SOUS LE CAPOT

 

Dans le monde d’après des ombres croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? En effet, une à une, les lumières s’éteignent en grésillant, avec une espèce de soupir feutré, plaintif. Dans ce concert mourant de murmures étouffés, la Zone Industrielle d’Activité de cette petite banlieue perdue au nord de la ville s’éveille, grincheuse. Dans l’aube grise et pluvieuse d’un triste lundi de septembre, quelques camions de transport commencent à arriver, des rideaux métalliques s’ouvrent en grinçant, et de rares néons, vaillamment, clignotent encore, ultime soubresaut d’un réflexe post-mortem. Au milieu de cette austère zone bétonnée, on peut voir quelques voitures électriques, garées devant l’entrée d’un modeste bâtiment gris. Dans le sous-sol de cette structure, une jeune femme entame, avec appréhension, son tout premier jour de travail.

— Le monde se divise en deux catégories : ceux qui ouvrent le capot et ceux qui préfèrent le trieur ; ici on utilise le trieur car les charnières du capot sont abimées, vous avez compris ?

Sandra hocha la tête, sérieusement, sagement, comme une petite fille à qui on explique qu’il ne faut pas toucher l’eau bouillante… Mais c’était plutôt elle qui était en train de bouillir. En effet, depuis ce matin, dans ses chaussures une pointure en dessous, sa jupe un peu trop serrée et sa veste légèrement mal taillée aux coudes, elle avait l’impression d’étouffer et elle prenait sur elle pour ne pas craquer. Mais elle se taisait : depuis le rationnement textile, on mettait ce qu’on pouvait, et on le gardait le plus longtemps possible. Depuis 07H30, elle patientait, dans ces locaux exigus et sombres, tirée à quatre épingles, maquillée, manucurée, parée pour son premier jour de travail. Malheureusement, le patron n’avait pas été disponible pour l’accueillir, alors l’informaticien lui faisait faire le tour du propriétaire en attendant.

Ce qu’il y avait de bien avec Jacob – malgré son air légèrement antipathique et son regard de crotale – c’est qu’il était clair, et concis, dans ses explications : Sandra avait tout compris pour une fois. Et elle en était très contente car elle devrait faire ses preuves très vite. En effet, elle savait (l’agence d’intérim le lui avait dit) qu’elle était le troisième choix sur ce poste puisque les autres secrétaires l’ayant précédée avaient brusquement quitté leur travail : du jour au lendemain elles étaient parties et n’avaient plus donné de nouvelles. Était-ce cet étrange informaticien qui les avait fait fuir ? Ou alors, peut-être qu’elles n’avaient pas supporté cette absence complète de fenêtres, vu que l’agence était basée en sous-sol pour réduire ses besoins en isolation thermique ? Elle aussi en était gênée : elle adorait plus que tout se tenir sur le balcon de son studio et regarder le ciel plombé, la ville grise et les gens pressés. Mais elle s’y ferait, se répétait-elle, elle s’y ferait ! Car c’était enfin sa chance à elle, pour une fois, elle qui était toujours choisie en dernier, qui comprenait souvent les choses de travers, qui était maladroite comme personne, et à qui sa mère disait tout le temps : « Mais que va-t-on faire de toi ma pauvre fille ? ». Elle n’eut toutefois guère le loisir de continuer à dérouler ces pensées décousues car on l’informa que le patron désirait la voir, ce qui brisa aussitôt l’éphémère motivation optimiste qu’elle essayait de développer pour masquer son anxiété et son impatience.

Le bureau du directeur se trouvait à présent juste derrière cette porte. La petite salle d’attente – ridiculement petite, se disait-elle – l’oppressait un peu alors elle se concentrait sur sa respiration, serrait et ouvrait ses mains pour évacuer la tension qui menaçait à tout instant de s’emparer d’elle. « Mais contrôle-toi donc un peu ! », lui disait toujours son père. Alors elle se redressa et adopta l’attitude la plus sérieuse et la plus calme possible, malgré l’angoisse qui était pourtant là, tapie au fond de son ventre, prête à lui tordre les tripes si elle lui cédait. Il ne fallait pas céder ! Depuis quelques années, on stigmatisait les gens comme elle, qui ne savaient pas contenir leurs émotions. Les « agités », disait-on, qui avaient provoqué tant de mal sur la planète… Depuis, les gens comme elle essayaient de masquer leur passion, de porter un masque impassible, et de se glisser incognito au milieu des autres ombres. Et puis soudain, lui arrachant un tout petit cri qu’elle intériorisa le plus possible, la porte s’ouvrit.

