RONDE DE NUIT

 

« Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? »

J’abaissais ma torche en soupirant. Je reconnaissais bien là le style d’Eléphant Man : suffisamment compliqué pour que l’on n’y comprenne rien mais assez imagé pour qu’on n’en déchiffre pas davantage. Comme les précédents, le message n’avait pas été daté mais, quasi illisible, poli par la pluie acide et le vent, il attendait que des voyageurs dans mon genre s’arrêtent, plein d’espoir, en quête de réponse pour finalement repartir les poches vides. Je relus la phrase une dizaine de fois et répétait à mi-voix les cent-soixante-deux sentences précédentes. Lorsque je fus certain d’avoir correctement assimilée le « monde d’après des ombres assagies », je montais sur le rocher qui avait servi de support à Eléphant Man pour graver son message. Hors ma torche que j’éteignis pour mieux voir la nuit, l’obscurité était totale. Au loin, je distinguais la lueur du message suivant qui, à vue de nez, étais à 2 à 3 jours de marche devant moi. Je rallumais ma torche en frottant mes silex, mâchonnait le lichen ramassé sur le rocher et me mit en route.

« Lumières sombres »… quand le poète use d’euphémisme, il ne le fait pas à moitié. J’étais encore gamin quand le soleil avait commencé à s’évanouir derrière un rideau de nuages après que la guerre ait cessé aussi vite qu’elle avait commencé. Si mes parents n’avaient pas eu le nez creux et un abri antiatomique, nous aurions été éparpillés par les bombes lancées dont on ne sait où mais qui nous visait si bien que personne n’eut vraiment le temps de se plaindre à l’expéditeur. Et puis après il y eut les maladies, la famine, la violence, les hurlements puis les râles. Si forts que, même terrés comme nous l’étions, nous entendions les cris portés par le vent. Nous augmentions alors le son de la chaine hifi ou ma mère se lançait dans une de ses longues histoires qu’elle hurlait plus qu’elle ne les narrait. S’imaginant sûrement que je ne comprenais pas son manège.

Jusqu’au jour où le calme revint, que mes parents commencèrent à envisager de sortir.

Des semaines plus tard nous poussions les lourdes portes en acier.

Il y avait ce froid…

Cette odeur de poubelle éventrée…

Et la profondeur de cette nuit…

Je ne crois pourtant pas que ce soit le noir, ce noir d’encre, lourd, qui effaçait tous les détails du paysage qui m’ait causé cette crise de panique qui nous a replongé quelques jours de plus dans la solitude de notre abri. C’était le silence. Cette impression de se noyer dans le vide et d’entendre son cœur battre follement avant la mort. Lorsque nous eûmes enfin le courage de ressortir, un vague rayon de soleil filtrait à travers la masse mouvante qui obstruait le ciel et éclairait pour quelques instants notre ancien quartier de sa pâle lueur. Nous pûmes alors nous rendre compte des dégâts. C’était bien simple, de notre ville, il ne restait que les routes et une poignée d’arbres rabougris. Le reste avait été soufflé. Nous avancions prudemment car chacun de nos pas résonnait comme un bruit de cymbales dans un amphithéâtre vide. Nous redoutions surtout, tout en le souhaitant ardemment, croiser des survivants. Car il devait forcément y en avoir.

Non ?

« Dans le monde d’après de nobles cités bruissaient, altières, de foules esseulées –pourquoi… »

Nous n’en saurions pas davantage. Ce texte-là n’avait pas résisté au temps ou son auteur n’avait pas eu le temps de terminer son œuvre. La signature, elle, avait survécu : Merrick. Et comme nous avions de la culture et de l’humour, nous l’avions surnommé « Eléphant Man ». Mon père disait que cela correspondait également à son style : monstrueusement tordu. Le message avait été gravé au couteau sur notre porte et son auteur l’avait maculé d’une substance qui la faisait scintiller comme un attroupement de lucioles dans le noir. Le texte semblait clignoter lorsque l’obscurité était totale, comme un phare mourant dans la nuit.

Notre maison, comme l’ensemble du quartier, avait été volatilisé mais notre porte dans son chambranle était encore là, debout. Et toujours fermée à clef. Dernier vestige dérisoire de notre vie d’avant. Le deuxième message, nous le trouvâmes bien plus tard lorsque nous eûmes le courage de fabriquer des torches afin de nous guider dans le dédale des ruines. Non pas à la recherche de nourriture mais de présence humaine. Contrairement à ce que nous appréhendions, les êtres que nous finîmes par croiser n’étaient ni vindicatifs, ni cannibales. Pauvres hères perdus dans les ténèbres, les yeux gonflés, corps décharnés, ils passèrent devant nous sans nous voir. Ils étaient déjà ailleurs, le genre d’ailleurs que l’on nous promet meilleur.

