JUSQU’AU BOUT DES TÉNÈBRES

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelle raison ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Les nuages se faisaient menaçants. Un vent glacial courbait les cimes squelettiques des grands arbres de la forêt. C’est alors qu’émergea sur la lande une longue silhouette, vêtue d’un ample manteau sombre et d’un vaste chapeau. Mystérieux messager funèbre. Il s’était arrêté un instant, cherchant désespérément dans la brume naissante une aide, un signe, mais il n’y avait rien d’autre que ce paysage de cauchemar.
Reprenant sa route, il avançait à grand peine sur sa jambe mutilée, le chapeau enfoncé sur le crâne, ses énormes chaussures écrasant le sol.
Que cherchait-il sur ces terres hostiles ? Que fuyait-il ? Il était épuisé, mais la rage de vaincre le submergeait encore.
Les blessures qu’il avait reçues lui avaient laissé des séquelles autrement plus profondes qu’une jambe brisée et un poumon perforé par une balle. Son âme l’avait trahi !
– J’étais vivant avant cette horrible guerre et maintenant je ne suis que le fantomatique reflet de ce jeune, parti pour combattre, sans comprendre l’engagement pervers que la nation lui imposait, à lui le pacifiste.

Depuis des jours et des jours, il marchait à la recherche d’un pardon impossible. Il avait déjà suivi trop de fausses pistes, escaladé trop d’obstacles sans obtenir le plus petit espoir. Lancinante, elle résonnait en lui cette infâme supplique : « Trouver le repos ou mourir ».
Frissonnant, il avait, d’un geste large, refermé son manteau autour de lui, tandis que ses yeux lançaient un regard glaçant vers un point lumineux, là-bas, près des étangs. Un hibou, affolé, s’envola lourdement, jetant son cri de mauvais augure, qui brisa le silence angoissant.
Une hideuse grimace étirait ses lèvres.
-Est-ce un mirage ou un appel ? Pourtant ces lueurs paraissent bien réelles ! Je dois me rendre compte, même si, une nouvelle fois, il ne s’agit que d’un leurre.

Il s’avança vers un grand fossé rempli de ronces.
Un panneau portait  l’inscription : « Bienvenue au pays de la Rédemption ».
Dans un dernier effort, il atteignit le seuil d’une chaumière mal éclairée par un feu de bois.
– Enfin ! s’écria-t-il
D’un geste brusque, il ouvrit la porte et pénétra dans la pièce. Un rire long et sardonique, comme venu des profondeurs,  lui sauta au visage.
– Qui êtes-vous? hurla-t-il, tremblant d’effroi, tandis que son corps se recouvrait d’une sueur épaisse et nauséabonde.

Des grognements lui répondirent, enveloppés dans un étrange bruissement d’étoffes, alourdi de bruits métalliques.
– Entre, vagabond !
– Oh ! la ! Voilà un accueil bien peu courtois !
– Fi de tout cela ! Installe-toi plutôt sur ce banc et parlons.
– Montrez-vous d’abord !
– Mon apparence n’a pas d’importance. Ta quête est plus spirituelle que matérielle et ne   saurait que faire d’une représentation humaine.
-Cette voix, je la reconnais. C’est celle d’un vieux grigou qui annonçait « Le Monde d’Après »,  un « visionnaire » disaient les philosophes.
Que faites-vous sur cette lande ?  Et comment connaissez-vous le mal qui me ronge ?

-J’ai lancé de nombreux messages à l’humanité, mais personne ne veut entendre mes propos.
Les signaux que j’ai semés en signe d’avertissement seront bientôt privés de la substance qui les alimente et disparaîtront dans le vide sidéral.
Que crois-tu qu’il restera de votre « civilisation » comme vous l’appelez ?
Quant à toi, je sais que tu es condamné à errer dans une société en perdition qui ne propose aucune perspective d’avenir. Tu reviens de faire la guerre contre des hommes, qui, eux-mêmes, ont été enrôlés contre leur gré.
Je comprends ta détresse.
Tes remords détruisent ton esprit tout autant que ton corps.
-Tout cela est vrai, mais qui vous a parlé de moi ?
-J’entends tous les maux de votre Univers. Sache que je suis « La Voix » et ne cherche pas à en savoir davantage.
Tu as besoin d’apprendre beaucoup, si tu veux réussir dans ta survie…
-Pardon, mais mon projet est surtout de me guérir du traumatisme causé par les actes que j’ai commis avec ce fusil maudit qui a tué tant d’êtres innocents et si profondément blessé mon âme !
-Pour te soulager de  ta peine, tu as un chemin initiatique à parcourir et pour ce faire, tu auras à traverser des épreuves plus ou moins difficiles. Je pourrais t’y aider, si tu le souhaitais.
-C’est de la magie ! Je ne comprends pas votre discours. Dites-moi pourquoi je suis là !
-Parce que tu es appelé à tenter d’améliorer le «  monde moderne » dans lequel tu évolues.
Tu devras purifier ton âme si tu suis ton désir de fonder un monde parfait.
Il te faudra découvrir celui dans lequel tu vis, avec ses travers, ses erreurs, mais aussi ses efforts pour maintenir une harmonie entre les peuples. Je veux bien t’accorder que ces efforts sont mis à mal puisque les guerres continuent à détruire toute existence sur le globe. Puis,…

