Couds-leur !

 

« Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? »

Nous sommes le monde d’après, nos ombres sont assagies, mutiques, le plus souvent. Nos regards s’embuent. Sans but ? Nous non. Eux oui, c’est pour ça que nous les protégeons d’eux-mêmes.

A l’horizon, là où s’installent le crépuscule et leurs cauchemars, ils utilisent l’électricité, et, la nuit venue, ils en consomment de moins en moins.

Ceux qui ont lancé, pendant la pandémie, un concours d’écriture en suggérant aux candidats d’imaginer le monde d’après, ont pensé bien faire en imposant un incipit glauque, interrogatif, comme si le futur était aussi rempli de menaces virtuelles que le présent qu’ils vivaient.

Ceux qui voulaient juguler leurs terreurs, distraire les oisifs en les occupant avec des jeux d’écriture ? Disparus. Effacés même des bases de données.

Combien de créatifs ont répondu ? Combien d’humains, réputés normaux, à l’époque ? Je n’ai pas trouvé l’information, la deuxième vague a du balayer la réponse. Comme tant d’autres réponses. Comme tant de leurs créations dématérialisées, inutiles, ou même nuisibles pour la pérennité de la vie.

Je crois qu’il est juste que leurs descendants vivent à distance de nous.

« (…) « Couds-leur ! » C’est par cette injonction qu’on a changé notre relation.

N’être que sept handballeurs, dès le début, inscrits dans le club, nous soudait bien, nous étions contraints de ne jamais faillir et de naître en équipe, solides, inattaquables, invincibles, puisque sans remplaçant. Une bande d’Asperger, comme la nôtre, se déplace en minibus, depuis les jeux. En 2013, nous n’avions pas pris le TGV pour rejoindre Paris. En 2020, nous étions donc sur pneus Michelin pour traverser l’Auvergne, atteindre Murat, repérer la vierge de Bonnevie, l’église des Bredons, qui, de part et d’autre de l’Alagnon, surplombent le village, sa minoterie pour animaux, son usine de transformation de diatomites, son marché couvert façon Baltard, son camping désert, son hôpital rempli, spécialisé en gériatrie, ses terrains, improvisés dans les cours, et, juste pour nous sept, le dortoir vide de l’internat du collège.

L’organisateur du tournoi de Pentecôte, ce dimanche 15 mars, nous a proposé d’y coucher gratuitement pour une nuit. Lundi matin, il gelait, la batterie du minibus nous a lâchés, l’unique garage, calé contre la voie ferrée, a embarqué notre véhicule sur sa dépanneuse, et le jeune apprenti, le soir, nous a prévenus : « … grave, au moins trois jours de réparation… » Nous avions prévu un périple actif : canyonning dans les gorges de la Truyère, parapente depuis le Puy Mary, et, forcément, puisque le col était encore bloqué par les congères, ski de randonnée pour l’atteindre. Sans véhicule, sans neige abondante, nous étions bloqués, avec tout notre barda sur le trottoir, pour libérer lits et préau.

L’organisateur nous a rassurés : « restez dormir au collège, à cause du confinement, aucun élève, aucun hôtel, aucun… » Bloqués, piégés ! Repartir en train ? Impensables, avec tout le matériel, ballons, combinaisons de plongée, voiles, harnais, skis… Et nos valises remplies de robes.

Pour nous divertir, dès mardi, nous les avons enfilées. Avec khôls, onguents, étoles, longs gants, mantilles, talons-aiguilles : Claude, en rose, sexualité, Sacha, en rouge, vie et guérison, Camille, en orange, santé et fierté, Maxime, en jaune, lumière du soleil, Alix, en vert, nature, Loïs, en turquoise, art et magie, et moi, Dominique, en bleu, harmonie et sérénité. Ne manquait, bien sûr, que le violet, la couleur de l’esprit, et, surtout, celle de notre minibus…

Par mes six très chers amis, je fus expédié aux courses alimentaires. Juste pour gagner mon pari, je ne me suis pas changé, j’ai traversé la vieille ville dans ma tenue de travesti très maquillé. Vêtu de manière extravagante, j’ai fait sensation quand j’ai demandé, place Marchande, à côté de la collégiale Notre Dame des oliviers, quelle était la spécialité locale. On m’a vendu, avec un léger sourire, des cornets. Pâtisserie qui ressemble à une vaste langue de chat roulée sur elle-même. On remplit ça de gelée de myrtilles, de crème Chantilly…On m’avait donné le mode d’emploi, signe peut-être qu’on ne me tenait pas rigueur de mon accoutrement. Ça croustillait, ça fondait en gorge, ça sentait bon, tiède et doux, nous nous régalâmes. Hors du temps, hors de la mégapole, dans un environnement presque surnaturel.

