Extinction contrariée

 

« Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Quelle était cette menace latente qui condamnait les chimères moribondes à l’atonie totale ? C’est à peine si le tapage feutré de leurs cavalcades maladives troublait la quiétude insane de vigies somnolentes perdues dans la canopée. C’était un fait. Sur cette terre, la sérénité régnait en maîtresse létale. Drapée d’atours intimidants elle ondoyait sans bruit dans des champs éthériques exhalant un léger parfum de soufre. La moindre tonalité était dissonance, le plus infime des sons était discordance. L’harmonie aphasique qui liait les vivants entre eux s’épanouissait telle une plante reptilienne vénéneuse étouffant dans ses anneaux intangibles les velléités d’indépendance des espèces dominantes du monde d’avant remisant leur voracité redoutable à l’encan. Le temps des clameurs tapageuses et des traques tonitruantes avait laissé place à une indolence étouffante et poisseuse qui imprégnait faune et flore sans distinction de race ou de genre – comment la vie pouvait-elle perdurer dans cette camisole aux sonorités ouatées ? Dans ce cheminement invraisemblable de l’évolution chaque être vivant avait instinctivement trouvé son salut dans l’isolement le plus total. La mort à l’appétit gargantuesque rôdait partout et prélevait son tribut quotidien à un rythme génocidaire. Elle surprenait en flagrant délit de tumulte les derniers grands attroupements d’irréductibles vertébrés et laissait dans son sillage des monticules de gisants expirant leur dernier souffle, interloqués mais rageurs. Ces charniers à ciel ouvert servaient s’il n’en fallait de sinistre rappel à la multitude : toute sonorité était belle et bien bannie et les hérétiques ou les inconscients étaient châtiés à hauteur de leurs coupables transgressions. L’impact visuel de ces ossuaires poussait les néo-pénitents à s’isoler vers des retraites inaccessibles en quête de la sérénité absolue. Quant aux divergents que ce modèle d’ascétisme rendait clairvoyants, ils acceptaient le fardeau de leur survie comme un nouveau départ avec pour point d’orgue une quête fondamentale dominée par cette énigme existentielle qui martelait leur conscience accablée– qui était à la genèse du grand chambardement ? Dans l’asthénie de leurs maigres assemblées, invariablement les bras se tendaient et les doigts se déliaient désignant au loin les lignes de crête sur lesquelles se brisaient avec régularité des faisceaux crépusculaires toujours plus lointains. A travers les capuches en peaux de bêtes les pupilles brillaient alors d’une lueur maladive incapables à cette distance de percer le secret des fanaux qui éclaboussaient d’une lumière sans éclat la dégénérescence de leur environnement. Chez certains la foi et la ferveur qui autrefois grondaient en eux tels des torrents tumultueux s’étaient taries au point d’atteindre le débit de modestes ruisseaux marécageux dans lesquelles s’embourbaient chaque conscience en sursis. Incapables d’égrener le chapelet de leurs pensées de manière cohérente avec suffisamment d’abnégation, leur volonté flageolante finissait invariablement par trébucher dans le lit sablonneux de leur régression primale– étaient-ils tous voués malgré leurs vains efforts à se vautrer dans leur déchéance collective érigeant leur ignorance en nouveau credo universel ? Alors que les germes de la fatalité parvenaient à s’enraciner dans ces intellects arides et ombrageux les soumettant à leur courroux inutile, il n’a suffi que d’un interstice infime, coincé entre déraison et rationalisme impie pour que naquisse chez l’un d’entre eux une pulsion imprévisible. Doté d’un physique malingre, d’une aura trop pâle et d’une vivacité avare en fulgurance sil était de ceux que la fortune du monde d’avant condamnait assurément à une issue courte et fatale. Mais le destin régissant cette planète – englué dans cet environnement atone – en tentant de démêler les fils de ses trames principales semblait à regret devoir délaisser celles négligeables des apostats leur donnant un sursis salutaire avant leur trépas.

