Le voyage

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnes mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Voilà des heures qu’elle semblait coincée en ce lieu. La tête baissée, les yeux en direction du sol, elle n’osait croiser ces regards si énigmatiques. Elle sentait l’atmosphère froide jusque dans la moelle de ses os et percevait au loin une lumière décliner, mais n’osait lever la tête pour confirmer son impression. Elle décida donc de marcher d’un pas déterminé dans cette direction, de peur que la lueur ne s’éteigne définitivement.

Elle ne savait depuis combien de temps elle marchait. Le temps, dans cet endroit, semblait suspendu. Au bout de ce qui semblait être plusieurs heures, elle crut entendre une musique, très faible. Une mélodie étonnamment douce face à l’ambiance générale. Comme un message d’espoir dans ce lieu funeste. Comme la lumière au bout du tunnel qu’il fallait viser. Elle tenta de localiser la provenance du son. Il était si diffus que l’exercice s’avéra impossible.

En cherchant l’origine de la musique, toujours tête baissée, elle se heurta à un obstacle. Par réflexe, elle leva les yeux : une créature étrange se tenait devant elle. Elle l’observa attentivement, tant elle fut prise de court : une tête de femme, un torse de femme, qui se transformait au niveau du ventre en peau de reptile avec une poche de kangourou pour finir sur des jambes similaires à celles d’un marsupial. Un mélange très étrange dont elle comprendrait la raison plus tard.

Émerveillement, dégoût, surprise, la tête lui tournait d’émotions diverses.

  • Vous avez l’air de chercher quelque chose.
  • Oui, bredouilla-t-elle, l’origine de cette musique.
  • Je ne vous ai rien demandé. Je ne me permettrais pas tant d’indiscrétion.

Elle regarda la créature, interloquée.

  • Que puis-je faire pour vous ? finit-elle par demander.
  • Rien, j’étais intriguée par votre comportement.
  • Pourriez-vous m’aider ? dit-elle, avec hésitation.

La femme-reptile sembla réfléchir.

  • Je n’ai rien de mieux à faire, je peux toujours essayer.

Ne renouvelant pas son erreur, l’âme errante ne répondit pas car il n’y avait pas de question.

  • Je cherche la sortie, affirma-t-elle.
  • La sortie, s’étonna-t-elle.
  • Je ne sais pas comment j’ai atterri ici, et je souhaite retrouver mon… univers. Je n’ai aucune idée de ce qu’est cet endroit et pourquoi je m’y suis retrouvée.

Silence.

  • Pouvez-vous me le dire ?
  • Pas vraiment. Je suis née ici et j’ai vécu ici. Je vois des âmes passer, repartir. Je ne pose pas de questions.

Elle ne sut trop comment réagir à cette réponse évasive.

  • Quel est votre nom ?
  • Quel est votre rôle ?
  • Je veille à la paix en ces lieux. J’interpelle ceux qui semblent avoir des questions, tentant de leur répondre s’ils m’en posent.
  • Vous répondez aux questions, vous n’en posez pas… dit-elle, comme pour elle-même.

Après un silence qui dura bien une minute où elle tenta de faire face à cette situation inédite, les deux comparses se mirent en route..

  • Quelle est cette musique qui semble s’affaiblir ?
  • Je ne vois pas à quoi vous faites référence.

Elle comprit que Mirinda n’entendait pas la même chose qu’elle, et n’insista pas. Après un temps indéterminé de marche – car le temps était définitivement différent en cet endroit étrange – elles arrivèrent à une caverne d’où semblait provenir une lueur.

  • Voici une lumière.
  • Ce n’est pas celle que je cherche, dit-elle. C’est celle-là, au loin.

Elle n’osa pas relever le regard et pointa du mieux qu’elle put la lumière diffuse qu’elle avait repéré.

 

Elles entendirent un bruit en provenance de la grotte. Sourd et inquiétant. Mirinda ne réagit pas. La peur devait lui être un concept inconnu.

  • Qu’était-ce ? s’inquiéta sa nouvelle amie.
  • Probablement le sphinx qui vit là.
  • Sphinx ?
  • Oui, les cavernes ici sont habités par des sphinx.

Une créature mythique, devenue réelle ? Elle nageait en plein rêve. Ou plutôt cauchemar.

  • Pourrait-il nous aider ?
  • Je ne sais pas.

Alors que Mirinda prononçait ces mots, une créature correspondant à la description d’un sphinx sortit de la caverne.

  • Il me semblait avoir entendu des voix, dit-il. Que voulez-vous ?
  • Cette âme cherche à rejoindre la lumière là-bas, au loin.
  • Je peux vous aider à trouver votre chemin. Mais il faudra d’abord résoudre l’énigme.

