est débranché ! Le câble est là, il me regarde, il va m’attaquer ! Je suis à terre, sans combinaison, c’est fini, je hurle au technicien lumière de se mettre à l’abri, le reptile prend son élan, j’attrape un tuyau, le frappe. Il ne bouge plus.

L’air concerné, le technicien lumière s’adresse à moi : « Euh mec, tu fous quoi ? C’est un câble. »

 

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