La grotte aux souhaits

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Jean Lescouarnec, assis sagement sur la souche d’un vieux chêne, observait la scène avec une certaine anxiété. Depuis une semaine, il mangeait des racines, son ventre criait famine. Ses yeux, cernés par la fatigue de la marche et de la privation, fixaient les sept drôles de personnages, vêtus de noir, immobiles dans la nuit claire. Leurs yeux semblaient refléter la lune ou bien des particules d’étoiles, tant ils brillaient. Jean n’était pas venu seul devant la grotte aux souhaits, c’est ainsi que dans les environs on surnommait ce lieu, réputé pour sa rudesse et son accès difficile. Ils étaient deux cents environ, les autres avaient renoncé à escalader les collines et erraient dans les forêts, condamnés à la famine et probablement à une mort rapide.

Jean Lescouarnec était cordonnier. Dans sa famille, on était cordonnier de père en fils, et il n’avait pas failli à la tradition familiale. Il n’avait pas été frustré de ne pas apprendre un autre métier. L’odeur du cuir le grisait, et il adorait réparer, coudre, teindre, redonner vie à une paire de chaussures ou à un vieux sac. C’était toute sa vie, et à présent toute sa vie tenait dans son baluchon. Il allait se marier, et on le lui avait interdit. Il réparait en moyenne cinquante paires de chaussures par semaine, et voilà qu’il n’avait plus une paire dans sa boutique. Il allait chercher régulièrement des fournitures dans le village voisin, et voilà qu’il n’avait plus eu le droit de circuler. Dans son baluchon se heurtaient un stylo, une bouteille d’eau et la photographie de sa fiancée.

Ses compagnons de misère avaient suivi le même parcours, dans des domaines différents. Ils avaient tout perdu, en quelques semaines. Jean les observait tranquillement. De les savoir près de lui le rassurait, même s’il ne les connaissait pas vraiment.

Au loin, les lumières déclinaient, comme si les sept hommes vêtus de noir les éteignaient de leurs regards de feu. « C’est impossible », chuchota un homme assis derrière Jean qui se retourna et aperçut un vieil homme, les cheveux en bataille et le regard empli d’une volonté farouche de vivre.

– Vois-tu la même chose que moi, murmura-t-il à Jean ?

– Oui, chuchota ce dernier, on dirait bien qu’ils éteignent la ville…

– C’est impossible, dit l’homme.

Jean hocha la tête. L’impossible devenait réalité. Les sept hommes étranges fixaient le lointain qui semblait s’éteindre sous le feu de leurs yeux. Le plus âgé se leva lentement, observa les hommes nouvellement arrivés et prononça ces paroles : «  Nous voici arrivés dans une ère de l’humanité où l’humain perd sa place et où le monstrueux cherche à la lui dérober. Si, comme nous, vous avez été spoliés de vos droits et de votre vie, si, comme nous, votre désir le plus puissant est de vivre pleinement votre vie, de respirer comme bon vous semble, alors vous pouvez nous rejoindre, mais vous devez savoir que c’est à vos risques et périls, car le Pouvoir ne nous apprécie guère. Il cherche à nous anéantir, à nous faire taire, car nos paroles nuisent à sa puissance. »