C’est donc un évènement infime, une incongruité ontologique qui permit à un parmi les réchappés de réaliser ce qu’aucun avant n’avait osé entreprendre : un acte sacrificiel qui devait le conduire dans la zone fantasmagorique et le faire entrer du même coup dans la légende. Tracée sur des sols poussiéreux à la pointe de bouts de bois ou peinte à même la roche dans des cavernes destinées à devenir des mémoriaux son histoire se transmit à travers les tribus comme une trainée de poudre infusant d’autant plus facilement les imaginaires qu’ils étaient pour la plupart vierges et orphelins des fables d’antan. Malgré les traits immatures sujets aux interprétations fantasmagoriques ou aux songeries perplexes, les esquisses du bipède le liaient invariablement à sa chimère et chaque être doté d’une once de perspicacité pouvait interpréter la trame – aussi grossière soit elle – subjugués et inspirés par la force du lien qui unissait celui qui marchait debout et celle à la crinière d’argent. Dans le maelstrom de ces représentations éphémères la fable de l’homme qui brava sa peur pour sauver la bête qu’il avait apprivoisée s’ancra fermement dans l’imaginaire collectif – comment à force de s’abimer les yeux sur des symboles à l’exécution sommaire ces erres autrefois esseulés et insignifiants en vinrent à bâtir un socle commun ? Quelle que fut la puissance narrative du récit initiatique– de l’espoir fou d’un homme parti gravir la montagne pour soigner sa bête au feu sacré de l’horizon – elle enivra les esprits au point de chiffonner l’emballage capitonnée qui habillait le dogme duquel découlait le droit de vivre ou la nécessité de mourir ici-bas. La race des humanoïdes créa la clé de sa délivrance au prix du sacrilège ultime : celui de communiquer à nouveau. Ce fut le temps des premiers signes. La langue muette s’enrichit rapidement d’une gestuelle de plus en plus complexe essaimant aux quatre coins des étendues encore peuplées. A sa suite les âges farouches connurent une nouvelle vigueur caracolant sur les rancunes et les peurs longtemps enfouies mais toujours vivaces. Le silence changea d’âme, la chape de plomb sembla se fissurer comme si l’enchantement fatal se dissipait, laissant entrevoir à travers les brumes d’un réveil interminable la possibilité de vivre une autre vie et de périr d’une autre mort. Les tueries ne furent plus l’apanage du O – symbolique de l’index arrondi devenue récurrente pour qualifier la menace immatérielle de leur quotidien – et la torpeur langoureuse des jungles fourmilla bientôt de chasseurs solitaires qui tout en respectant l’ultime commandement en dénaturèrent la nature profonde puisqu’ils n’y étaient plus asservis et qu’ils ne le craignait plus.Dans cet entre-deux la faune et la flore s’éveillèrent de concert, drapées dans un silence froissé, poisseux des renoncements consommés durant cette longue nuit sans rêve et honteuses des stigmates infligés par leur soumission à O l’ubiquiste tyran immatériel qui avait finalement échoué à retenir la nuit sur ce monde versatile. L’aube de ces pensées laborieuses était déjà un souvenir et l’aurore de l’espérance fanait déjà matinée aux radiations des cimes, puis tout fut fini.

Il y eut un flash. Il y eut un cri, long comme le hululement d’une entité colossale qui se refusait à mourir. Alors, dans un même mouvement l’intégralité de ce monde frissonna de terreur, de plaisir et de culpabilité. Nul n’avait jamais revu l’homme et sa chimère mais instinctivement tous eurent une pensée pour eux à ce moment précis – était-il possible que leur destinée se soit accomplie ? Pour quelle raison l’horizon vomissait à présent ces rayons phosphorant? »

[Fin du conte XX-C-3RTE – Rapport associé : Entrée AY23 – Code Atlas… Continuez ?…]

 

[Code Atlas activé… Entrée AY23… Primolecture de l’Entrée AY23 activée]

« Bien l’bonjour à vous ! Ici le major Asshinn pour un nouveau rapport quotidien que personne ne lira sur le devenir incertain de cette foutue planète ! Au menu d’aujourd’hui élucidation du mystère géologique en R34 ! Comme vous avez pu vous en rendre compte ce matin j’ai été disserte et inspiré – que vous vaut le plaisir de cet élan de lyrisme me direz-vous ? Eh bien, sachez que j’ai profité d’une atténuation des orages électromagnétiques sur la zone pour enfin prendre le contrôle à distance des deux drones d’observation qui croisaient en vol géostationnaire sur les monts ténébreux ! Incroyable pas vrai ?… D’autant plus qu’un événement tellurique a secoué la zone. Voyons voir ce que je peux extraire de ces machines… Je paramètre le séquençage… Ah… première déception les amis. Il semblerait que notre premier drone soit réticent à collaborer… bon voyons le deuxième… voilà… c’est mieux… Allez je sélectionne l’archivage juste avant le gros bang de ce matin… On devrait être bon !