Nous nous sommes pris au jeu. Chaque jour, nous sortions, nous hantions la ville déserte, en respectant la distanciation sociale et les gestes barrières : petit concert a capella sur la place du Balat, devant la mairie. Une sorte de remerciement collectif, en quelque sorte, pour l’hébergement gratuit accordé aux autistes, plus ou moins gays, venus de la ville.

Que nous soyons citadins, sportifs, chanteurs lyriques, invertis, exhibitionnistes de la faune nocturne… soudain, dans ce bourg, semblait surréaliste, nécessaire, essentiel et rendait notre autisme transparent. Nous avons décidé de prolonger ici notre confinement, puisque, de toute façon, les pièces manquaient pour réparer notre véhicule. Et les TER ne roulaient plus.

Le maire encouragea notre action récréative, en nous proposant de déambuler dans les rues, chaque fin de matinée, pour distraire la population. C’est sans doute le seul lieu de France, d’Europe et du monde où l’on applaudit deux fois dans la journée : avant midi et, bien sûr, à vingt heures, pour les héros du secteur médical…

Quand il s’avéra qu’il fallait porter des masques pour être hors des murs et qu’il en manquait cruellement, c’est à moi, je le reconnais, que mes chers amis ont dit : « couds-leur ! » Il y a toujours ma vieille Singer à pédale, dans le minibus, pour raccommoder nos costumes de scène.

Alors, oui, pour notre petite communauté, et pour tout le village, j’ai transformé nos robes de coton satiné, nos écharpes polaires. A la mercerie, chez Flo, nous voulions acheter des élastiques, c’était fermé. Mais ils nous furent offerts. Dès vendredi, ceints de tenues dites normales, nous avions transformé nos robes en masques, distribués aux combattants : à Murat, nous étions presque des héros, vous nous trouverez, immortalisés, sur les réseaux sociaux(…) »

J’ai relu, à l’écran, ce qui fut écrit sur ce moment de gloire. Leur moment de gloire.

Ça vient de l’un d’entre eux ? Oui, sans aucun doute, c’est possible, puisque ils sont tous dans mon arbre généalogique, d’une manière ou d’une autre : Claude, Sacha, Camille, Maxime, Alix, Loïs, Dominique.

Ça vient du quel ? De l’ancêtre immunisé contre le Covid-19, pendant la pandémie de 2020, mais atteint de la maladie de Kawasaki, pendant la deuxième vague, puis guéri de l’encéphalopathie spongiforme, après la troisième ? Un ensemble de caractères génétiques détectés chez tous les enfants nés, comme notre Achille : résilience à certains virus, mutation….

Ça vient de qui, parmi les sept ? De l’ancêtre qui mourut en ermite, loin de tous les perturbateurs endocriniens ? Je ne demande rien à mon épouse. Madame Othys n’a pas de curiosité particulière pour notre enfant différent, pour ses antécédents.

Ça vient de qui ? D’eux, d’elle ou de moi ? Je m’obstine à retracer l’histoire de notre civilisation, vieille de moins d’un millénaire, notre civilisation qui prospère sur les décombres de la précédente. La précédente ? Gavée jusqu’à sa mort de plastiques, d’images de synthèse, d’armes pour asseoir un pouvoir et d’ondes invisibles pour manipuler.

Madame Othys me voit rouge strié noir, depuis qu’Achille se tient debout, si tôt, trop tôt. La norme est claire, on ne gardera pas de petit neurotypique à domicile, puisqu’il ne livre plus sa dose d’excréments nocturnes pour fertiliser nos parcelles, puisqu’il ne partage ni ses cauchemars ni ses terreurs nocturnes pour nous aider à mieux le comprendre.

Le pire à gérer, bien sûr, c’est la manière bestiale qu’il a de se jeter contre nous, de poser ses paumes contre nos joues et de les frotter doucement. Madame Othys affirme qu’il y a un verbe pour ça, elle l’a retrouvé, en explorant les archives dématérialisées du vingt et unième siècle : caresser. Elle dit même qu’il nous donne ainsi de l’amour, un mot que nous vivons si différemment, si intimement.

Il eût fallu qu’elle agitât moins longtemps les mains, au-dessus du clavier, qu’elle  découvrît plus vite ce verbe, pour que je susse mieux éloigner Achille de ma figure, pour qu’il ne fasse pas effraction dans ma bulle intime… Que je susse… C’est étrange, il glisse ses petits doigts entre mes lèvres pour que je les suce comme il fait des miens, et, soudain, il me prolonge, dans le temps et l’espace, il est couleur arc-en-ciel, mes bras l’entourent, je tourne en toupie, je fais le métronome ou le culbuto et, dans ma boîte crânienne, le choc de mes neurones, bousculés d’avant en arrière, ne génère que des endorphines, que du plaisir. Je glapis, il glapit, je hulule, il hulule, nous fusionnons, puis, soudain, déconnecté de moi, il me repousse, tombe en avalanche de mes bras et file dans le jardin arracher les tulipes polychromes.

