La boutique de fèves

 

«Dans le monde d’après, des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence?»

Sur ma terrasse avec le fleuve en contrebas, une infusion d’hysope sur la petite table posée devant moi et quelques fèves dans la main, je me souviens de cette vision qui me revenait sans cesse autrefois. Des êtres peut-être qui peuplaient mes rêves et qui se sont estompés alors que je forgeais peu à peu ce monde auquel tout mon être aspirait et qui est le mien désormais.

La traversée interminable du désert, mon esprit gorgé de souvenirsdéformés, de sensations confuses et de certitudes éclatées. Et puis ce sentiment de soulagement où se mêlaient épuisement et espoir, lorsque je me suis retrouvé au bord de la falaise qui surplombe le Grand Fleuve. Ce soulagement d’avoir quitté un monde où l’existence était solitaire, brutale et brève. Un monde de bruits, de dissonances et de miasmes qui m’était devenu insupportable. Un monde dont l’étonnante magie faisait néanmoins oublier parfois la rudesse et la misère.

Sentiment de bonheur aussi d’avoir compris que je pouvais désormais prendre les choses en main et créer une nature nouvelle.

Sans précipitation, progressivement et avec méthode.

Il y eut donc ma première boutique, le protocole, le grand calibrage, le corsetage du fleuve, le voyage au pays de l’hysope, la disparition du juge, la fin des murmures, tous autant de jalons essentiels dans la construction de ce monde qui est désormais le mien.

 

*

 

Le chemin de la steppe fut un cauchemar à bien des égards. L’idée de tout mettre à plat me secouait à chaque pas, me heurtait les entrailles et l’estomac, remontait le long de mon œsophage pour finir comme une nausée de parturiente dans une bouche sèche de trop de poussière. Si mes pas étaient lents, j’avançais néanmoins sans la moindre hésitation et abandonnais peu à peu les relents de mes expériences passées, qui ne se révélaient plus à moi que sous la forme de vulgaires souvenirs. Il m’arrivait parfois de me demander comment et pourquoi j’avais pu prendre ce chemin. Me revenait alors à l’esprit – étouffant au passage quelques rares instants de lumière – ce bruit sourd, obsédant, omniprésent, qui semblait provenir du tréfonds de mes os, de mon corps, de mon être. Une chose à laquelle des esprits inventifs attribuaient toute sorte de noms, que des poètes prétendaient qu’elle était le souffle primordial, la source de la vie dans toute sa spontanéité et sa luxuriance. Mais aussi le puits insondable d’où remontaient des bouffées, des soubresauts, des murmures, des râles également, que je ne vivais plus que comme des résurgences épileptiques d’un monde qui m’était devenu indigeste et que je voulais oublier.

Le soleil et la chaleur alourdissaient tellement mes pas que les nausées se multipliaient. Il m’avait fallu des jours, non pas pour les voir s’apaiser enfin, mais pour m’habituer à ne plus m’en nourrir.

Lorsque je débouchai sur le bord de la falaise qui domine le Grand Fleuve, je n’avais plus rien sur moi. Je n’étais plus qu’un corps défait et nu.

Je décidai d’y ouvrir boutique.

Le protocole des fèves

Mon commerce prospéra rapidement. De plus en plus de petits producteurs de la région, qui m’avaient emboîté le pas, venaient m’apporter le fruit de leurs récoltes. C’était, pour l’essentiel, des fèves. Dont les sacs s’entassaient, le soir, à l’arrière de ma boutique. Au point que je finis par ne plus pouvoir les conditionner, la nuit, pour les mettre sur mes étagères et les proposer, le matin, aux clients. Il me fallait donc définir un protocole précis, afin de faire face à l’afflux de matière première, organiser son conditionnement, anticiper les surplus de récolte et les périodes de pénurie.

Et, accessoirement, éviter les troubles que cette organisation de la terre ne manquerait pas de provoquer.