[XU828… Enregistrement vidéo X-1 sur métadonnées… Lecture activée]

…C’est bon ça tourne. Vous connaissez le principe : votre serviteur – c’est-à-dire moi – regarde et vous commente l’action. Et si vous êtes sages je vous conterai le final. Bon, l’image n’est pas stable mais franchement on a connu pire. Donc on est sur le versant nord-est des monts. Bien content de ne pas y avoir à foutre les pieds ça a l’air sinistre. Oh tiens ! Y’a ce gars tout chétif avec sa bestiole malade. Vous savez celui que l’on avait baptisé Ruush ! Toujours vivant et toujours décidé à grimper jusqu’au sommet. Il est trop ce mec. Je l’adore. Il a même essayé de porter sa monture pour la soulager. Bon, ils se sont vautrés mais franchement ça valait quand même le coup d’œil. Ça vous dérange pas qu’on fasse un focus sur lui ? Avec un peu de chance, il se trouvera dans le champ de l’image à l’endroit où la terre a tremblé. Par contre il faut que je vous avoue qu’on a pas mal de parasites au niveau du visuel. Allez j’vous fais une fleur pour compenser je rebascule en mode conte… »

[Suite du conte XX-C-3RTE –Collage et formatage– Enregistrement enclenché…]

« …Pour quelle raison l’horizon vomissait à présent ces rayons phosphorant ? Cruelle désillusion pour les instruits qui entendirent l’innommable premier cri du Monde d’après sans en connaître l’origine. Ce qu’ils ne savaient pas c’est que l’homme de leur légende était parvenu à l’ultime étape de sa quête brinquebalante – par quelle succession d’évènements miraculeux avait-il échappé aux pièges de la montagne ? L’histoire retiendra qu’à quelques instants du grand basculement le bipède hirsute et dépenaillé flanqué de sa chimère malingre et claudicante parvinrent à l’orée de leur voyage : un tunnel naturel percé dans la roche d’où transsudait un liquide phosphorescent aux colorations fascinantes. Armé d’un pieux façonné dans un mauvais bois, les babines retroussées sur des crocs élimés et déchaussés ils s’engagèrent côte à côte dans la trouée ; corps gorgés d’adrénaline, muscles tendus, frustrés de ne pouvoir gronder leurs menaces à la face du destin. Aux lueurs extra violettes des parois humides qui réfléchissaient et déformaient leurs reflets en des ombres fantasmagoriques délirantes ils saisirent le grotesque de leur entreprise. Verrouillés par une vigie clignotant prudemment à distance et escortés de leurs caricatures murales – tantôt géantes, tantôt naines selon l’inclinaison iridescentes des parois environnantes – ils débouchèrent tels deux furies dans une cavité monumentale. A plusieurs dizaines de mètres en hauteur leur regard fut attiré par une large trouée dans la voute qui laissait sourdre un ressac discontinu de lueurs virales. Subjugués par ce spectacle leurs yeux mirent du temps à s’arracher à la contemplation morbide de ces filets de poison qui s’entrelaçaient dans une danse macabre avant de fuiter vers l’atmosphère condamner leur monde au silence éternel. Ils se sentirent épiés. Au milieu d’éboulis, en plein cœur de la pièce une forme colossale les observait de ses multiples yeux à facette. Sa tête chitineuse dodelinait lentement surplombant une masse informe faite de chairs laiteuses traversées de veines noiraudes aux pulsations insanes. Sur ses flancs des abcès purulents relâchaient dans l’air – sur le rythme d’un diapason  arythmique – des filaments translucides qui venaient alimenter le ballet aérien des humeurs spectrales. Malgré sa taille titanesque la larve – car elle en avait l’obscène apparence – exsudait les phéromones de la peur. Dans le silence asphyxiant de cette cathédrale minérale c’est à la fois fascinés et dégoûtés que l’homme et la bête assistaient à la naissance avortée d’un dieu. Non ! Comment est-ce possible ? Grisés pas les effluves de terreur émanant du ver, écrasés par le poids de sa puissance, le fils et la fille de la destruction et du saccage comprirent que leur temps était révolu mais que quoiqu’ils tenteraient ils resteraient à jamais liés. Pitié non ! Ne faites pas ça ! Vous n’avez pas idée ! Alors ils firent ce que tout être vivant de cette époque aurait fait en se sentant acculé : ils assaillirent la forme inachevée. Nonnnn !!! » [Arrêt d’urgence… Fichier corrompu… Arrêt d’urgence…]

 

Spatiosphère en orbite

 

[Fin du conte XX-C-3RTE –Rapport associé : Entrée AY23 – Code Atlas… Continuez ?…]

« En effet… Etes-vous bien sûr que c’est l’unique version du rapport de ce soldat ?

