Risque zéro

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? En général les vivants ne se posaient pas la question, ils disposaient quasiment tous d’une version virtuelle de leur personne, alors ils étaient habitués à croiser ces avatars que seuls les yeux trahissaient. Le regard des « images», comme on les appelait, s’illuminait au contact d’autres individus et se tamisait en s’éloignant. Une fois seuls, ils perdaient la parole et retrouvaient leur mode de veille.

Dans ce monde-là, on se dédoublait pour simuler la vie et en réduire les risques. La plupart des gens envoyaient leurs images en déplacement, à l’école ou chez le médecin par exemple, pour éviter les accidents ou infections. On utilisait aussi sa vie virtuelle pour profiter des plaisirs interdits aux mortels ; le but était de garder son corps humain en sécurité. Mais l’avantage de disposer d’un double était surtout de pouvoir prendre de meilleures décisions puisqu’en simulant une situation on pouvait en ressentir les conséquences sans se mettre en danger. Plus personne n’acceptait un nouvel emploi ou n’achetait un logement par exemple sans l’avoir déjà testé. On simulait quasiment tout avant de s’engager : l’effet d’une nouvelle coupe de cheveux sur ses collègues, les souvenirs générés par une destination de voyage, le plaisir des différentes sexualités, etc. Le recours à cette infinité de vies virtuelles permettait de ne pas se tromper dans la seule et unique vie réelle dont on disposait. Les vivants et les images cohabitaient donc dans un monde apaisé et harmonieux, dénué de méfiance et d’erreur.

Mais ce monde dans lequel les vivants croisaient les images était devenu soudainement insupportable pour Macha. Pour quelles raisons les yeux d’Amy, gris et sombre de loin et verts étincelant de près, ne s’éteignaient-ils jamais ? Et pourquoi était-elle condamnée à perdre la parole dès qu’on la laissait seule ? En sortant de la simulation, Macha était brusquement confrontée à la réalité. Que se cachait-il derrière l’image d’Amy ?

Comme toutes les images, celle de Macha, était un clone parfait de sa personne. Elle avait le même style décontracté et naturel et portait ses longs cheveux châtains attachés. Elle avait surtout la même démarche déterminée de l’étudiante en science encore pleine de convictions et d’idéaux. En ce matin de juin 2082, l’image de Macha se rendait chez sa professeure d’éthologie spécialiste du comportement des pingouins. Les deux femmes, très attachées l’une à l’autre, cherchaient le moyen de réintroduire ces animaux en milieux tropicaux en modifiant leur ADN et leurs habitudes alimentaires. La professeure d’éthologie, Madame Odamaé, aurait été la dernière personne à avoir étudié les pingouins dans leur milieu naturel en Alaska avant la disparition complète des climats polaires il y a plus 25 ans. Était-ce vrai ? Cette époque semblait tellement lointaine… Et puis cette question était très loin des préoccupations de Macha ce jour-là. Elle venait d’apprendre qu’elle était enceinte mais n’était pas certaine de vouloir garder l’enfant. Les deux scientifiques avaient fait le tour de la question autour d’un café – thèse, antithèse, synthèse-avant de conclure qu’il était urgent de ne pas décider pour éviter de se tromper.

Mais il y a une chose que Macha ne pouvait pas calculer ; c’est ce jour-là, en sortant de chez Madame Odamaé, qu’elle rencontra Amy. Celle qui se présentait comme la fille de sa professeure était beaucoup trop jolie pour s’intéresser à elle. Et pourtant, Amy lui avait envoyé tous les signaux universels de la drague et l’avait suivie dans la rue jusqu’à ce qu’elle accepte de la revoir. Elle portait une combinaison bleu ciel qui accentuait encore sa peau cuivrée et sa longue taille fine. Ce n’était qu’une image, donc ses yeux devenaient gris quand elle était en veille mais quand elle était proche de Macha ses yeux verts avaient quelque chose de vibrant et d’assez irrésistible. C’est drôle comme les gens à qui on plait nous plaisent… Amy Odamaé, celle dont le nom sonnait comme une formule magique, avait ensorcelé Macha et la question binaire qu’elle se posait avait une infinité de nouvelles réponses possibles.

A partir de cette rencontre, l’image d’Amy a obsédé Macha. Devait-elle la revoir ? Mais que faire de cet enfant qu’elle portait ? Et de Yaël, son père, avait lequel elle s’était engagée ? Le poids de la décision se faisait sentir comme un orage qui allait s’écraser sur elle. Elle se sentait approcher d’une impasse et la peur de se tromper, la peur d’avoir mal, la paniquait déjà. La douleur de choisir s’était largement amplifiée depuis que la science permettait de l’éviter en simulant la vie à volonté. Un peu comme les douleurs de l’accouchement qui étaient devenues plus difficiles à supporter depuis qu’on avait la possibilité de bénéficier la péridurale. Il n’y avait pas de raison de souffrir alors, moins d’une semaine après cette première rencontre, Macha passait les portes de Passive Love, le numéro un de la simulation amoureuse. Anxieuse, elle lisait mécaniquement les règles affichées dans la salle d’attente :

  • Chaque vivant ne dispose que d’une image et ne peut vivre qu’une simulation à la fois.
  • Une simulation ne peut impliquer que deux options possibles.
  • A la suite d’une simulation, tous les souvenirs relatifs à l’option écartée seront effacés.
  • La responsabilité de la décision prise à l’issu d’une simulation revient au vivant s’étant engagé dans cette simulation. La société Passive Love ne pourra en rien être inquiétée des conséquences relationnelles et émotionnelles des simulations.
  • Les simulations ne peuvent s’appliquer qu’à des relations consenties par toutes les parties.
  • Tous les partis doivent….
  • Mademoiselle, c’est à vous.