Je m’assis donc un soir sur la terrasse qui domine le Grand Fleuve et les steppes du levant, pris un morceau de parchemin d’un demi-mètre carré et une pointe de charbon. J’écrivis en quelques instants une suite de définitions, d’axiomes, de propositions, de principes, de règles, de corollaires et de lemmes. Je renonçai à les illustrer à l’aide d’exemples tirés de la vie quotidienne, estimant que la pureté des principes devait être telle que ces derniers seraient en mesure de subsumer tous les événements présents et futurs qui pourraient survenir. Je rangeai la pointe de charbon à peine usée, parcourus une dernière fois le texte et suspendis le protocole au mur extérieur de la boutique.

Je divisai au passage ce nouveau monde en quelques parties aisément reconnaissables et me liai d’amitié avec un personnage qui se prétendait juge et qui avait, me semblait-il, suivi le même chemin à mon insu.

 

Le grand calibrage

Il est certains détails de l’organisation que je ne puis passer sous silence si l’on veut comprendre les raisons du bon fonctionnement du pays des fèves. Je veux parler du calibrage de la matière première, chose que nous appelions parfois « matière brute ».

Il me faut préciser ici qu’au début, les fèves me parvenaient en vrac et qu’il y en avait de toutes les formes, de tous les volumes et de tous les aspects. Elles n’étaient donc pas calibrées. Je décidais ainsi, avec le juge, que tous les planteurs devaient me fournir des fèves standards sous peine de refus ou, pire, de renvoi à quelques travaux d’endiguement du fleuve, cet autre grand projet qui me tenait également à cœur et qui ne pouvait qu’aller de pair avec une maîtrise de la nature digne de ce nom.

Le calibrage entraîna néanmoins un autre problème, qui ne fut pas sans effet sur mon chiffre d’affaires: la monotonie et l’ennui. Pour y échapper, j’optais pour de multiples emballages que je destinais aux différents événements de la vie, avec des couleurs spéciales pour chacun. Et le clou, des fèves universelles pour toute circonstance avec un emballage universel lui aussi. Quant aux motifs, je laissais à chaque client le soin de se les imaginer, à moi ensuite de les traduire en sigles, symboles, marques et griffes dont j’affublais chaque sachet selon les commandes. Ce qui, l’exercice aidant, ne me prenait que peu de temps.

Le libre choix de l’emballage à variation quasi infinie fut une solution bien accueillie par l’ensemble du pays des fèves, où chacun trouvait son compte.

J’en fus ravi.

 

Le corsetage du Grand Fleuve

Il avait été un souci permanent. Car il charriait souvent trop de murmures d’une source dont personne ne connaissait vraiment l’origine, qui faisait l’objet de toutes les spéculations, ce qui n’était guère utile aux plantations. Sans parler de ses sautes d’humeur qui menaçaient l’existence même des cultures. Aussi, quel plaisir que d’accueillir cette délégation qui vint nous voir un jour, le juge et moi, pour signifier leur acceptation définitive du protocole et la liste des futurs préposés – tous volontaires – à l’endiguement du fleuve.

L’avancement des travaux étant devenu proportionnel à la qualité des récoltes, les planteurs redoublèrent d’efforts pour corseter au mieux le géant. Au point où, un jour, les ouvriers devinrent pléthoriques. Devant la menace de déséquilibre, dont l’idée même nous était devenue insupportable, nous dûmes nous résoudre à envoyer en exil plus de la moitié d’entre eux. Ils se mirent ainsi en colonne sans broncher. Nous allégeâmes leurs fardeaux en leur laissant le strict nécessaire et les envoyâmes dans le désert, en leur faisant miroiter qu’au-delà la vie allait reprendre pour eux. Rassemblés au bord de la falaise, nous leur donnâmes les dernières instructions et leur intimâmes l’ordre de nous tourner le dos et de partir. Nous restâmes, le juge et moi, assis sur la terrasse de ma boutique qui surplombe le fleuve en contrebas, un sachet de fèves à la main, et regardâmes la colonne noirâtre disparaître dans l’ocre de la steppe occidentale.