-Hé ! je suis incapable de réaliser ces transformations  de société ! C’est le boulot des politiques !
-Calme-toi ! Écoute les conseils qui te seront donnés. Tu seras surpris qu’ils surgissent parfois de ton propre esprit. Des sages te les feront parvenir par la pensée…

-Que me racontez-vous là ? Qui sont ces sages susceptibles d’agir sur mes pensées ? Je suis un homme libre ou du moins, je le crois !
-Tu vois, tu commences à douter ! T’es-tu demandé qui t’a guidé  jusqu’ici, au bout des ténèbres ?
-Comment pouvez-vous me parler ainsi, vieux sorcier ! Je suis bien sur le chemin de la Rédemption ! Indiquez-moi plutôt où est celui qui mène à la Paix…
– Ouvre les yeux et cesse de te lamenter sur ton sort.
-Mais vous savez bien que mes yeux ne voient que le noir et jamais la lumière !
J’ai parcouru un pays de ruines, de charniers sans me soucier des routes empruntées. Je trainais mon âme déchiquetée, ne comprenant pas pourquoi j’étais encore en vie, alors que mes compagnons étaient morts…
Personne à qui parler et peut-être même à demander des comptes.
S’il existe une justice ailleurs qu’ici-bas, je suis prêt à l’entendre.

-Tu dois subir une dernière épreuve avant que ta quête n’aboutisse. Elle ne sera pas facile, mais tu dois l’accepter.
Un retour douloureux vers ton passé est nécessaire pour éliminer tes démons. Si tu parviens à sortir de cette forêt, tu auras mérité d’aller de l’Autre Côté. Au milieu de la clairière, une Clé a été cachée. Trouve- la, elle te permettra  de sortir de la nuit où tu sombres peu à peu.
Tu as été choisi pour édifier un nouvel ordre sur terre.
-Un nouvel ordre ? Que voulez-vous dire ?

Je dois être en plein cauchemar ! Il faut que je me réveille !
Quelle est cette lumière au fond de mon crâne ? Ne suis-je pas un « possédé » du démon ?
car, enfin, cette voix n’a pas de corps !
Qui a pu s’introduire dans mon cerveau ? Suis-je encore en salle de tortures ?
Je me souviens des grands palabres, prônant l’avènement d’un nouvel âge pour l’homme.
Supprimer les règles de vie en société, imposées par des lois, cela ne peut-il pas mener à plus de guerres ?
Les peuples auraient-ils la sagesse de s’auto-discipliner ? J’en doute.
Et que veut me dire la Voix en évoquant une forêt ?

Une douleur intense me vrille les tempes ! Les lumières sur le tableau noir me brûlent les yeux ! Et les revoilà, ces maudits gnomes bondissant dans la vapeur grise au-dessus de l’étang.

Je n’entends plus la Voix… Mes membres sont engourdis. Il faut que je quitte cet endroit, que je reprenne le chemin de ma destinée…
-Tu as basculé dans un autre monde où le retour au passé ne serait qu’illusion. Si l’instant présent est inconfortable, tu découvriras bientôt les bienfaits de ton nouvel état.
-Mon état ?
-Ta mutation n’est pas terminée. Il y a encore, en toi, une résistance qu’il faut éradiquer.
-J’ai compris, vous êtes un de mes geôliers ! Un de ceux qui nous ont ramassés pour nous faire prisonniers…
Mon évasion n’était donc qu’un rêve !
-Je te rappelle qu’il est impossible d’échapper à son destin.
-Non, non, sauvez-moi qui que vous soyez, la bonne Fée ou le Dieu miséricordieux !

Les lumières sont enfin éteintes. Je ne sens plus rien, Je n’irai pas plus loin. Un léger souffle m’apporte des odeurs de fleurs des prés. L’eau est calme et glisse sur mon corps, comme un drap de velours.
Je quitte ce monde, délivré de mon fardeau de remords. Au loin, une lueur blanche m’indique la voie céleste.

Les conclusions d’un examen pratiqué par des sommités « psy » aurait conclu au délire d’un pauvre hère, ballotté par des ondes magnétiques.
La presse, en mal de gros titres, aurait fait sa Une avec un ; Voyage dans les profondeurs du  cerveau. Voir page 2.
Mais, suivons l’évolution du Moi de cet être,  après le grand Passage vers le Jour d’Après.

-Le silence, enfin ! Me voici assis dans l’immensité du désert de pierres. Seule, une pâquerette à la collerette jaune, joliment dentelée et au cœur d’un blanc pur, se dresse, fragile entre deux rochers.