Avec sa blouse blanche, ses talons et son sourire forcé, la dame qui invitait Macha àla suivre dans son bureausemblait tout droit sortie d’une publicité pour dentifrice. Elle prenait des notes avec un air entendu, comme-ci le dilemme qui tiraillait la jeune fille n’avait rien d’extraordinaire.

  • Je vois, la raison ou la passion :un grand classique. Et depuis quand êtes-vous engagée avec ce jeune homme ?
  • Ça va faire sept ans que je suis avec Yaël. On habite ensemble. D’ailleurs on allait se marier. Et puis je suis tombée enceinte.
  • Bien bien bien… Et cette jeune fille vous ne l’avez vue qu’une fois, c’est ça ?
  • Oui, mais il y a quelque chose qui s’est passé. C’est comme si je la connaissais déjà, comme si ma vie sans elle, ma vie d’avant, n’avait plus de sens…

En moins de trente minutes les deux options étaient posées : le corps vivant de Macha vivrait l’option A, avec l’enfant et mari potentiel, pendant que son image vivrait l’option B avec Amy. Elle allait pouvoir vivre sa passion pleinement sans prendre ni rompre aucun engagement.Cela avait été largement prouvé par la modélisation quantique: les décisions sentimentales étaient beaucoup moins risquées quand on cédait à la passion, que quand on tentait d’y résister. Alors après des millénaires de remords, de frustrations et de mensonges, les vivants avaient enfin arrêté d’opposer la raison à la passion et avaient trouvé le moyen d’encadrer,et même de recommander, l’adultère. Dans le monde d’après, on décidait avec son cœur pour éviter de se le briser.

Dès le lendemain, l’image de Macha alla retrouver celle d’Amy qui, comme cela avait été précisé lors de leur première rencontre, l’attendait sur un pont de la ville. Le soir même, les deux images, enhardies par la nouveauté et libres de honte et de culpabilité, profitèrent sans limite de tous les dangers interdits aux vivants. Elles roulaient dans la ville, sans casque ni masque, et dansaient dans des foules de clones désinvoltes. Tard dans la nuit, on pouvait voir deux jeunes filles s’embrasser sur les quais au bord du fleuve. Encore plus tard, on apercevait leurs corps se rapprocher et glisser comme des ombres jusqu’à disparaître derrière un muret. Macha n’avait jamais connu ça : ce n’étaient pas ses lèvres mais tout son être qui découvrait Amy. À son contact, elle sentait son corps se fluidifier, comme s’il était pénétré par des vagues qui le transperçaient de la tête aux pieds.

Le plaisir de succomber à la tentation est une drogue dangereuse. À peine a-t-on essayé qu’on pense déjà à sa prochaine dose. Alors, après s’être unies ce soir-là, les deux images ne se sont plus quittées. Macha allait en cours la journée et retrouvait Amy chez elle le soir. En quelques jours, la simulation a vu défiler toutes les étapes d’une relation, en passant de la crise de jalousie sans fondement jusqu’aux projets irréalisables et à laisser la lumière allumée pour faire l’amour.

Et puis, sans prévenir, le dernier jour de la simulation est arrivé et Macha a été projeté dans ce douloureux état qu’on appelle l’indécision. Yaël a refait irruption dans son esprit avec toute la puissance maîtrisée, irréfutable, de l’amour fidèle et quotidien qu’ils se portent depuis des années. Et avec lui, l’embryon qu’elle porte a commencé à exister dans ses pensées.A partir de là, Macha est entrée dans l’enfer du choix ; cette idée insupportable qui consiste à assumer toute la responsabilité de sa propre autodestruction. Choisir, c’est s’enfermer dans un cercle vicieux où les émotions s’enchaînent et se déchaînent à l’infini. Machaétait successivement brûlée d’espoir et noyée de désespoir jusqu’à être dégoutée de sa liberté, et vouloir que tout s’arrête. Epuisée, elle alla chercher refuge chez sa professeure, Madame Odamaé, qui l’accueillit avec un café fumant comme à son habitude. Macha lui exposa son dilemme en évitant soigneusement de préciser l’identité d’Amy, sa fille.

  • Vous comprenez ? C’est comme si je devais me couper en deux. Lui dit-elle, avec la mimique affolée de quelqu’un qui allait littéralement se faire découper.
  • Macha je ne peux pas choisir pour toi, je peux simplement te dire ce que j’aurai fait à ta place, ou plutôt ce que j’ai fait.