 

Voyage au pays de l’hysope

Il y avait tout au sud ce que l’on appelait le pays de l’hysope. Les planteurs d’hysope privilégiaient eux aussi la culture unique, ce qui ne m’étonna guère, car cela relevait du plus pur bon sens. Si ce pays considérait lui aussi qu’il fallait dompter le fleuve, les gens de la région semblaient en revanche ne pas tenir rigueur aux aventuriers qui s’évertuaient à remonter son cours pour en trouver la source. Voilà une chose pour le moins incongrue à mes yeux. Quelle perte de temps et d’énergie ! Toute cette main-d’œuvre gaspillée à de vaines futilités. Le juge me suggéra que cette tolérance à l’égard de ces vagabonds n’était peut-être au fond qu’indifférence, les planteurs d’hysope étant trop occupés à leurs tâches pour se laisser emballer pour des récits étranges ramenés de nulle part.

Après cette rapide mais instructive vision locale, nous retournâmes dans la salle des planteurs d’hysope, sur le toit duquel flottait un pavillon flamboyant – une superbe plante stylisée sur fond de ciel bleu. Des manifestants nous y attendaient, avec des calicots, des grimaces et des regards sombres. Nous n’y prêtâmes pas garde.

Cloué contre la porte d’entrée, un parchemin encadré d’écorces de bois mort attira mon attention. Il me fit penser à mon protocole. Il y était question de fourmis qui amassent, d’araignées qui font des toiles qu’elles tirent d’elles-mêmes et d’abeilles qui recueillent leurs matériaux sur les fleurs des jardins et des champs, et qui les transforment et les distillent par une vertu qui leur est propre. Chacun, travaillant naturellement pour lui-même, travaille pour tous. Cette dernière phrase était écrite en gros caractères et soulignée en rouge.

Nul doute qu’elle devait traduire la philosophie du pays de l’hysope. A celle-ci, je préférais la mienne, estimant qu’elle laissait moins de place au hasard : instruire les planteurs, niveler les cultures, calibrer les récoltes et séduire mes clients avec un feu d’artifice d’emballages.

Nous négociâmes âprement. Partage des eaux du fleuve, corsetage en amont, protocole additionnel, coopération commerciale et lancement d’un nouveau tandem de produits : la fève et l’hysope.

 

Le conflit était évité. Le couple fève et hysope marcha merveilleusement bien sur les marchés du septentrion et des régions qui s’étendaient tout au sud de ce qui avaient été autrefois de grands marais.

Je l’intégrai moi aussi dans mon offre. Sur ma terrasse, mes clients consommaient, depuis cette escarmouche, des fèves accompagnées d’une décoction d’hysope.

 

Réminiscences des luttes passées

Les jours s’écoulaient, paisibles. La guerre avait été évitée avec les planteurs d’hysope du pays austral et la collaboration qui s’était instaurée avec ce dernier avait ouvert une nouvelle ère de prospérité pour toute la région. Le Grand Fleuve n’avait jamais été aussi paisible, corsetage systématique et partage des eaux obligent.

Un soir, je me souviens, j’étais assis sur la terrasse de ma boutique, et savourais comme depuis des lunes ces précieux instants de paix que les journées de dur labeur accouchent comme d’un soupir. Je me pris à revenir sur le passé. J’avais certes fait table rase, j’étais retourné à la simplicité, monté une boutique et commercialisé un produit simple dont toute la région raffolait. J’avais même gagné la paix avec les peuples du sud et m’était accommodé de leur philosophie surprenante, en me gardant bien toutefois de l’adopter.

Mais je me lassai vite de cette délectation et revins à mon autre plaisir : me laisser glisser dans les eaux apprivoisées du fleuve en contrebas, en puisant lentement dans mon sachet de fèves universelles et en portant à mes lèvres de temps à autre mon verre de décoction d’hysope. Je buvais ma dernière gorgée lorsque je perçus une rumeur qui venait de la falaise, comme un halètement court, le souffle de quelqu’un qui grimpe et qui est épuisé. La brise du soir remontait du fleuve et venait caresser mon visage.