Une courte heure plus tard, assise dans son propre petit bureau de secrétaire, devant un mini-ordinateur que Jacob venait tout juste d’installer, elle s’autorisa enfin à souffler un peu : c’était fini, et ça ne s’était pas trop mal passé selon elle. Son patron avait également eu l’air satisfait lui aussi, même si elle avait l’impression qu’il s’était davantage concentré sur son savoir-être que sur son savoir-faire. De son côté, elle avait essayé d’ignorer, mais sans trop de succès, l’inévitable stress qui l’avait envahie petit à petit, au fur et à mesure de la conversation, et qui l’avait rendue un peu plus gauche et un peu plus empruntée de minute en minute, multipliant les petits bafouillages et les petits coups de pieds involontaires dans la table basse. Mais elle s’était contrôlée ! En tous cas, elle n’avait pas fait de gaffe majeure, non, elle avait pris son air le plus sérieux possible, malgré la petite crise de panique qui menaçait de tout faire capoter à tout instant, et elle l’avait écouté de son mieux lui parler des problèmes d’énergie auxquels le monde faisait désormais face en cette fin de siècle : la plupart des anciennes industries étaient désormais démontées, mais de belles opportunités de profit sur les énergies renouvelables, liées à de récentes découvertes – pour l’instant confidentielles – restaient à saisir !

Avec une célérité surnaturelle, comme s’il savait déjà qu’elle allait être prise pour le job, Jacob avait ensuite fourni à Sandra, dans le style sec et direct qui le caractérisait, un bureau, un badge d’accès, des identifiants informatiques, trois jetons pour la fontaine à eau (qui, suite aux décrets sur les restrictions d’eau, lui octroyaient jusqu’à dix centilitres toutes les deux heures), et un micro-ordinateur à faible consommation. Ils n’avaient plus de blocs-notes réutilisables ni de stylos à l’encre effaçable, elle devrait attendre le mois prochain pour cela, si on en recevait. Jacob n’avait pas beaucoup parlé pendant toute l’opération, mais personne ne parlait beaucoup ici. En effet, à part quelques « bienvenue », murmurés du bout des lèvres comme dans une bibliothèque, elle n’avait pas eu le loisir d’entendre vraiment les rares personnes qu’elle avait croisées jusque-là : une chef de projet au visage fermé et au regard d’aigle (à moins que ce ne soit l’inverse), un agent d’entretien discret mais qui avait essayé de lui sourire – c’était ainsi qu’elle avait analysé la crispation faciale qu’il avait eu en la croisant – et un analyste de données, mutique et impassible, la thyroïde presque apparente sous sa peau transparente, veineuse et grêlée de petits excroissances de chair. Ce silence quasi religieux, cette atmosphère d’intense concentration, la dérangeait, elle qui avait besoin de « verbaliser fréquemment » pour reprendre les mots de sa thérapeute. Mais elle s’y ferait, se disait-elle, elle s’y ferait.

En fin de matinée, Sandra dut faire sa première photocopie. Seuls les documents officiels pouvaient désormais être dupliqués depuis la Convention de Lukavac qui avait considérablement limité les tirages possibles afin d’enrayer la déforestation. Là, il s’agissait, justement, de son contrat de travail, elle en avait donc la possibilité et, de plus, ce document ne tenait désormais plus que sur une page, bardée de liens hypertextes vers des articles en ligne.

Le local de reprographie, à peine plus grand qu’un placard, était désert, c’était parfait : elle souffrait en effet de ce qui s’apparente à de la claustrophobie depuis son adolescence – depuis cet horrible incident dans la cave de l’immeuble, quand la porte s’était refermée sur elle. C’était désert oui, mais cela restait minuscule, et elle avait donc hésité un moment avant d’aller faire cette copie car, depuis ce matin, elle ressentait une douloureuse et pénible pesanteur sur son estomac – probablement en raison de ces sombres cloisons, beaucoup trop rapprochées les unes des autres, pensait-elle ; ou peut-être en raison de ce silence oppressant dans lequel baignait toute cette structure souterraine. Elle essayait de s’acclimater à tout cela, tant bien que mal, consciente des efforts qu’il fallait faire dans la vie, « Si tu te plains tout le temps, tu n’arriveras jamais à rien », lui serinait sa grand-mère quand elle était petite et qu’elle venait pleurer dans ses bras pour une gourde ou une réserve d’oxygène volée par un vilain garçon.