– Oui haut commandeur. Nous venons d’écouter le dernier enregistrement sur les 2432 produits par ce soldat. Tous sont en notre possession. Une majorité des entrées restantes portent sur l’étude de la faune et de la flore locale. Il y a également des poèmes et contes de son cru.

– C’est peu orthodoxe… Il ne fait pas partie des troupes régulières d’observation. Qu’est-ce qu’il foutait sur cette planète ? »

– C’est un ranger maître conteur planétaire qui sert notre maison au sein des forces mobiles d’exploration Vulcan. Leur vaisseau faisait route vers le système Thalassopé lorsqu’ils ont dû traverser un champ d’astéroïdes. Nous avions perdu le contact et avions déclaré l’appareil en avarie totale. Notre agent s’est extrait via un module de sauvetage et est parvenu à se poser sur cette planète. Selon ses prérogatives de mission secondaire il aurait entamé des rapports d’observation. Evidemment sans moyen de communication intra-stellaire il ne pouvait pas se douter que la planète sur laquelle il se trouvait avait été choisie pour une transatlantimutation. Lorsqu’il s’est rendu compte de la présence du Deus Ex Astra il a cessé d’enregistrer et d’émettre conformément aux procédures en cours. L’enregistrement que nous venons d’écouter et le dernier qu’il a produit.

– Comment se fait-il qu’il ait survécu aux infrasons du Deus Ex aussi longtemps ? Ils sont supposés être létales, cibler leurs victimes au moindre bruit émis par retour de fréquence et pas seulement pour la faune et la flore autochtones. Comment a-t ’il fait pour tenir cinquante unités temporelles ?

– Son module de sauvetage était équipé d’un brouilleur standard tout comme son scaphandre autonome. Il ne l’a jamais su mais il était constamment protégé des infrasons.

– Hum… Quel est son statut ? Est-il décédé ?

– Nous avons toutes les chances de le penser. Sa balise vitale n’émet plus depuis dix unités temporelles.

– Et pour le Deus Ex ? Quel est son niveau de développement depuis son trauma ?

– Le pieu n’a fait que l’égratigner mais les dommages mentaux sont irréversibles. Il n’a pas été conçu pour être contesté. Cet incident a éveillé en lui des questions existentielles pour lesquelles il est incapable de répondre.

– En clair ?

– Il est inapte à finaliser la transformation de ce monde pour nos besoins. A l’heure où je vous parle il semblerait que la zone du cocon ait été souillée par d’autres indigènes. Ces attaques – inexplicables et complètement vaines – sont de plus en plus fréquentes. Ce qui est source de stress et freine sa croissance. Ce monde a été classé comme inexploitable par l’Ordo Economicus et l’Ordo Sanctus l’a même qualifié d’extrêmement corrompu.

– A par nous et les Ordos qui est au courant ?

– Comme vous avez pu le constater cette entrée était vierge de toute écoute. A part vous, moi, et les Ordos personne d’autres. Quelles sont vos instructions ?

– Ce qui nous résiste ne nous sert pas. Ce qui ne nous sert pas nous est inutile. Détruisez tous les enregistrements et déclenchez un bombardement orbital pour effacer toute trace de notre passage. Les Ordos ne parleront pas. Vous préviendrez les archivistes et effacerez toute mention de cette planète. Ensuite, vous veillerez à ce que chacun d’entre eux soit exécuté selon les rites de l’oubli. Cette planète n’a jamais existé. Est-ce clair ?

– Bien haut commandeur. Tout sera fait selon votre volonté. A UT+1 nous ferons tomber une pluie de météorites sur la planète.

– Intendant Podéidon.

– Oui haut commandeur ?

– Votre responsabilité est engagée et c’est un fiasco qui a mobilisé des ressources importantes de la quatrième flotte intergalactique Atlante. Vous savez ce que cet échec signifie ?

– Déchéance et bannissement. Je ne me déroberai pas à mes obligations. Une fois le bombardement orbital entamé, j’engagerai l’archivaisseau de ma famille dans l’atmosphère de cette planète. Nous calculerons la trajectoire pour nous implanter dans ses zones abyssales.

– Votre exil ne sera pas de tout repos. Le niveau de résilience de cette planète m’étonne. Savez-vous comment s’appelle ce lieu qui sera le prochain tombeau de votre lignée ?

– L’Ordo Apothicarius prénomme cette étoile 7613RLHM mais notre agent de liaison l’avait baptisée tout simplement…Terra. »

 

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