RETROUVAILLES

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Le temps, d’un clair-obscur, comme emmailloté par un brouillard, rendait l’atmosphère pesant. J’arrivais à peine à distinguer les éléments constitutifs de la nature. Etait-ce encore la nature ? Je marchai. Mais plus j’avançai, plus je déchiffrai ce nouvel environnement dont les locataires étaient apparemment des ombres. J’étais sur un pont en forme de rocher. Un pont kilométrique, semblable à la muraille de Chine. De part et d’autres, des abîmes, dont la couleur rougeâtre des profondeurs, au-dessus desquels planait un nuage gris de fumée. Cela ressemblait étrangement à des volcans en fusion, des larves.  Je pris peur. Etais-je en enfer ? Pas sûr. Au purgatoire ? Peut-être. Mais une chose était sûre, je marchais donc j’étais certainement de passage. Mais pour quelle destination ?

On m’avait assassiné. Et peut-être bien que je l’avais bien mérité. En tant que parrain de la mafia, je possédais un vaste domaine dans mon village Ayibiboga où je faisais de l’élevage. Pour me faire plus d’argent et étendre mon influence, un de mes oncles, Ange, me conseilla de faire dans la production et la commercialisation de la drogue.

Pour accroître mon business mais surtout pour protéger les miens, j’ai  dû assassiner une dizaine d’individus. Lorsqu’on a choisi de faire ce métier, il valait mieux ne pas avoir de la famille, mais comme cela relevait de l’impossible, il fallait alors les mettre en sécurité. J’avais, pour ma part, sept enfants, cinq garçons et deux filles. Avec des concurrents, sans foi, ni loi, qui étaient prêts à tout pour les décimer, et s’accaparer nos biens, je les avais donc préparer à prendre la relève. Mon fils aîné, David avait été à mon école. Il avait coché toutes les cases de son apprentissage. J’avais sereinement quitté ce monde car la relève était assurée.

Je ne regrettais pas ma vie sur la terre des vivants. Ma main droite réussissait à laver la boue que ramassait ma main gauche. Il fallait que ma repentance fût proportionnelle à mes fautes. Pour cela, je m’occupais scrupuleusement des veuves et des enfants de mes victimes, me rassurais qu’ils ne manquassent de rien. Je faisais des dons mensuels dans des orphelinats, construisais des églises, des écoles… Mes confessions étaient hebdomadaires, c’était plus qu’une nécessité, une urgence. Je n’acceptais pas l’absolution d’un simple prêtre, il me fallait du lourd, un monseigneur, un évêque ou un cardinal.

Mais une interrogation traversa toute mon existence. Mon père. Je ne l’avais pas connu. J’avais juste une photo de lui. Il était sur son trente-et-un. Sur lui, un costume gris, en-dessous, une chemise blanche, un nœud papillon noir ajusté à son cou, des pieds croisés et des mains dans les poches. Son regard si était profond qu’on pouvait y lire une joie mêlée d’un soupçon d’amour. Ma mère devait certainement être en face de lui. Cette photo, je la gardai précieusement, elle me rappelait que j’avais au moins un père.

Je ne savais pas grand-chose de ce dernier. Ma mère ne m’avait quasiment rien dit sur lui. A chaque fois qu’on y faisait allusion, elle faisait une crise de tension. Lors de sa dernière consultation, j’eus un aparté avec son médecin. Il me dit d’une voix qui s’apparentait à une injonction. « Evite-lui les mauvaises nouvelles ! » Mais hélas ! Une semaine plus tard, un soir, en rentrant de son jogging, elle reçut, un coup de fil de l’avocat de mon père, ce dernier lui disait que son client avait entamé les procédures en vue de me récupérer. Ma mère n’a pu supporter cette nouvelle. Ces nerfs avaient définitivement lâché.

J’avais seize ans quand ma mère me quitta. Je fus placé sous le tutorat de mon oncle maternel, Ange. Mais l’envie de connaître mon père décupla. Malheureusement, comme moi, ma mère ne lui avait pas dit grand-chose, mais les quelques informations qu’il détenait disait que ma mère n’avait jamais digéré sa séparation avec mon père. Ce dernier l’avait quittée pendant qu’elle portait ma grossesse pour sa meilleure amie, Colette, avec qui il avait également eu un enfant.

