Il était dans le futur
Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?
Je me répétais cette question en boucle, la retournais dans ma tête pour l’étudier sous toutes ses coutures et tenter d’en extraire quelque réponse. Elles ne semblaient pas émaner d’une source artificielle. Même si cela avait été le cas, il était physiquement impossible qu’elles soient diffusées avec un tel angle de réfraction. L’anomalie affectait jusqu’à leur longueur d’onde ! Elle n’appartenait pas au spectre du visible par l’œil humain. C’était comme un sabre laser noir. Si l’on perçoit du noir, c’est que tout le spectre du visible est absorbé, rien n’est réfléchit. Pourtant ce rayon éclairait bel et bien l’environnement dans lequel je me trouvais. Seule une image de synthèse pouvait être à l’origine d’un tel rendu et, contre toute attente, j’étais témoin de ce phénomène.
Il mettait en branle toutes les lois et les règles de la physique que j’avais apprises depuis ma plus tendre enfance aussi bien en classe qu’à travers ma propre expérience. Ce n’était pas comme si j’étais novice en la matière, j’étais professeur à la Sorbonne où j’enseignais la physique-chimie. C’était ma passion. J’étais le genre de personne qui n’avait ni femme ni enfant. J’avais investi corps et âme dans mon métier. J’étais toujours au fait des dernières découvertes, j’étais abonné à plusieurs revues scientifiques, à des chaînes de vulgarisation sur YouTube et en animais également une.
Or, je ne pouvais croire qu’une telle chose soit possible. C’était inédit. Il me fallait des instruments afin de mesurer, analyser, étudier en détail cette singularité. Elle me fascinait, mais d’un autre côté, je l’avais en horreur pour la simple et bonne raison qu’elle ne pouvait exister. Comment pouvait-on justifier cette aberration ? Il ne pouvait pas s’agir d’un rêve car ma vie onirique se résumait au néant. Je ne buvais pas et ma prise de psychotropes se limitait au paracétamol. Je fumais la cigarette électronique ; d’ailleurs, j’en avais très envie en ce moment, mais ne l’avais pas sur moi. Il devait forcément y avoir une explication logique à tout ceci.
Je dis tout car il y avait aussi ces silhouettes incroyables qui se déplaçaient un peu partout autour de moi. Non pas qu’elles en avaient après moi, non. Elles vivaient leur vie sans me prêter la moindre attention. À vrai dire, c’était comme si je n’existais pas. C’était tant mieux, car elles me glaçaient le sang. Je pense que mon esprit s’était focalisé sur les lumières sombres pour ne pas avoir à penser à ces créatures terrifiantes. Un système d’auto-défense psychique pour ne pas avoir à affronter un problème urgent.
Celles-ci étaient longilignes, émaciées, faisaient entre deux mètres vingt et deux mètres cinquante de haut en moyenne, se tenaient légèrement cambrées et étaient entièrement colorées d’un noir de jais. Elles avançaient en glissant comme si un aimant sous la terre les mettait en mouvement. Elles ne portaient pas de vêtements, d’ornements ou de signe distinctif, cependant, je ne pense pas que ça leur aurait été d’une quelconque utilité. Je n’arrivais pas à discriminer un individu d’un autre mais je suppose que c’est parce que mon œil n’avait pas les outils pour y arriver. Nous pourrions faire le parallèle avec un citadin qui ne pourrait distinguer un mouton d’un autre au milieu d’un troupeau alors que le berger auquel il appartient y parviendrait sans difficulté. Les silhouettes n’avaient ni bras ni jambes. Seule une petite protubérance au sommet de leur corps formait un semblant de tête. Quant à leurs organes sensoriels, impossible de dire où ils se trouvaient, ni même si elles en possédaient. Si je devais les comparer à un objet connu, je dirais qu’elles avaient la forme d’un haricot vert avec encore la queue.
Ces ombres m’effrayaient non pas qu’elles soient monstrueuses ou qu’elles montraient des signes d’agressivité envers moi. Entre elles non plus d’ailleurs. Ce qui me faisait peur, c’était que j’ignorais tout de leur but, de leurs intentions. La peur primitive du noir. La peur de l’inconnu. Il fallait que j’entre en contact avec elles. Je pris mon courage à deux mains et sortis enfin du coin dans lequel je me terrais.