Elle souffla sur le palier du réduit, pompeusement baptisé « Espace reprographie », juste avant de rentrer : c’était vraiment très étroit…  Encore plus que tout ce qu’elle avait vu jusque-là. Elle inspira à fond. Elle expira ensuite un bon coup et essaya – sans succès – de se détendre, puis elle se força à mettre un pied en avant : il fallait qu’elle surmonte sa phobie, il le fallait, sinon elle resterait pour toujours cette femme empotée et peureuse aux yeux des autres. « Ce n’est pas comme ça que tu trouveras un mari… », lui répétaient régulièrement ses amies chaque fois qu’elle discutait avec elles, sur les réseaux sociaux (à cause des deux dernières pandémies, les réunions de plus de trois personnes, en privé, étaient mal vues et, de plus, se réunir supposait se déplacer, or les taxes sur l’empreinte carbone étaient devenues prohibitives). Après une dernière et grande inspiration, Sandra pénétra, enfin, courageusement, dans le minuscule local.

En repoussant la porte pour avoir un meilleur accès à la machine, son œil accrocha une petite affiche, maladroitement scotchée au dos de la porte, et qu’elle n’avait pas remarquée ce matin. On pouvait lire, en lettres gothiques au goût discutable : « Pensé à éteindre la lumière ! ». Elle pouffa aussitôt car – même elle – savait bien qu’il fallait écrire « Pensez ». Sur le moment elle trouva surtout étrange qu’elle se souvienne ainsi de ses cours de français, elle qui n’avait de mémoire pour pas grand-chose – « tête en l’air » l’avait surnommée ses professeurs au collège. En tous cas, comme pour les faire mentir, elle se rappelait de certaines règles d’orthographe et, à travers les années, elle tirait la langue à tous ces messieurs et dames bien sérieux, impassibles, qui n’avaient pas été très tendres avec elle. Mais ce dont elle se souvenait surtout, c’était des conseils de Jacob et elle s’abstint de soulever le capot, afin d’utiliser le trieur. Elle était toute contente de s’être souvenu de cela aussi. Enfin un emploi pour elle !

Mais elle dut mal s’y prendre – fichue maladresse chronique – car les roulements tournèrent à vide et n’entraînèrent pas la feuille dans l’appareil : celle-ci resta dans sa main. Le photocopieur imprima malgré tout une page. Assez confuse d’avoir ainsi gaspillé un peu d’énergie pour rien, elle prit la feuille, dans l’objectif de la remettre dans le bac d’alimentation, mais se ravisa au dernier moment : le papier n’était pas vierge. En effet, la machine avait imprimé une image et Sandra ne put s’empêcher de la regarder avec curiosité. C’était la photographie d’une jeune femme, prise en contre-plongée au niveau de sa taille. Elle avait une main posée presque sur l’objectif et l’autre en train de tenir quelque chose, un peu au-dessus d’elle, une sorte de couvercle. Elle n’osait pas jeter cette feuille qui n’aurait pourtant pas dû voir le jour, mais elle n’arrivait pas à s’en détacher non plus. C’était bizarre… Plus elle la regardait, cette image, et plus elle pensait : on dirait justement la photo d’une femme en train de faire une photocopie… mais… on dirait que ça a été pris depuis l’intérieur de la machine…

La petitesse du local commençait à la gêner horriblement : elle y était restée trop longtemps. Elle songea à partir mais se força finalement à faire face à la situation : elle le devait, il le fallait ! Son regard revint sur la machine et sur l’écran LCD indiquant les travaux en cours : il y avait deux documents en attente d’impression et l’un des deux était sélectionné. C’était sûrement ce fichier qui venait d’être imprimé… Elle regarda une fois de plus le cliché qui était sorti de l’appareil : la femme était plutôt jeune, bien habillée, une sorte de concentration préoccupée sur le visage, une figure figée pour l’éternité sur du papier de mauvaise qualité. Quelle curieuse photo… Et puis à l’arrière-plan, on dirait… Mais oui ! Derrière la jeune femme ! Sur sa gauche. Une affichette mal scotchée, : « Pensé à éteindre la lumière ! ».