Mon père fut aussi un parrain de la mafia mais avait été pris dans les filets de la brigade des stups, lors d’une grande opération antidrogue. Quelques mois plus tard, il s’était évadé de prison, avait changé d’identité et fit une chirurgie dans la foulée. Plus jamais on n’entendit parler de lui.

Je traversai toujours ce pont de roc, et le sentiment très nuancé envers mon père m’habitait toujours. Je le détestais parce qu’il était responsable de la mort de ma mère, aussi pour avoir été absent toute ma vie, mais je l’aimais profondément car j’aurais vraiment voulu le connaître. J’étais persuadé que j’aurais été un grand médecin, un avocat international, un grand enseignant d’université, pourquoi pas archevêque ou cardinal au saint siège, ce qui était sûr, j’aurais été un meilleur citoyen si je l’avais connu.

Je marchai toujours sur ce pont. Les ombres, toujours aussi sages les unes que les autres, planaient toujours au-dessus de ma tête. Leur perçant regard à mon endroit traduisait paradoxalement tout, sauf de l’hostilité. Je ne savais pas toujours si mon géniteur était toujours en vie, ou pas ? Plus que toute autre, cette question m’habita.

J’avançai vers l’infini. Si dans le monde d’où je venais on disait que tous les chemins mènent à Rome, ce pont me conduisait bien alors quelque part. Mais s’il y avait un défaut que je détestais au plus haut point lorsque je vivais, c’était bien la monotonie, elle virait inexorablement à l’ennuie. C’était ce que je commençais à ressentir. Et cela m’exaspérai. Je déversai alors ma fureur sur ses ombres qui ne cessaient de planer sans dire un mot. « Eh ! S’il y a bien quelqu’un d’entre vous qui me reconnait qu’il se manifeste ! Je n’en peux plus. Cela fait environ plus de quatre heures que je marche sans issue. » Je reçus un assourdissant silence en guise de réponse. Pour tuer l’ennui, je décidai alors de les perturber, peut-être bien qu’ils allaient finir par me répondre. « Mèèèèèèèèèèère ! C’est Oliver ! Si tu m’entends s’il te plaît, montre-toi ! », criai-je désespérément. Toujours silence.

Je cheminai encore et encore et le paysage était toujours stable et identique qu’au début de mon pèlerinage. Le temps toujours clair-obscur, de part et d’autre du pont de roc, les abîmes en profondeur crachaient des larves. C’était comme si je faisais du sur place. J’avais l’impression que le temps s’était littéralement arrêté et que seuls mes pas étaient en mouvement, mais où allai-je ? Je décidai alors de m’arrêter, puis m’allongeai et m’assoupis.

J’ouvris les yeux quelques instants après, point de changement. Je repris le chemin. Au bout de trente minutes environ, j’aperçus une silhouette. Ce n’était point une ombre. Un bipède. Un humain. Plus il avançait vers moi dans ce brouillard, plus les contours de son visage se dessinaient.On m’envoyait enfin quelqu’un. Mais très vite, je déchantai, lorsque je vis et reconnus ce visage, ce sourire sarcastique, mon corps glaça, mon cœur chauffa et mes yeux rougirent de colère. C’était Enrich : mon assassin.

J’avais pourtant toutes les raisons d’exulter de joie de le voir venir me rejoindre dans les enfers. J’eus d’abord le vieux réflexe de prendre le revolver de ma poche et lui pointa entre ses yeux. J’étais rempli de haine.

– Nous sommes tous deux morts Oliver, je te rappelle. Sauf si tu as entendu qu’une deuxième mort existait. Dans ce cas, tire, fit-il avec son sourire narquois. Ô qu’il m’exaspérait toujours ce type.

Il mit son front contre mon fusil.

– Tire, répéta-t-il.