Étonnamment, lever ma jambe me demanda un effort surhumain. Une force invisible me tirait le pied vers le bas. Je regardais pour m’assurer que je n’avais pas marché sur un objet ou qu’une créature ne m’entravait pas la cheville. À moins qu’elle soit invisible, il n’en était rien. Je passais ma main entre le dessous de ma semelle et le sol sans que rien ne m’en empêche. Du vent. Et pourtant il y avait irrémédiablement une puissance qui m’attirait vers le bas. La gravité était peut-être beaucoup plus forte ? Tellement forte que laisser tomber quelque chose ici le briserait en mille morceaux à coup sûr. J’essayais de me redresser mais c’était tout aussi éprouvant que de lever le pied. L’attraction était vraiment phénoménale. Comment ces silhouettes pouvaient-elles être si grandes ? Une question de plus à leur poser si je trouvais le courage d’amorcer le dialogue avec elles. Avec la plus grande difficulté, je parvins à trouver un rythme lent mais régulier pour avancer.
Soudain, j’aperçus une silhouette à quelques centimètres sur ma droite. Je ne l’avais pas vue arriver dans mon dos. Puis une autre, sur la gauche cette fois. Par réflexe, je fis un bond pour m’en éloigner. Je me retournais, craignant d’avoir heurté la première mais je n’avais pas senti de collision. Je cherchais du regard la silhouette, en vain. Elle semblait s’être évaporée dans la nature. La seconde continua son chemin comme si de rien était. Je la fixais quand tout à coup, elle disparut. Quel était ce tour de passe-passe ? S’était-elle téléportée ? Cela me paraissait peu plausible quoi que tout commençait à prendre une étrange tournure. Ces silhouettes étaient sans cesse en mouvement. Plus rapides que moi qui avait du mal à me déplacer à cause de l’attraction mais pas au pas de course pour autant. Ces choses inconnues me donnaient de plus en plus le cafard. La peur avait fait place au dégoût. Dégoût car je ne les comprenais pas, qu’elles ne collaient pas avec mes principes.
Parmi elles, j’en vis une à l’arrêt. Je m’en approchais avec méfiance. Elle me sembla encore plus grande lorsque je me trouvais devant elle. L’ombre à l’arrêt paraissait absorber de l’oxygène d’une manière ou d’une autre car elle faisait un dodelinement respiratoire. Je lui fis un signe de la main mais cette dernière n’eut aucune réaction. Je tentais d’attirer son attention avec une salutation amicale et courtoise sans plus de succès. Alors je me permis de l’observer, de la scruter, de l’examiner minutieusement. J’en fis le tour… Enfin, j’en fis le tour mentalement. Mon esprit s’était déjà projeté de l’autre côté. Il l’avait imaginé symétrique par rapport au profil que je venais de voir. Il n’en était rien ! Ces ombres n’avaient pas d’épaisseur. Comment est-ce que l’entendement peut saisir un tel concept ? Elles étaient en deux dimensions. Réellement deux dimensions. Une feuille a une épaisseur. Même un trait de crayon sur une feuille a une épaisseur. Si on l’observe avec un microscope ultra sophistiqué, on peut voir l’épaisseur des atomes de carbone sur le papier. Or là, il n’y avait pas de matière atomique. La preuve indiscutable était que ces ombres n’avaient pas d’ombre. Ni d’un côté, ni de l’autre. Je restais un instant bouche bée devant ce maléfice. Poussé par la curiosité scientifique, sans réfléchir aux possibles conséquences, je tendis l’index pour toucher la silhouette. Heureusement, il ne m’arriva rien de mal. Rien de bien non plus. En effet, il ne se passa absolument rien. Aucune sensation tactile ni thermique. Le frisson qui me parcourut la colonne vertébrale était dû à ma surprise quant à cette absence de réaction.
L’incrédulité que j’éprouvais me fit enfoncer le doigt plus profondément puis je le retirais et recommençais cette opération une bonne dizaine de fois sans constater le moindre changement. Je laissais mon doigt dans l’ombre et regardais l’autre face. Je voyais la silhouette avec mon doigt qui la transperçait. Si elle n’était pas faite d’atomes, il était normal que nous n’entrions pas en collision. Mais si cette ombre n’était pas matérielle, de quoi était-elle faite ? Était-ce une énergie ? Si oui, quelle était sa source ? Alors que j’étais perdu dans mes pensées, une voix me ramena à la réalité.
– Vous venez d’arriver vous.