Elle avait l’impression de se retrouver au milieu d’un brouillard épais. Comment appréhender un univers tel que celui-ci ? Elle décida alors qu’il lui fallait entrer dans le jeu. Pour réussir à s’en sortir, il fallait qu’elle plonge tête la première dans l’histoire. Alors, elle écouta attentivement l’énigme du sphinx, tout comme Oedipe.

  • Partout où vous allez, elle vous suit. Qui est-ce ?

Mirinda se tourna vers l’âme qu’elle avait décidé d’aider.

  • Je suis là pour répondre aux questions, mais c’est à vous de trouver la solution de l’énigme car c’est votre quête.

Elle s’assit pour mieux réfléchir. Le sol était froid et sec. Elle se concentra pendant plusieurs minutes.

  • Que se passe-t-il si je ne réponds pas correctement ?
  • Alors vous devrez faire face à ce qui se trouve dans ma caverne.
  • Que se trouve…
  • Je ne peux pas vous répondre.

Elle comprit l’enjeu et la logique, mais posa une dernière question pour s’assurer d’avoir saisi le raisonnement :

  • Et si je ne réponds pas du tout ?
  • Vous pourrez partir, mais je ne vous aiderai pas.

Sans l’aide du sphinx, sa quête lui semblait inatteignable. Elle ne savait pas pourquoi son instinct lui disait qu’elle ne s’en sortirait pas sans aide. Elle demanda confirmation à Mirinda :

  • Sans l’aide du sphinx, pouvons-nous y arriver ?
  • Peut-être. Les chances sont minces.

Elle inspira un grand coup.

  • Mon ombre.

Le sphinx poussa un cri étrange. Puis il lui tendit une petite fiole. Elle la saisit.

  • Lorsque la fiole est bleue, vous vous éloignez de votre objectif. Lorsqu’elle scintille de rouge, vous vous en approchez. Lorsqu’elle émettra une lumière blanche pure, vous serez arrivée.

Puis le sphinx s’en retourna dans sa caverne sans ajouter un mot.

Elles reprirent leur chemin. Régulièrement, elles passaient devant ces formes silencieuses dont le regard semblait vous percer jusqu’au plus profond de votre être. Elle continuait à éviter de les croiser. Mirinda s’en rendit compte mais ne dit rien. Sa compagne de voyage se concentrait sur la couleur de la fiole pour les emmener dans la bonne direction. Elle n’avait jamais été plus sûre de quoique ce soit d’autre, et pourtant elle n’écoutait que ses tripes. Aucun autre signe ne confirmait qu’il fallait se diriger vers cet endroit pour son salut.

  • Savez-vous si je trouverai la sortie à cet endroit ?
  • Je ne sais si on peut “sortir” d’ici. Pour moi, le concept est étrange, de sortir d’un univers infini. Comme je vous le disais, peu de gens me posent des questions. Vous êtes la première qui m’en pose autant.
  • Vous ne savez donc pas ce que signifie cette lumière ?
  • Non, pour moi, c’est simplement une lumière.

Elles continuèrent à marcher, en silence, pendant une durée indéterminable. La fiole devint tout d’un coup bleue alors qu’elle avait été rouge jusque là. Elles s’arrêtèrent.

  • Comment est-ce possible ? se demanda-t-elle tout haut.
  • Nous avons sûrement dévié de trajectoire, répondit Mirinda.
  • C’est impossible…

Elle fit un tour sur elle-même. La fiole lui disait de partir en sens inverse.

  • Nous venons de là !

Silence.

  • N’est-ce pas ?
  • Pas tout à fait. La notion d’espace n’est peut-être pas tout à fait la même dans votre univers.

Elle comprit pourquoi elle ne pourrait jamais atteindre son but sans la fiole ; ici, tout n’était pas droit ou défini, comme elle en avait l’habitude. L’espace-temps n’était pas le même, elle venait de le comprendre, même si elle l’avait ressenti : la notion de temps lui avait paru étrange depuis qu’elle avait atterri en ce lieu.

  • Je comprends. Reprenons notre chemin.

Elle commençait à s’inquiéter. La lumière continuait de décliner et elles ne semblaient pas prêtes d’y arriver.

  • Il va falloir nous arrêter.
  • Pardon ? Non, nous ne pouvons pas, la lumière va s’éteindre !
  • Il va falloir nous arrêter car un convoi arrive. Tout le monde reste immobile à l’arrivée d’un convoi, c’est la règle, insista Mirinda.

Elle n’osa contredire son guide. Elle réfléchit et se dit que le temps qu’il faudrait à la lumière pour s’éteindre n’était pas calculable en ce monde, en tout cas pas par elle.

Elle regarda avec émerveillement arriver de nouvelles formes. Elle pouvait à peine les distinguer. Elle semblait fondues dans le paysage. Impossible de voir l’expression de leur visage. Simplement un déferlement de formes fantasmagoriques qui se dispersaient dans cet univers étrange.