Jean hocha de nouveau la tête. Il comprenait parfaitement les propos du sage. Ses parents étaient tous les deux morts d’une maladie étrange qui les avaient rendus comme fous ; ils s’étaient jetés ensemble d’une falaise en riant affreusement comme deux fous échappés d’un asile. Sa fiancée, fragile aussi, avait décidé un beau jour de ne plus l’épouser et s’était réfugiée dans un couvent. Jean n’avait rien compris, ni à la folie soudaine de ses parents, ni à la décision de Louise. Il avait tenté de continuer à vivre, mais la maladie étrange frappait les uns et les autres, et plus personne ne lui apportait de chaussures à réparer. Seul, désespéré par le refus de Louise, criblé rapidement de dettes, Jean ne savait plus quoi faire. La maladie ne le frappait pas, pourtant, il avait le sentiment parfois que sa tête ne lui obéissait plus et qu’il allait finir comme ses parents, écrasé dans un ravin. Chaque jour lui prouvait pourtant qu’il résistait à ce virus, qu’il était plus fort que d’autres, qu’il luttait et que toute sa vie n’était que lutte et résistance. Il était intimement convaincu que seul, il ne pourrait pas résister longtemps. Et puis, un matin d’hiver, alors qu’il n’avait rien à se mettre sous la dent, un homme passa dans sa boutique. Les joues hâves et le teint basané, il demanda à Jean s’il pouvait le loger pour une nuit. Et Jean, heureux de pouvoir discuter avec quelqu’un, accepta, tout en s’excusant de ne pas avoir de nourriture à lui offrir. L’homme lui offrit un peu de pain, et la nuit se passa en discussions des plus intéressantes. Jean n’avait pas fait d’études et il ignorait la rhétorique, la poésie et la défense des idées. Mais il connaissait la vie, savait ce qu’il voulait pour lui et comprenait que le monde actuel dérivait vers quelque chose de sombre et de néfaste. C’est cette nuit-là, autour d’une tisane et d’un petit verre de rhum, qu’il entendit parler pour la première fois des Sept Sages et de la grotte aux souhaits. Au début, il crut à un canular, une grotte aux souhaits, et puis quoi encore ? Un père Noël dans la cheminée ? Mais l’homme, Baptiste, semblait sincère et très loin de l’état de folie où étaient plongés certains villageois.

Rapidement, Jean comprit que s’il avait la possibilité de changer de vie, il lui fallait le faire aussitôt. En restant dans l’atelier, sans commande et sans client, il risquait la mort, ou pire, la folie. Il décida, quelques jours après le départ de Baptiste, de préparer son baluchon et de partir à la recherche des Sept Sages .

Une semaine plus tard, après des efforts éprouvants, la faim le tenaillant, Jean parvint devant la grotte. C’était étrange. Personne aux alentours, pas un bruit dans les arbres, et pourtant, il était persuadé que c’était là. Là était sa place, là était la grotte aux souhaits. Là était peut-être la paix qu’il recherchait tant. Il s’assit et attendit. D’autres hommes vinrent, et tout comme lui, s’installèrent, heureux d’avoir atteint leur but.

Ils ne discutèrent pas entre eux. Le silence régnait, un silence paisible et serein. Plusieurs heures s’écoulèrent, sans qu’aucun ne parle. Au milieu de la nature sobre et généreuse, les hommes réapprenaient à écouter la vie. Le bruissement d’une feuille, la chute d’une pomme de pin, un petit animal qui creuse un trou pour se cacher. Brusquement apparurent les Sept Sages, assis en demi cercle. Personne ne les avait vu arriver. Ils semblaient avoir toujours été là. Immobiles, fixant l’éternité, ils paraissaient plus puissants que les deux cents hommes réunis.

Jean commençait à se demander pourquoi il avait fait tout ce chemin. Que peuvent faire deux cents hommes face à un gouvernement tout puissant? Il avait suivi une de ces sectes étranges et devait trouver un moyen de partir d’ici rapidement.

«N’as-tu pas confiance en nous?», gronda une voix rauque. Jean sursauta. Un des sages s’adressait à lui. Il baissa la tête, ne sut que répondre.

«Nous allons tenter de t’expliquer pourquoi tu es venu jusqu’à nous. Autour de toi, plus rien n’a de sens. Tes parents ne sont plus, ta fiancée est partie, ta cordonnerie ne fonctionne pas. D’ailleurs, tu l’as constaté, plus rien ne fonctionne dans ce pays. Les soldats de la garde royale ont détruit les petits commerces pour appauvrir la population. Les gens sont tombés malades, beaucoup sont morts. Tu le sais. Et tu te demandes ce que tu fais ici ? Tu es parvenu aux confins du pays, là où les lois n’ont plus cours, où le climat plus clément permet une culture aisée. Tu ne peux pas, ici, être victime de la garde royale.»

Jean balbutia qu’il était désolé de son instant d’hésitation. Il voulait crier son désespoir mais les mots s’étouffèrent dans sa gorge. Il observa encore. La lune pleine les protégeait. Inquiétante et rassurante. Lumineuse dans son obscure clarté. Les larmes coulaient sur son visage, fines et incessantes. Il savait bien tout ce qu’il avait vécu. Le fait de l’entendre par une personne, inconnue de surcroît, avait décuplé son chagrin. Il revoyait Louise, si joyeuse, et puis proche d’une forme de délire. Il se demandait comment il avait, lui, échappé à toute cette folie.