Je me retournais et vis l’autre espèce qui peuplait cet endroit étrange. C’était des créatures humanoïdes sans vêtements elles non plus. Elles avaient la peau d’un orange profond et j’avais l’impression que quelque chose les éclairait de l’intérieur, car elles rayonnaient faiblement, comme les braises encore rougeoyantes d’un feu qui vient de s’éteindre. L’être s’approcha de moi et me tendit la main comme pour me montrer que lui était tangible. Je l’attrapai pour la lui serrer chaleureusement. C’était la première chose commune que je faisais depuis mon arrivée. Cela faisait du bien de croiser une figure amicale dans tout ce chaos.
– Vous perdez votre temps avec ces choses. Nous ne sommes pas de la même dimension.
– Comment peut-on les percevoir dans ce cas ? demandais-je intrigué.
L’être rit avant de me répondre.
– Vous qui entrez, laissez derrière vous toute espérance. Ici, vous pouvez oublier tout ce que vous savez.
L’être se mit à marcher tranquillement, les mains dans le dos. Sans savoir pourquoi, je le suivis. En même temps, je regardais autour de moi car jusque là, je n’avais pas fait attention à mon environnement. Tout était désertique. Il n’y avait pas la moindre végétation au sol qui s’étendait à perte de vue, tel un océan ocre. Peut-être étais-je dans le désert du Colorado. Néanmoins, il y avait çà et là des concrétions minérales, formant des tours rectangulaires, à l’instar de gratte-ciels. Désertique car pas de faune non plus. Hormis les ombres bidimensionnelles, que je ne considérais pas comme une espèce animale, il n’y avait aucune autre forme de vie. Sans compter mon accompagnateur qu’étrangement, je considérais comme mon alter-ego. Certainement parce qu’il s’agissait d’un être intelligent doté d’une conscience, que nous pouvions communiquer ensemble et donc il ne pouvait pas faire partie de cet écosystème aride.
Durant notre marche, les lumières sombres déclinèrent totalement pour laisser place à une nuit fort singulière. Elle n’était pas noire mais verte. Comme si un néon ou une couche de peinture fluorescente était tracée à l’horizon et donnait juste assez de clarté pour pouvoir distinguer ce qui se trouvait autour de soi. Chose encore plus étonnante, il n’y avait pas d’étoiles dans le ciel. Pourtant il n’y avait aucun nuage. À moins qu’une autre substance inconnue empêchât leur rayonnement de nous parvenir. Comment l’être arrivait-il à se repérer ? Il connaissait certainement les environs et devait avoir d’autres moyens de le faire. En tout cas, je restais près de lui car il émanait de son corps une clarté rassurante. Enfin, cette particularité faisait plutôt de lui une proie facile et repérable. Bien que je n’aie vu aucune bête féroce, leur absence ne signifiait pas pour autant leur inexistence. Cependant, ce dernier n’attirait pas même un papillon ou un moustique.
L’être m’emmena dans un des monolithes. De plus près, on aurait dit le fossile d’un immense building. En effet, il y avait une entrée bien qu’il n’y ait pas de porte. Il y avait également des sortes de fenêtres mais elles donnaient plus un aspect de fourmilière à l’architecture qu’autre chose. Nous pénétrâmes dans l’enceinte qui me faisait penser à une caverne préhistorique. À l’intérieur se trouvaient des minerais incrustés dans les parois qui reflétaient la lumière de l’être en une constellation merveilleuse. Celui-ci s’arrêta devant une flaque d’eau. Il ne dit rien mais je compris qu’elle devait avoir un intérêt qu’il voulait que je constate.
Je me penchais au-dessus et je ne sais si c’était à cause de la lumière chaude ou de la couleur sombre de la roche mais l’eau me parut excessivement rouge. Je trempais ma main dans le liquide pour en recueillir dans le creux de la paume. Ça n’était pas qu’une impression, le liquide était rouge ! Comme du vin. Ou plutôt, comme du sang… Je le portais en dessous de mes narines sans sentir d’odeur identifiable. Le liquide sentait l’eau, c’est-à-dire qu’il ne sentait rien.
Soudain, je vis une goutte sortir de la flaque pour remonter au plafond, exactement à l’inverse de la trajectoire naturelle d’une goutte. Comme si je regardais une vidéo lue à l’envers. Je fis un bond en arrière en laissant tomber l’eau, si je peux l’appeler ainsi, que j’avais dans la main. Celle-ci tomba tout à fait normalement à mes pieds. Sans quitter la goutte des yeux, je vis qu’elle termina sa course au plafond, dans une autre flaque.