Au cordeau, toutes nos plantes, au cordeau, nos haies, autour de nos huttes de pisé, au cordeau, le long du canal, jusqu’au cœur des ruines où ronronnent les serveurs centraux. Achille ne respecte pas l’ordre, il déplace tout, ne remet rien au même endroit : neurotypique anarchique, aucune adaptation possible à nos jardins, à nos rituels agraires.

Dans les ruines, ceux comme lui, parqués, logés, nourris, apprennent, entre eux, avec l’aide des logiciels de jadis, comment s’accommoder de leur anormalité. Ils ne sont pas tous stériles, ils n’ont malgré tout qu’un ou deux rejetons, par femme féconde, ils les élèvent dans leur ghetto, ils entretiennent les outils, ils photocopient, photographient, scannent, dématérialisent toutes les créations de jadis, pour garder mémoire de leur particularité, puisqu’ils ne mémorisent pas comme nous.… Ils transforment la matière, ils cardent, filent, tissent, scient, clouent, vissent, poncent, percent, écorcent, cuisent, cintrent. Puis ils placent leurs artefacts dans les casiers ouverts dans la muraille qui les séparent de nous : en échange, nous y laissons fruits et légumes, calibrés, nettoyés Et des œufs de poules, avec des rémiges ou des pennes. Ils écrivent à l’encre, à la plume, ça les aident à mémoriser.

Madame Othys soupire qu’ils sont nécessaires mais pas suffisants, moi, depuis qu’Achille est diagnostiqué, je pense qu’il est indispensable, inégalable, comme le portier d’un univers auquel nous devrions tous avoir accès, puisque notre présent autiste vient du passé neurotypique. Un portier qui danse, chante, coiffé de plumes et de fleurs, spontanément, et qui sait nous prendre la main pour nous ramener dans notre réalité bien ordonnée. Un gamin de notre sang, qui entre en écho avec ce que nous n’exprimons pas.

Madame Othys soupire beaucoup, je la vois vert émeraude ou bleu turquoise et tant qu’elle n’est pas syntonisée avec la couleur de mon aura, telle qu’elle la perçoit, hostile, je ne la pousse dans aucun recoin d’ombre, je ne mélange pas ma sueur à la sienne, je ne noue pas mes membres aux siens, je n’envahis pas son corps avec le mien. Je ressens une grande fatigue à ce manque d’harmonie, ce manque d’empathie. Alors que nous sommes si bien, l’un et l’autre, en ce monde…

Vivre en symbiose avec le biotope, connaître les rouages de son propre corps immergé dans la vie organique de la planète, via les miasmes, les pollens, les acariens et les gouttelettes d’eau, vivre en ce troisième millénaire, quelle zénitude !

« C’est du respect à l’égard de nos ancêtres défaillants que d’avoir gardé la division du temps qu’ils imposaient », j’ose, parfois, cet argument, quand elle m’incite à ne plus regarder le moindre calendrier, en dehors de celui qu’imprime la nature avec le rythme des saisons.

 

Pendant que je range, pour la neuvième fois, les radis par ordre de taille et de couleur, sur la planche à trancher, Achille revient du jardin : il tient un bouquet multicolore qu’il tend vers madame Othys. Elle recule, troublée. Puis s’agenouille, impassible. Hésite. Se penche vers le mauve des jacinthes, l’or des soucis, l’oranger des giroflées, le parme frisé du lilas, le crème rosé des chèvrefeuilles. Plonge sa tête dans les fleurs. La ressort, souriante.

Madame Othys devrait être contrariée : on ne tue pas les végétaux, on leur laisse une chance, on ne prélève que le nécessaire, pour se nourrir, on préserve la tige, les racines qui relient tout à tout…

Tatou ! Achille est en boule, comme un tatou, au bout de ses doigts à elle, qui le poussent vers moi. Et je le renvoie vers elle. Une boule de rires.

« Jouer, travailler, dire avec son corps qu’on est avec les autres corps, travailler, jouer, dire avec ses gestes qu’on est avec les esprits en esprit » Nous jouons, il eût été semblable ou différent, il y a mille ans ? Et nous ? Il eût été ?

Tétée ? Elle n’offre plus ses seins, Achille a des dents. Tétée ? Il ne réclame plus, il a des mots. Qui ne sont ni les nôtres, ni ceux des confinés dans les ruines de la cité. Le diagnostic est-il bon ? Ne souffre-t-il pas d’une autre forme de trouble cérébral ? Je l’emmènerai dans les ruines. Plus tard. Sa mère est d’accord.

Nous sommes arc-en-ciel.

 

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NOTA // Par respect pour le texte envoyé, nous signalons aux lecteurs que certaines lettres ou certains mots dans la nouvelle envoyée sont en couleurs pour se démarquer (d’où le titre), cependant pour des raisons purement techniques nous ne pouvons pas restituer celles-ci ni sur le Web, ni en édition papier. (Les Chroniques de Mars).

 

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