Les Sept Sages fixaient les deux cents hommes. Leurs regards semblaient des torches. La foule se tenait droite, immobile, silencieuse. Le hurlement d’un loup déchira la nuit. Les hommes tressaillirent. Les Sept Sages ne cillèrent pas. Jean n’osait même plus penser. Suppliait son cerveau de ne plus créer de pensées.

«Vous avez été choisis pour créer le monde d’après. Baptiste est notre ambassadeur et recruteur d’âmes saines. »

Le silence régnait. Tous écoutaient ce discours étrange et angoissant.

«Vous devez nous faire confiance, et nous savons qu’après tous ces événements, ce n’est pas simple pour vous. Comprenez que les comportements proches de la folie, les changements de vie ont pour origine une bactérie. Oui, il y a eu une guerre bactériologique et vous ne l’avez jamais su. Certaines personnes, comme vous, ont pu résister à la bactérie. D’autres, plus fragiles, ont sombré. La bactérie, créée en laboratoire, s’adapte à l’écosystème de l’être humain qu’elle parasite et l’attaque de diverses manières. C’est pour cette raison que vous n’avez rien vu. Certaines personnes sont tombées gravement malades, d’autres ont vu leur raison basculer, d’autres encore ont sombré dans un chagrin sans fin. Vos organismes ont résisté à l’attaque bactériologique et nous vous en félicitons.» Le sage continuait à parler. Jean n’écoutait plus.

Il n’avait pas tout compris. Il réalisa seulement qu’on leur avait volé leurs vies, leur droit au bonheur, qu’il y avait eu une guerre et qu’il ne s’était pas battu pour défendre les siens. Par ignorance. Soudain un sentiment de colère souleva le cœur de ces hommes. Ou plutôt de vengeance. Venger les êtres aimés et trop tôt disparus. Venger les années volées. Toutes ces âmes épuisées par les privations et les chagrins laissaient enfin de la place à l’expression légitime de la vengeance. Venger les morts, les disparus, venger les larmes et la peine. Venger pour vivre en paix.

Jean pensa à Louise, cloîtrée dans un couvent. A son départ, il avait senti son cœur se fissurer. Ce n’était pas une crise cardiaque. Il aurait préféré. C’était son cœur qui ne pouvait plus aimer.

Alors, quand il entendit ces hommes réclamer justice, il se leva avec eux, brandissant le poing en signe de détermination. En lui jaillissait l’énergie de la justice et de l’action. Il se sentait enfin vivre, après des mois d’absence à lui-même. Un chant s’éleva. D’abord doucement. Puis plus haut. Tous ces hommes brisés créaient ensemble un chant nouveau venu de leurs âmes perdues. Les rescapés de l’oubli revivaient à travers le souffle. Ils chantaient l’espoir, le chagrin, l’ineffable, l’indicible. Dans ce monde d’après où ils étaient les oubliés, les orphelins, il ne leur restait que leur voix pour dire leurs peurs, leurs espoirs et leurs désirs de revanche.

Tout entier à leur chant de délivrance et de vengeance, ils ne voyaient pas les Sept Sages s’affairer. Tantôt debout, tantôt penchés, ils semblaient concocter une potion. Leurs yeux brillaient de contentement ou de convoitise, nul n’aurait su le dire. Dans ce monde où chacun avait perdu son lopin de terre, son commerce, sa famille, ces hommes réputés sages paraissaient à leur tour atteints de folie. Ils couraient en cercle autour d’un feu qu’ils venaient d’allumer, leurs yeux devenaient braises, étaient-ce leurs yeux qui avaient allumé le feu ? Ils étaient inquiétants et amusants, un mélange de farfadet et de diablotin.

Dans l’obscurité éclairée par la lune gibbeuse, dans la forêt, le chant cessa. Les hommes, en accord avec eux-mêmes et avec les autres, s’étaient arrêtés de chanter en même temps. Le silence régna, un silence d’ombre et de beauté, un silence clair et grisâtre. Le chœur demeura debout, sans mot dire. Toute l’énergie du groupe avait disparu. La grotte aux souhaits s’était transformée en un no man’s land triste de solitude.