Serait-ce le juge, à une heure si tardive?

 

Une disparition malheureuse

Il avait été auprès de moi pratiquement depuis le début. Il m’avait, semble-t-il, accompagné depuis que je m’étais résolu à tourner la page et à ne plus m’adonner qu’à la planification du pays des fèves. C’était lui aussi qui m’avait accompagné lors du grand calibrage et du corsetage du fleuve. C’était lui qui m’avait suggéré la prudence et la compassion, de fuir la précipitation, de faire preuve de pondération, d’instiller une dose de justice, à moins que ce ne fût de la simple bienséance.

Un véritable ami, me dis-je en avalant une gorgée de décoction. Qui m’avait suivi comme une ombre. Je me pris à grimacer. Ne traîne-t-on pas parfois malgré soi des oripeaux dont il aurait fallu se débarrasser? Et s’il n’était que le fantôme de l’autre monde qui m’avait freiné dans mon projet sous prétexte de commisération et de morale ? La questionn’était pas oiseuse. Mais il m’était désormais inutile d’y répondre. Que pouvait-il bien, en effet, m’apporter maintenant ? A quoi pouvait-il bien servir désormais, alors que tout fonctionnait selon le protocole, auquel je n’avais plus constaté d’entorses depuis des lunes ?

Je décidai donc de l’affecter à la réfection des digues pour le restant de ses jours. J’appelai discrètement deux préposés à la surveillance du fleuve, que je soudoyais avec quelques sachets de fèves nouvelles. Le juge devait venir me voir pour régler un nième détail du protocole, ce qui était évidemment inutile à mes yeux. Mes deux soudards devraient être sur la terrasse, se lever, s’approcher de lui et l’emmener au bas de la falaise, là où leurs compagnons d’ouvrage l’accueilleraient avec tous les honneurs dus à son rang.

Je le regardai traverser une dernière fois ma terrasse, emprunter le sentier escarpé qui courrait la falaise, puis se fondre dans la masse laborieuse, en contrebas.

Je ne le revis plus.

Les bribes de mélopées charriées par le fleuve se turent en même temps. Et les petites brises légères et imprévisibles, de plus en plus discrètes au fil des jours, qui montaient parfois de la vallée pour faire bruisser les branchages de ma boutique, finirent elles aussi par disparaître.

Quelques années plus tard, j’appris qu’un malencontreux accident de travail l’avait emporté. Son corps avait été charrié lentement par le fleuve tranquille, qui ne le rendit jamais.

 

Au soleil

Aujourd’hui, alors que ces ridicules complaintes qui m’assaillaient autrefois ont disparu, que ce bruit fossile lancinant qui accompagnait ma vie depuis le fond des âges n’est plus désormais qu’un souvenir liquéfié, j’essaie de savoir de la bouche des voyageurs qui traversent la steppe et qui s’arrêtent sur ma terrasse pour se rassasier de quelques fèves et d’une infusion d’hysope, j’essaie de savoir, comme pour me rassurer définitivement, s’ils ont vu des traces de mon passage au-delà de la grande steppe.

– Rien, me répondent-ils invariablement.

Je pense alors, tout aussi invariablement, que le vent a dû tout effacer.

Et que le vieux monde n’existe plus.

 

Sur ma terrasse avec le fleuve en contrebas, une infusion d’hysope sur la petite table posée devant moi et quelques fèves dans la main, je regarde tout cela au soir de ma vie. Demain sera comme je l’ai écrit, après-demain aussi. Les gestes des planteurs, des cueilleurs, des porteurs et des préposés à la surveillance du fleuve seront les mêmes que ceux d’hier et d’avant-hier. Je me laisse prendre par la douceur de cette régularité, par la transparence de cette contrée agricole que j’ai créée et structurée patiemment à partir de rien ou de quelques nausées.

Je n’ai plus rien à faire si ce n’est écouter la respiration métronomique de ce monde taillé à ma mesure.

Et exposer mon âme au soleil.

 

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