– Qu’est-ce que c’est que ça… dis-je tout haut.
Comment de l’eau pouvait tenir au plafond sans chuter ? Y avait-il une cavité dans la roche qui exerçait une sorte de succion ? Comme si l’être avait lu dans mes pensées il dit :
– Regardez mieux.
Je regardai en fronçant les sourcils pour augmenter mon acuité visuelle. L’eau frémissait comme s’il y avait un courant. Je regardais dans la flaque du bas qui présentait le même phénomène. Je me mis à quatre pattes, la tête presque dans l’eau. Au fond, il y avait une forme étrange. Un poisson ? Sauf qu’il était immobile. Autour gravitait une petite boule à un rythme régulier ; une perle sans doute. Elle devait être à l’origine du courant. L’être s’approcha de l’étendue d’eau et j’y vis plus clair. Au fond il n’y avait pas un poisson, mais un poumon ! Et il respirait. Au-dessus, maintenant que j’y voyais plus clair, il y avait un rein accompagné également de cette perle qui effectuait des révolutions autour de l’organe. Puis, une goutte tomba du plafond pour choir dans la première flaque. Encore une aberration de plus. Il devait bien y avoir quelque chose de logique, de rationnel. Je me lançais dans une explication.
– L’eau est rouge, certainement car elle est saturée de fer. La perle est en magnétite et avec ce mouvement giratoire, elle crée un champ magnétique qui attire l’eau respirée par le poumon. Le rein la filtre et, allégée en fer, l’eau retombe en bas. Mais comment ces organes peuvent-ils fonctionner dans ce milieu ?
L’être rit à nouveau.
– Ils vivent en symbiose. Ils se rendent service. C’est un échange de bon procédé sans quoi, ni l’un ni l’autre ne pourrait exister. C’est le cycle de la vie.
– Mais où est le corps ? Que font-ils fonctionner ?
– Une planète n’est-elle pas un corps céleste ?
– Bien entendu, mais un rein ou un poumon sert à un corps organique.
L’être ne me répondit pas. Il plaça sa main au-dessus de la flaque et stoppa une goutte de la paume. Il la pinça entre deux doigts et l’étira comme un élastique. Elle forma un trapèze en lévitation qui avait l’aspect de savon avant que l’on souffle pour en faire une bulle. La surface était un peu transparente et en même temps elle reflétait ce qui se trouvait devant aussi clairement qu’un miroir. Je vis l’être dedans et à côté de lui, un de ses semblables. Je me retournais surpris car je ne l’avais pas entendu arriver. Cependant, il n’y avait personne. Je me retournais derechef vers le miroir. Il y avait bien deux individus dans la caverne. Alors je levais le bras et j’aperçus le deuxième être qui effectuait exactement le même mouvement. Comme un enfant qui se voit pour la première fois dans un miroir, je gesticulais pour m’assurer qu’il s’agissait bien de mon reflet. En revanche, à l’inverse d’un enfant ça ne m’amusait pas du tout. Quand je réalisais toute l’horreur que cela impliquait, je me mis à hurler contre mon compagnon.
– Sorcellerie ! C’est de la magie noire ! Qu’est-ce que vous m’avez fait ?
– Moi ? Absolument rien, répondit-il calmement. Vous êtes comme ça depuis le début. C’est simplement que vous n’avez pas dû le remarquer.
– Vous mentez, c’est impossible que j’aie subi une telle transformation aussi rapidement. Et c’est impossible que de l’eau s’envole sous forme liquide et non gazeuse ou encore de voir des créatures en deux dimensions évoluer dans un milieu en trois !
– Pourquoi est-ce impossible ?
– Parce que nous avons fait des études sur le sujet, que nous avons élaboré des théories et que nous en avons déduit des lois. C’est comme cela que le monde fonctionne.
– Certes. Jusqu’à ce que quelqu’un remette en cause l’une d’entre elles et prouve par A plus B le contraire. Il y a fort longtemps, les gens croyaient que la Terre était plate, aujourd’hui nous savons très bien qu’elle est pyramidale.