L’éthologue avait l’air bienveillante et apaisée de l’aînée soulagée d’avoir survécu à ses propres batailles. Son calme était communicatif.

  • J’ai toujours été peureuse et je crois que tu es comme moi. Pour nous, ce qu’il y a de plus effrayant ce n’est pas le changement, au contraire… C’est l’ennui. On a peur de la routine, peur de passer à côté de quelque chose, peur d’exister sans vivre.Alors quand j’ai été dans une situation similaire à la tienne, j’ai choisi le chemin de l’inconnu, celui qui n’était pas encore tracé. Ce n’est pas facile, il faut savoir renoncer à certaines de ses attentes mais je ne regrette pas. Je crois que tu peux accepter ce que tu perds avec Yaël mais tu ne peux pas arrêter de rêver à ce que tu gagnerais avec cette personne que tu as rencontrée.

Tout à coup c’était clair : Macha allait retrouver Amy et pas son image cette fois. Non, elle allait découvrir la « vraie » Amy, celle dont le corps est mortel, celle qui dort la nuit et ne perd jamais ses yeux verts. C’est l’idée de rencontrer le corps vivant d’Amy avec son propre corps vivant qui lui donna le courage de quitter Yaël et de se défaire de leur enfant à naître. C’était devenu facile ; elle devait simplement passer chez Passive Love pour débrancher la simulation puis avaler une petite pilule pour avorter.

Macha, qui n’était pas sortie de chez elle depuis des mois, se sentait tellement heureuse de retrouver Amy qu’elle sautillait un pas sur deux en allant chez elle. Elle avait l’air bête et guilleret de la fille amoureuse.Mais quand elle arriva, c’est l’image de la femme qu’elle aimait qui l’attendait, en veille, assise sur la machine à laver. Ses yeux gris étaient perdus dans le vague. Macha s’approcha brusquement pour la sortir de son mutisme et lui demander où elle pouvait trouver Amy. Le clone s’activa, interloqué :

  • Mais de quoi tu parles ? Amy c’est moi. Il n’y a que moi.

Le sang de la vivante se figea face à la réponse glaçante de l’image. Macha avait un terrible pressentiment. Elle fit le tour de l’appartement en cherchant des traces humaines mais le lit était fait, le frigo était vide et la baignoire n’avait jamais servi. L’image d’Amy restait muette, elle était tétanisée et ne répondait à aucune des questions qu’on lui posait. C’est là que les yeux de Macha tombèrent sur une photo de la mère d’Amy collée au mur. Elle n’avait jamais remarqué cette photo de sa professeure qui avait à peu près leur âge à l’époque. On la voyait sur le pont d’un bateau au milieu de gros rochers blancs qui devaient être des icebergs. Alors c’était donc vrai, l’éthologue avait réellement vu les derniers pingouins dans leur milieu naturel avant la fonte totale des glaces. Ce détail interpella Macha. Elle laissa l’image d’Amy se remettre sur pause et couru chez Madame Odamaé. Cette fois, elle ne lui laissa pas lui servir de café et elle l’apostropha dès la porte d’entrée.

  • Je n’ai pas le temps de rester aujourd’hui, j’ai juste une question à vous poser. Savez-vous où je peux trouver votre fille s’il vous plaît ?
  • Ma fille ? Quelle fille ? A l’évidence la professeure d’éthologie ne comprenait pas.
  • Votre fille… Amy !
  • Je suis désolée je ne sais pas de quoi tu parles.Assieds-toi, tu vas m’expliquer.
  • Non j’ai vraiment besoin de trouver Amy. Pourquoi est-ce que vous ne me dîtes pas où elle est ? Aidez-moi s’il vous plaît.
  • Mais je n’ai pas d’enfant, tu sais bien que c’est incompatible avec les expéditions et la vie que j’ai menée…
  • Vous n’avez pas eu d’enfant ? Macha réalisa le poids de ces mots en un flash.
  • J’ai bien failli en avoir un… Je suis tombée enceinte il y a presque 30 ans, j’ai beaucoup hésité mais finalement j’ai fait le choix d’avorter. Je pensais que tu avais compris quand on en a parlé.

Dans son extrême douceur, l’éthologue souriait presque. Elle observait, impuissante, son élève succomber à un trouble inconnu. La jeune fille recula avec un air terrifié, puis elle tourna les talons et partit en courant.

Elle fuyait la réalité : elle était tombée amoureuse d’une image, de la simulation d’une mère hésitante, d’un enfant avorté. Elle aimait un être artificiel, programmé pour s’éteindre quand on s’éloignait. Amy n’existait pas. A l’heure actuelle, son image était probablement assise sur sa machine à laver, le regard gris, dans le vague.

Macha ne rentra pas chez l’homme qu’elle avait quitté parce que, même dans le monde d’après, on ne pouvait jamais retourner en arrière. Elle erra dans la rue toute la nuit, exposant son vivant aux risques de la ville.Puis, au matin, elle retourna chez Amy une dernière fois. Elle savait qu’elle était condamnée à rester près d’elle pour entendre sa voix et apercevoir ses yeux verts. Alors elle entra et, sans dire un mot, elle alla s’assoir sur le congélateur, en face de la machine à laver.

 

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