Nous vîmes donc le deuxième texte, tracé au marqueur sur un panneau renversé indiquant la présence d’un rond-point. Nous fîmes la réflexion que, oui, celui qui poétisait dans le noir avait dû commencer son chef d’œuvre bien après la fin des hostilités. Il y avait donc encore une âme errant quelque part et cherchant peut-être, elle aussi, une étincelle de vie. Nous déchiffrâmes ce qui suit :

« Dans le monde d’après de fiers animaux dévoraient, affolée, la nourriture agitée qui pleurait sa fin sur les pierres de son passé – pourquoi le fort n’envisage-t-il jamais son prédateur sous l’aspect du faible ? »

O.K.

« Le monde d’après des nobles cités » racontait la fin des villes tandis que dans le deuxième « monde d’après », les animaux retournés à la vie sauvage attaquaient, massacraient, les survivants affaiblis puis, faute de nourriture, s’entre-dévoraient. C’était la fin de notre monde que Merrick résumait dans ses messages plus ou moins abscons. Nous partîmes donc, mes parents et moi, à la recherche des messages suivants, de la maigre lueur qui les signalait mais, par-dessus tout, de la main qui les avait tracés. Ils étaient espacés de quelques heures, parfois quelques jours de marche. Merrick ne semblait pas suivre d’enchainement logique et avait dû écrire au gré de l’inspiration car le sixième « monde d’après » racontait la chute des bombes. Les endroits et les techniques qui lui permettaient de nous guider semblaient également improvisées : gravés sur la pierre, peint sur les murs, écrits sur les surfaces les plus diverses : voitures, panneaux, routes, pierres, arbres et même une fois, peau tendu d’un cadavre en décomposition. Nous n’avons pu tout saisir mais je doute fort qu’il ait voulu nous annoncer une bonne nouvelle par cet intermédiaire.

Nous suivions Merrick à la trace et les « monde d’après » se succédaient comme une interminable litanie :

« Dans le monde d’après les étincelles s’évanouissent… », annonçait le huitième message de Merrick qui avait dû voir les foyers qui réchauffaient, cuisaient ou protégeaient mourir les uns après les autres jusqu’à ce que le monde éteigne la lumière en sortant. Mon père m’apprit à faire un feu et l’entretenir, ma mère à choisir les meilleurs morceaux à cuisiner lorsque les légumes pourrirent dans les champs et que nous dûmes nous rabattre sur la seule nourriture disponible. Il nous fallait survivre à tous prix et, de toute façon, ils ne se défendirent même pas.

« Dans le monde d’après les défunts creusent leurs tombes… », gravait Merrick dans ce vingtième message qui voyait l’humanité dépérir sur pied et errer dans le noir jusqu’à épuisement. Mais pas nous. Certains jours où nous ne croisions ni homme, ni femme, ni rat, nous imaginions être les derniers mais même cette perspective nous motivait à avancer, chaque pas étant la promesse d’un avenir radieux, ensoleillé. J’avais de toute façon très vite compris que, si nous nous arrêtions, nous ne pourrions plus jamais repartir. Je n’avais aucune envie de nourrir une autre famille plus motivée que la mienne.

« Dans le monde d’après les déchets nourrissent la terre de leur cancer… », s’apitoyait Merrick qui avait, comme tous les survivants, dû vivre dans l’atmosphère viciée qui suivit immédiatement la fin de la guerre. Ma famille et moi ne sortirent qu’au bout d’une poignée d’année de notre refuge. Nous ne pouvions donc qu’imaginer la puanteur que devait dégager alors les cadavres en putréfaction et les plantes pourrissantes, l’eau stagnante marronnasse et l’odeur des survivants. L’homme s’habitue à tout, surtout au pire. Merci pour cette leçon, soixante-cinquième message.

« Dans le monde d’après le vide remplit l’espace… », écrivait Merrick qui, un jour, se rendit compte que le tam-tam qu’il percevait dans le lointain n’était que son cœur et qu’il se mit à redouter plus que tout que le musicien s’arrête. Triste centième message. Alors, pour briser le silence, nous chantions. Au début seulement car cela attirait les prédateurs, rares mais affamés. Par la suite, nous nous contentâmes de parler de tout et de rien. Les phrases devinrent des mots sans suite puis des borborygmes. Il vint le moment où nous ne communiquâmes plus que par onomatopées, jusqu’à ce qu’il ne resta plus que trois tam-tam résonnant dans la nuit.

« Dans le monde d’après la pousse s’ébroue qui lutte contre le souffle malsain qui… »

La pousse s’ébroue ?