C’était une discussion de sourd qui ne donnait rien de productif. Je regardais mon corps, incrédule. Il émettait une douce lumière orangée. Mes pupilles étaient deux billes luisantes et il n’y avait pas un seul poil sur mon épiderme transfiguré. Comment ne m’en étais-je pas aperçu plus tôt ? J’avais pourtant regardé mon doigt quand j’avais touché l’ombre, il ne me semble pas que j’étais différent. J’entends par là, différent d’un humain. Je dois avouer que je n’avais pas fait attention à ce détail, j’étais bien trop absorbé par tout le reste. Pris d’angoisse, je sortis précipitamment de la grotte pour avaler une grande bouffée d’air frais. Je m’appuyais sur les genoux en haletant. Le jour s’était déjà levé. Combien de temps étions-nous restés dans cette caverne ? Je n’avais plus aucune notion du temps. Tous mes repères s’effondraient les uns après les autres. L’être me rejoignit et posa amicalement sa main sur mon épaule pour me réconforter. Je me relevais pour lui demander :
– Nous avons passé la nuit dans cette caverne ?
– Oui.
– Je n’ai pas l’impression que nous avons passé plus de dix heures à l’intérieur.
– Une heure ? Ah oui, cette ressource que vous comptez religieusement. Sans mauvais jeu de mots, vous perdez votre temps avec ça aussi.
La nuit est donc si courte ici ? La Terre a peut-être accéléré sa rotation ce qui expliquerait la gravité accentuée ainsi que la durée écourtée de la nuit. Tout d’un coup une question me vint à l’esprit.
– Sommes-nous bien sur Terre ?
L’être rit amusé par ma candeur. Il commençait à devenir vexant.
– Vous ne vous souvenez pas de la façon dont vous êtes arrivé ici ?
Encore une fois, je n’y avais pas pensé depuis que j’y étais. Il est vrai qu’avec toutes ces choses extraordinaires, mon esprit était accaparé par d’autres problématiques. Je fis un effort pour me remémorer mon passé. Curieusement, c’était très ardu. Je me concentrais pour qu’enfin des brides d’images me reviennent en mémoire. J’en tenais enfin le fil !
La conférence sur les voyages dans le temps. Une équipe d’astrophysiciens devait y présenter une découverte révolutionnaire avec comme promesse d’être les premiers à voir le monde d’après. Sceptique mais depuis toujours fasciné par les voyages dans le temps, ces chercheurs m’avaient intrigué et je m’étais rendu à cette conférence. Dans l’auditorium se trouvait la crème de la communauté scientifique. J’imagine qu’ils avaient tous fait le déplacement dans le même état d’esprit que moi et qu’ils s’attendaient à être déçus bien qu’au fond ils auraient aimé qu’on leur prouve qu’ils avaient tort. Nous étions confortablement assis dans nos sièges à écouter les théories de nos confrères. Ces messieurs étaient loin d’être des savants fous et leurs propos tenaient la route. Selon eux, en courbant le continuum espace-temps, il était possible de regarder dans le passé ou dans le futur. Pour y parvenir, ils avaient mis au point un super télescope qui, en se servant des étoiles comme antennes-relais, pourrait avoir une vision circulaire dans l’espace à grande échelle et donc, de voir dans le temps. Ils avaient d’ores et déjà calculé une trajectoire pour que leur rayon atteigne le Soleil puis soit dévié pour sortir de la ceinture de Kuiper et atteindre Bételgeuse puis être redirigé vers Sirius et ainsi de suite jusqu’à former une spirale ouverte pour voir dans le futur. Pour voir dans le passé, il suffisait de créer une spirale introvertie. Tout cela était bien beau sur le papier mais nous attendions avec impatience la mise en pratique. L’objet qui se tenait derrière eux sous un drap blanc nous faisait tous trépigner comme un soir de noël.
Enfin, ils levèrent le voile pour nous montrer l’invention. Une capsule avec un immense télescope à l’avant fait de bric et de broc relié à des silos métalliques. Dans le métier, les prototypes ont souvent un aspect DIY recyclé. C’est que la recherche dispose de peu de moyens, mais avec une bonne dose de passion et de convictions on peut soulever des montagnes. Les conférenciers invitèrent des auditeurs à monter sur l’estrade pour assister à la démonstration. Je levai la main et eus le privilège de faire partie des heureux élus.
Je montai les marches pour rejoindre le groupe sous le feu des projecteurs. Notre vision serait retransmise sur un écran géant afin que tout le public puisse pleinement profiter de l’expérience. Les scientifiques firent entrer un groupe de quatre personnes, moi inclus, dans la capsule. L’intérieur était en fait une optique géante. Un des physiciens entra avec nous.
– Je suis tout chose, c’est la première fois que nous mettons Georgette en marche, dit-il en se frottant les mains.