Elle comprit également l’intérêt de la nature hybride de la créature : ses jambes de marsupial lui permettait de s’arrêter promptement et de se mouvoir facilement sur ce sol rocailleux. Sa peau de reptile rendait le passage dans des endroits étroits et rêches plus faciles et moins douloureux – alors qu’elle s’écorchait la peau par moments. En revanche, pourquoi cette poitrine et cette tête de femme ? Elle n’osa poser la question.

En observant ce spectacle improbable, elle repensa à son monde. Il lui semblait si lointain qu’elle arrivait à peine à se rappeler les choses les plus simples de son quotidien. Une chambre, un lit, le sommeil, la faim… Qu’étaient donc ces objets ? Qu’étaient donc ces sensations ? Elle se rendit alors compte qu’elle n’avait eu ni envie de dormir ni de manger depuis maintenant… combien de temps ? Mais comment se déroulait le temps dans son monde ?

La panique s’empara d’elle lorsqu’elle sentit qu’elle perdait pieds, et que le nouvel univers dans lequel elle se trouvait prenait le dessus sur le sien. Elle eut l’impression que, si elle oubliait tout, alors elle serait perdue ici à jamais. Elle respira un grand coup et essaya de se remémorer un maximum : son immeuble, son appartement, la porte d’entrée, la clé, le code, l’ascenseur, la petite chambre du fond transformée en bureau, le salon avec le canapé gris, la table à manger, les rayures qui s’y trouvait, le vase de sa grand-mère, le tableau de… de qui ? Elle inspira de nouveau et reprit le tour : sa chambre, le lit, le livre sur la table de nuit dont elle n’arrivait pas à se souvenir le titre, la couverture comportait un arbre, elle en était sûre, la salle de bain…

  • Nous pouvons repartir, interrompit Mirinda.

Elle ne s’était pas rendue compte de la panique qui avait envahi sa compagne de voyage.

  • Bien, allons-y alors, dit-elle dans un souffle.

Après un certain temps, sa tête lui tourna.

  • Il est l’heure de vous asseoir.
  • Pourquoi ?
  • C’est ainsi. Vous l’avez ressenti, non ? Il faut vous asseoir.

Elle n’essaya pas de comprendre. Peut-être était-ce l’équivalent du sommeil ? Elle s’assit donc sagement, et observa prudemment les alentours. Tous s’asseyaient. Elle faillit croiser un regard mais l’évita de justesse. Elle ne savait pas ce qui l’effrayait au juste dans ces personnes silencieuses, qui semblaient errer ici…

Puis, alors que Mirinda lui indiqua qu’elles pouvaient se relever et reprendre le chemin, elle fut pris d’une sensation d’urgence.

Elle ne savait pas – mais le ressentait à un autre niveau de sa conscience – qu’elle marchait dans les limbes, dans l’attente d’un jugement. Lequel ? Celui qui déterminerait son futur. Les lumières continuaient de décliner, ne lui laissant qu’un temps limité – lequel ? – pour trouver la sortie, sans quoi elle serait coincée ici comme ces personnes dont elle n’osait croiser le regard.

En effet, les limbes étaient un passage obligé pour quiconque voulait accéder au monde d’après. Elle n’avait pas échappé à la règle. Aujourd’hui se jouait son avenir pour l’éternité : soit elle réussissait à atteindre la lumière et à accéder non pas à son ancien univers mais à un nouveau, soit elle resterait coincée pour une durée indéterminée en ce lieu, le temps qu’une force supérieure décide de son sort. Son instinct – si fort ici bas – lui disait tout cela et lui indiquait également qu’il lui fallait battre le fer tant qu’il était chaud : la lumière déclinait effectivement et lorsqu’elle serait éteinte, elle aurait raté sa chance.

Mirinda la suivait, entre guide et protecteur, pour une raison qu’elle ignorait. Peut-être simplement parce qu’elle le lui avait demandé ?

Elles marchèrent pendant ce qui semblait être des heures puis, alors que l’espoir commençait à la quitter, la fiole passant régulièrement du rouge au bleu, du bleu au rouge, la lueur de l’objet commença à vaciller. Elle se demanda ce qui se passait et jeta un regard à Mirinda qui resta, comme toujours, impassible.

Elle ralentit son pas, sentant l’instant de vérité qui se présentait à elle. Au bout de quelques pas, elle se retourna, sentant que sa compagne de voyage ne bougeait plus. Pour la première fois, elle lui lança un regard encourageant. Elle avança doucement puis la fiole éclata d’un blanc lumineux.

Un soulagement s’empara d’elle. Elle se retourna une dernière fois, comme pour dire au revoir à cette créature étrange qui l’avait accompagnée durant ce voyage tout aussi bizarre, puis continua en direction de la lumière, le cœur léger. Et elle prit le passage qui l’amènerait vers le monde d’après, quel qu’il fut.

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