De plus en plus perturbée par ce local qui lui semblait se resserrer autour d’elle et par cette image inexplicable qui lui provoquait un début d’angoisse, elle cliqua sans réfléchir sur l’autre fichier en attente et valida l’impression. Une feuille sortit immédiatement des entrailles de l’appareil : c’était une nouvelle photographie, d’une autre jeune femme, le même air sérieux et inquiet, dans la même position. L’absurdité de la situation la paralysa un instant.

Puis, tout doucement, une intuition abominable s’insinua dans son esprit pourtant guère habitué aux déductions : et si ces deux photographies étaient celles des deux secrétaires l’ayant précédée ? Ce serait absurde mais il fallait qu’il y ait une explication rationnelle, il le fallait. Voyons, il aurait fallu qu’elles ouvrent le capot comme ceci (c’était vrai que les charnières grinçaient un peu) et qu’elles placent leurs mains ainsi…Oui, l’angle de prise de vue correspondrait…

Totalement absorbée par ce qu’elle vivait, elle ne se rendit pas compte que, tout en essayant de reproduire les gestes de ces jeunes filles, sa hanche appuya malencontreusement sur un gros bouton vert. Aussitôt, un rayon lumineux, vert pomme, balaya la surface vitrée et l’éblouit.

Quand elle rouvrit les yeux, elle constata immédiatement qu’il faisait noir autour d’elle, ce qui était loin de la rassurer. Et elle avait du mal à respirer, ce qui n’arrangeait rien. Pourtant, il fallait qu’elle respire, il le fallait bien ! Dans le même temps, elle se rendit compte qu’aucun son ne parvenait à ses oreilles, totalement sourdes, ce qui l’angoissa un cran de plus. Elle n’arrivait pas à bouger, aucun muscle ne lui obéissait, comme si elle était écrasée de toutes parts par d’invisibles murs épousant parfaitement le moindre de ses contours. Elle commença à paniquer sérieusement, ses pensées s’emmêlant à ses sensations, ou plutôt à son absence de sensations. Son cœur, si elle avait pu l’entendre dans sa poitrine, aurait tambouriné follement jusque dans sa tête, martelant ses tympans de l’intérieur. Mais elle n’entendait rien, ne voyait rien, ne ressentait rien, à part une puissante pulsation quelque part au centre de son être désincarné, irradiant une énergie terrible dans tout son corps disparu, dans tous ses organes qu’elle ne ressentait plus et qui lui semblaient tous écrasés les uns sur les autres, ramassés en une petite boule minuscule : son niveau de stress n’avait jamais été aussi haut, elle ne pourrait pas se faire à cette situation, non elle ne le pourrait pas, il ne fallait pas ! La crise de panique allait être énorme, monumentale. Et ce fut le cas : aveugle dans un monde de silence, elle se mit à hurler, sans s’arrêter, mais sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche invisible.

En fin de journée, Jacob vint éteindre le local de reprographie (c’était incroyable que des gens laissent encore les lumières allumées malgré l’affiche qu’il avait placardée). Instinctivement, il vérifia la photocopieuse. Ses yeux se mirent alors à luire davantage encore et un petit sourire fit craquer ses lèvres gercées : il y avait à présent trois documents en attente, le patron – le grand patron – serait content. Il actionna ensuite l’interrupteur et le local replongea dans l’obscurité qu’il n’aurait pas dû quitter.

Dans le crépuscule d’un banal lundi soir de septembre, la Zone Industrielle d’Activité se rendort, bercée d’un halo de néons clignotants. Bordant les routes, plusieurs guirlandes s’allument ensuite dans la bruine, dans un sifflement grésillant, une sorte de petit hurlement bref, immédiatement étouffé dans les autres bruits de la banlieue. Ce soir-là, bien alignée au sein d’une constellation de lampadaires qui bordent l’autoroute, une toute petite ampoule brille un peu plus fort que les autres, comme si la lumière voulait s’en échapper. Elle brille de tous ses feux, malgré la nuit et l’orage : elle illumine les quelques voitures qui passent en trombe juste en dessous, toutes remplies de gens pressés de rentrer chez eux.

 

TWITTER > Partagez et Tweetez cet article > (voir plus bas)


999_bandeau.jpg


bandeau_pb.jpg