Je ne me fis pas davantage prier. Je vidai mes cartouches. A mon grand étonnement toutes les balles traversèrent son crâne pour prendre la direction de l’infini.

– Comme tu es pathétique Oliver. Ne comprends-tu pas que notre guerre est à présent terminée. Nous sommes tous deux morts au début de notre quarantième année. Le business est à présent entre les mains de nos enfants qui, qu’on le souhaite ou pas, s’entretueront. C’est inévitable.

Je revoyais encore cette scène où ses hommes de main m’attachèrent et lui vint pointer son revolver sur mon front, souriant et me dit : « Va pour le sommeil éternel. » Enfin, me brûla la cervelle. Non, je ne pourrais lui pardonner, même dans ce séjour dit des morts. Au grand jamais, il ne recevra ma miséricorde.

– Tu m’amuses Oliver. C’était comme si tu avais vécu ta vie de manière innocente.

– Si, j’ai tué dans ma vie. Je répondais coup pour coup à vos bassesses, toi et tes alliés.

– Comme tu es marrant, Olivier. Franchement, tu es ridicule. Je te rappelle que tu as tué mon épouse. La mère de mes quatre enfants. Une femme que j’aimais et avec qui je vivais depuis plus de vingt ans, dis-moi, si je n’avais de bonnes raisons de t’éliminer.

– Voilà. Tu m’as éliminé moi. C’est là tout le problème. Osé s’en prendre à moi ! Tu es allé beaucoup trop loin. Mes enfants vont devoir se battre tout seul car tu les as privés de leur père.

– Mais estimes-toi heureux parce que c’est ton fils David qui m’a tué.

Très heureux par ce que je venais d’entendre, un sentiment de joie s’empara de mon être. Mon fils m’avait vengé et cela en vingt-quatre heures. Que croyait-il ?

– Je peux lire de la satisfaction dans ton regard. Mais il n’y a pas à se réjouir. C’est tout simplement une guerre totale dont personne ne peut imaginer l’issue que ton fils a déclenchée.

– Ah ! Parce qu’elle n’était pas déjà totale quand tu m’as tué ?

– Non, c’était juste une réponse à la mort de ma femme.

– En fait, nous sommes en guerre depuis une éternité notamment quand le Blanc avait intégré tes effectifs.

Je remarquai qu’au fur et à mesure qu’Enrich et moi haussèrent le ton, les ombres, davantage bougeaient. Comme si nous étions venus perturber leur paisible univers. Le temps s’assombrissait, les larves du fond de l’abîme bouillaient.

– Cet homme que tu as froidement éliminé représentait beaucoup pour moi.

– Tu n’as jamais su pourquoi je l’avais fait ?

– Pas besoin, c’était mon père.

Je fus contrarié lorsqu’il prononça cette phrase. La perte d’un père je ne pouvais qu’imaginer, moi qui n’ai jamais connu le mien. Mais impossible de reculer, l’heure n’était plus aux sentimentalismes, il y avait déjà eu trop de morts.

– J’ai tué le Blanc, ton père, car c’est lui qui éliminait clandestinement mes bêtes et mes employés.

– Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ?

– Parce que tu n’as jamais demandé d’explications. Tu as immédiatement riposté. Et nous sommes allés de riposte en riposte.

– As-tu les preuves que c’était le Blanc, mon père qui tuait tes hommes et tes bêtes ?

– Absolument ! J’avais demandé à mon contremaître de voir claire dans cette affaire d’animaux inexplicablement morts. Lui et quatre de mes hommes avaient monté la garde une nuit et avaient surpris ce misérable dans notre enclos en train d’inoculer je ne sais quel produit à mes vaches à base d’une seringue. On l’a neutralisé et nous lui avons injecté son propre produit. Tu connais la suite.

– Tu n’aurais jamais dû Oliver. C’était mon père, fit-il en versant une larme.

– Ce qui est sûr. C’était ton complice, et vous vouliez me nuire.

– C’est vrai ! dit un homme qui venait de se joindre à nous.

Je reconnus l’homme de ma photo.

– Papa ! fit Enrich.

 

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