-Courage, murmure-t-elle. Nous sommes deux à présent ! J’ai lutté longtemps pour m’échapper de ce monde irrationnel, qui,  jamais satisfait des bontés de la nature, la prive de ses plus beaux  atours que sont les fleurs. Songe que Claude Monet, naissant maintenant, n’aurait pas connu mes amis les Coquelicots ni les discrets bleuets mêlés aux blonds épis de blé !

-Tu as raison, mais moi, je n’ai vécu que dans le monde actuel où l’homme se trouve emporté dans un tourbillon où il devient un jouet inconscient, accepte toutes les servitudes, perd ses libertés, au profit d’une productivité et d’un rendement de plus en plus exigeants.
Quid de la vie personnelle ? Souvent, hélas, les seules joies n’étant obtenues que sous l’effet illusoire de psychotropes.

– Ici, le temps n’existe pas. Ton travail de transformation s’effectuera à ton rythme avec les moments de souffrances nécessaires au détachement des sentiments primaires de ta vie passée. Ainsi, la solitude, l’absence d’échanges avec tes anciens amis et surtout la douleur de tes interrogations qui ne recevront pas d’autres réponses que les tiennes.
Grâce à ces sacrifices, tu auras enfin une vision nouvelle : celle que ne connaissent que peu d’élus.

Commença alors le dépouillement cruel des pensées profondes, certaines refusant encore de se départir de leur enracinement dans le subconscient, jaloux de ses prérogatives.
Le vide du temps et de l’espace l’étourdissait. Tout ce qui était inconcevable dans sa vie précédente, prenait une dimension gigantesque.

Il fallait qu’il voie cette toute petite chose à qui, dans le monde d’avant, il n’aurait même pas jeté un regard ou peut-être même l’aurait-il écrasée sous sa semelle, sans le moindre scrupule.

Mais la gentille pâquerette avait dû quitter son rocher pour rejoindre l’esprit d’un vieux chêne centenaire que l’on venait d’abattre pour bétonner un parking. Personne ne s’était inquiété de ses gémissements sous les coups de hache. Il était tombé sur le sol, tel un vétéran que la folie meurtrière des hommes, avait conduit à la mort, le fusil sur l’épaule, en guise de renoncement.

-Nulle aide ne me parviendra maintenant…
J’ai traversé la Forêt en me heurtant à l’adversité que m’opposait ma propre pensée. J’ai souffert à hurler dans ma concentration.

Il était arrivé à la Porte de l’Au-delà et il n’osait y pénétrer !
La Voix l’avait abandonné, était-ce hier, demain ? Impossible de se situer. Il hésitait encore à lâcher prise totalement. Il le fallait pourtant.
Il sentait comme une brûlure qui le déchirait, l’entraînait dans un entonnoir de brumes et le rejetait dans un puits d’étoiles.
Tout au fond, il reconnut un coin de la lande où il s’était arrêté, essoufflé et fourbu.
Il savait qu’il avait réussi sa conversion, car les souvenirs s’étaient effacés. La terre lui était étrangère. Il volait, libéré de ses contraintes déjà oubliées.

Une ombre passa près de lui, silencieuse et disparut. Il décida de la suivre.
Ils traversèrent une zone bizarre, sans atmosphère, où d’autres ombres, dans un parfait silence, émettaient de faibles faisceaux lumineux.
-Ils vont bientôt s’éteindre et ils n’ont toujours pas compris !
-Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il
-Avant de partir dans le Grand Au-delà, certaines âmes essaient encore d’envoyer des signaux d’alerte  sur Terre, sans beaucoup de résultats ! L’Homme se prend pour le Maître du Monde et utilise son intelligence à développer des armes et autres progrès  techniques, sans s’apercevoir qu’il procède ainsi à sa propre destruction.
-Combien me reste-t-il de temps avant de m’évanouir dans les limbes du souvenir ?
-Très peu, lui fut-il répondu.

Il devait donc agir vite et rentrer dans son corps terrestre.
Il était là, allongé sur une table en acier, sous une grosse lampe.
Le médecin légiste s’était saisi d’une scie et s’approchait de sa dépouille. Il fallait qu’il parvienne à se glisser une dernière fois dans ce qui était son cerveau…
Il était temps, son crâne était maintenant ouvert en deux. Ce que le médecin découvrit à l’intérieur,  le surprit tellement qu’il se mit à trembler si fort qu’il laissa glisser la tête  entre ses mains.
-Approchez, vous autres ! Je n’avais jamais vu pareille chose ! Ce cerveau est toujours en activité ! Comment avons-nous pu passer à côté de ça ? Le décès avait bien été constaté !

L’émotion fut à son comble quand il reçut le signal lumineux en plein visage ! Mais aura-t-il compris le message de détresse envoyé aux « têtes bien faites » de l’urgence  qu’il y avait à se ressaisir et de mettre en œuvre un plan de paix, d’humilité et de respect pour tenter de sauver la Planète ?

Combien reste-t-il de lumières sombres dans la nuit opaque pour supplier ce monde irresponsable de devenir plus raisonnable et le mettre en garde d’une fin prochaine s’il persistait à mettre son intelligence au service de sa propre destruction.

 

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