Les Sept Sages se redressèrent et s’immobilisèrent. A nouveau le plus âgé prit la parole :  « Nous ne pouvons vous expliquer comment ni pourquoi. Nous ne pouvons que vous remercier de votre aide. Nous vous proposons d’émettre en silence un vœu devant la grotte aux souhaits. Vous nous avez aidés au-delà du quantifiable et bien au-delà de nos espérances. Baptiste n’a pas commis d’erreur en vous choisissant. Vous avez permis à la terre de continuer à tourner et au monde de continuer à vivre. Nous sommes humains et en tant que tels nous souhaitons que perdurent l’espoir et la joie. Tout semblait perdu, comme dans un mauvais film de science-fiction. Vous avez assisté à une forme de fin du monde. Plutôt à la fin d’un monde. D’un monde où les hommes et les femmes ne se respectaient pas souvent, où la loi de l’argent régnait par la cruauté et où les liens se déliaient presque plus vite qu’ils ne se formaient. Même si vous aimiez les vôtres, vous savez que ce que je dis est vrai. » Les hommes baissaient la tête, en signe d’acquiescement. La vie ne s’était pas montrée tendre envers eux. Le Sage poursuivit : « Face à un tel désastre, nous avons souhaité agir. Dans l’intérêt de chacun. C’est pourquoi nous vous avons fait venir. » Interloqués, les hommes se regardèrent, sans comprendre. « Nous ne pouvons vous expliquer notre action. Elle doit demeurer plus secrète qu’un secret d’État. Sachez seulement que vous faites partie de l’engrenage qui permet de quitter le monde d’avant. »

Hébétés, épuisés, les hommes se dirigèrent à pas lents vers la grotte aux souhaits. Que souhaiter lorsque tout vous a quitté ? Lorsque l’amour n’est plus, que le lien social a disparu, que la vie ne ressemble plus à la joie ?

Jean Lescournec ne comprenait plus. Il avait eu le sentiment de participer à un événement important et voilà que les Sept Sages les renvoyaient chez eux sans explication. Après tout le chemin qu’ils avaient parcouru pour parvenir à cet endroit. Un profond sentiment d’injustice emplit les consciences de ces hommes anéantis par un discours auquel ils n’avaient pas tout compris. Alors ils chantèrent encore. Un chant plus mélancolique que le premier, un chant d’amour pour leurs proches disparus trop tôt, un chant empli de nostalgie pour, l’espace d’un instant, revivre des moments heureux. Les notes s’envolaient, se faufilaient dans les écorces des arbres, fluides et sereines.

Les Sages semblaient attraper, à l’aide de filets de papillons invisibles, les notes qui s’échappaient de ces hommes. Une fois les notes dans les rets, ils les plaçaient dans un bocal qu’ils refermaient aussitôt.

« Voilà la raison de votre venue, compagnons de misère. Nous allons vous expliquer ce qui se passe ici. Le mal a gangrené la terre et pour le contrer, il faut soigner la gangrène par le pur. Vos chants sont purs, emplis d’amour. Nous allons concocter un mélange à base de chant, et nous le répandrons à la surface de la terre. Ainsi, la gangrène disparaîtra. »

Jean peinait à croire qu’il était venu jusque là pour que des fous enferment des notes dans un bocal de confiture. Il fallait les enfermer eux. De colère il se leva, les autres en firent autant. Ils empoignèrent les Sages et les traînèrent dans la grotte aux souhaits. Puis ils cherchèrent une roche capable de faire office de porte. Ils enfermèrent les malheureux et partirent, la tête basse, sans savoir où leurs pas les guideraient.

Jean les suivit. Après un court instant de réflexion, il revint sur ses pas et prit les deux bocaux. Après tout, ce sont nos chants, se dit-il pour justifier son vol. Il s’en voulait d’avoir obéi à la colère et d’avoir laissé les Sages à leur sort. Tout à ses pensées, il ne remarqua pas la racine d’un arbre, plus saillante que les autres. Il trébucha. Les bocaux se brisèrent. S’envolèrent alors les notes de musique, haut, très haut, ensoleillant tout ce qu’elles frôlaient, arbres, mousses, oiseaux, nuages. Jean comprit qu’ils avaient fait fausse route. Il courut à la grotte aux souhaits pour libérer les Sages. Quand il pénétra dans la grotte, les Sept Sages avaient disparu. A leurs places vacillaient les flammes de sept bougies qui tour à tour s’éteignirent dans l’espoir du matin.

 

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