Hé ! Cela ne ressemblait-il pas à une lueur d’espoir, Un début de quelque chose ? Y avait-il donc quelque part un endroit où le soleil avait vaincu le nuage de poussière qui étouffait la Terre ? Après tant de kilomètres parcourus, de messages trouvés et appris par cœur, de mots déprimants et de sentences définitives, mes parents reprirent espoir, commencèrent même à imaginer le retour de la vie, un endroit où peut-être Eléphant Man nous guidait, une nouvelle terre promise. Mais ils moururent tragiquement, peu de temps après, me laissant seul avec les rudiments de scoutisme qu’ils m’avaient enseigné. Je repris donc la route, cherchant les scintillements qui m’annonceraient le prochain message d’Eléphant Man et l’espoir qu’il me guidait vers les restes d’une civilisation où les pousses s’ébrouent. Au loin déjà je voyais à travers mes larmes comme une minuscule constellation d’étoiles qui me faisait de l’œil, un autre message à décrypter. Le cent trente deuxième.

Evaluer le passage du temps était devenu impossible mais il fallut un grand nombre d’année et de nombreux messages avant que je commence à réellement désespérer. Il faut dire que les « mondes d’après » devenaient de plus en plus difficile à décrypter même si, de temps en temps, Merrick semblait reprendre espoir, paraissait presque guilleret. Mais rapidement, son tempérament taciturne reprenait le dessus. Il y eut donc le « monde d’après » avec les ombres assagies puis celui de la pourriture signe de renaissance, celui du suintement de la vie, du « pourquoi nous ?» et du bout de la route qui toujours s’éloigne.

Un temps, le monde sembla reprendre du poil de la bête. Des communautés surgissaient de l’horizon, faméliques, tirant dans des chariots la terre ensemencée qu’ils amenaient aux rares rayons de soleil qui perçaient les nuées. Quand les nuages finissaient par reprendre leur place, ils se dirigeaient vers cet autre point lumineux là-bas qui, peut-être illuminerait leur récolte quelques heures.

Je croisais également des voyageurs comme moi qui, disaient-ils, suivaient le poète qui les menait vers la lumière. Leur allure était effrayante, le corps couvert de cendres, un bâton à la main pour tenir debout et des chaussures dont les semelles avaient disparu. Le meneur n’avait plus dents et l’orbite de son œil droit béait. J’étais heureux de ne pas avoir de miroir ou de ne pas avoir vu de plan d’eau claire depuis longtemps car je devais ressembler à cet assemblage de chair qu’il m’était difficile de qualifier d’humain. Prudent, car avec les années la nourriture, même avariée, était précieuse, je m’avançais vers le groupe une main tendue en signe de paix, l’autre sous mon poncho serrant très fort mon couteau tâché de sang.

« Alors, vous connaissez Merrick ? Vous connaissez le monde d’après ? » leur demandais-je, peinant à trouver mes mots.

« Nous ne connaissons pas ce Merrick. Nous ne connaissons pas le monde d’après. Nous suivons les messages qui nous amènent dans les temps futurs. C’est écrit. »

Après cela, les rencontres se firent plus rares. Par choix dans un premier temps car je n’aimais pas les yeux de ceux que je croisais autour des feux communautaires, ces « regards luisants et pénétrants » dont parlait Merrick. Mais rapidement, je ne vis plus personne, comme si la terre avait avalé les derniers restes de l’humanité. La nourriture aussi se raréfia, l’eau avait le goût du cuivre. L’espoir, je ne savais même plus ce que c’était.

Et puis un jour, ou une nuit, je ne pouvais plus faire la différence, alors que je traînais des pieds, tel un zombie dans une campagne désespérément grise où je ne distinguais que vaguement quelques arbres rabougris, j’aperçu dans cette plaine étale la lueur maigrichonne annonçant le prochain message. La ville qui s’était dressée ici avait été soufflée mais il restait encore une route que je suivais machinalement. Je traversais un terrain rocailleux où s’était jadis dressée une habitation, passais dans ce qui avait été un salon, prenais ce qui avait été un couloir et m’arrêtais devant une porte solitaire. Dans son chambranle. Et toujours fermée à clef. Le message, gravé au couteau, disait ceci :

« Dans le monde d’après, comme dans celui d’avant, les feux follets dansent en rond dans le vide sans en connaître la raison et disparaissent sans comprendre pourquoi ils brûlent – ce qui va suivre est sans espoir mais ne vaut-il pas mieux quelque chose que rien ? »

Je sortis de ma poche la clef que je gardais par nostalgie.

J’ouvris la porte…

… et je repris le même chemin.

 

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