Vu de l’extérieur, il avait vraiment l’air d’un geek. Un des volontaires osa poser la question qui nous brûlait tous les lèvres.
– Pourquoi l’avoir appelée Georgette ?
– En hommage à George Orwell, La machine à explorer le temps.
Kitsch. Infiniment kitsch.
– Trêve de vaines paroles, passons aux choses sérieuses, enchaîna-t-il.
Le scientifique pianota sur les boutons d’une commande avant de tirer un levier. Il tourna une clef et, comme une automobile, Georgette démarra. Elle vrombit et un puissant bruit de ventilation envahit la capsule. À présent, le scientifique était obligé de crier pour se faire entendre.
– Il faut la laisser chauffer quelques minutes. Je tiens tout de même à préciser que Georgette carbure au plutonium. Mesdames et messieurs, place au spectacle.
L’homme de science écrasa son poing sur un énorme bouton rouge. Il y eut un grand flash blanc. Je crois que c’est ainsi que je me suis retrouvé dans cet endroit. Alors les astrophysiciens avaient réussi ? Je me trouvais donc dans le futur ? Le scientifique avait pourtant précisé que ça ne serait qu’une vision, or, je suis certain que j’y étais en ce moment même. L’expérience avait dû dépasser leurs espérances. Je me sentais aussi tout chose. Voyager dans le temps, le rêve de tout un chacun, et j’avais le privilège de faire partie de cette aventure.
Ce monde m’effrayait beaucoup moins tout d’un coup. Un élan d’enthousiasme surgit du plus profond de moi même. Il m’enveloppa du sommet du crâne en passant par le thorax jusqu’au bout de mes orteils. Ce fut une sensation de bien-être et de plénitude qui gagna ma personne. C’était viscéral. J’étais comme un explorateur foulant pour la première fois une île vierge. Je sentais que j’avais un but, que j’étais investi d’une mission. Je devais récolter un maximum d’informations sur cette époque futuriste pour en faire profiter l’humanité une fois de retour. Je n’avais plus qu’à espérer que mon acolyte taciturne soit un peu plus coopératif. Il en allait du bien commun tout de même.
Par où commencer ? L’évolution de l’espèce humaine en ces êtres luminescents ? L’accélération de la vitesse de rotation de la Terre modifiant la gravité ? Le développement d’organes ? La disparition de la faune et de la flore ? Avait-elle seulement disparu ?
– Dites-moi, y a-t-il des animaux ou des végétaux non loin d’ici ? m’enquis-je. Un biotope autre que désertique. Je ne sais pas de combien de temps je dispose et j’aimerais en faire le plus possible avant qu’il ne soit révolu.
Étonnamment, l’être ne rit pas, ce qui me déstabilisa presque. Finalement, j’allais devoir me débrouiller seul. Je lui adressai mes hommages.
– Bien, je vais prendre congé de vous. J’ai beaucoup de choses à faire. Je vous remercie de m’avoir fait visiter la caverne. Au revoir.
L’être restait planté là sans mot dire. Cependant, il me fixait avec insistance de ses yeux pénétrants. Bien qu’ils soient très peu expressifs, je pouvais y déceler un mélange de tristesse, de pitié et de compassion. Quelque chose n’allait pas.
– Vous avez quelque chose à me dire ? l’interrogeai-je.
– Vous ne vous souvenez pas de la façon dont vous êtes arrivé ici ? répéta-t-il.
– Si. Je m’en souviens. Je vous assure. Si je vous le racontais, vous ne me croiriez pas.
– Vous ne vous en souvenez pas…
Qu’essayait-il de me faire comprendre ?
– Attendez. Quand nous nous sommes rencontrés, vous avez dit que je venais d’arriver. Que vouliez-vous dire ?
L’être ne pouvait pas cligner des yeux mais c’est comme s’il le fit pour acquiescer. Qu’avais-je oublié de me rappeler ? Je me repassais le film encore et encore. La conférence, le prototype, le flash. Une phrase du scientifique me mit la puce à l’oreille : Georgette carbure au plutonium. Tout devint clair comme de l’eau de roche. Désormais je savais ce qu’il s’était passé. Les cylindres contenant le plutonium avaient eu un dysfonctionnement. Un neutron avait percuté le noyau de l’élément radioactif provoquant sa fission ainsi qu’une inévitable réaction en chaîne. Le flash ne correspondait pas à ma propulsion dans le futur. Je n’avais pas voyagé dans le temps. Il avait cessé de s’écouler pour moi.
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