A la vie à la mort

 

Dans le monde d’après, des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidences ?

Je suis mort hier. C’est arrivé pendant le déjeuner. Je mangeais un filet de sole, pas le meilleur de ma carrière mais inoubliable parce que le dernier… et le moins cher. Fatalement. Le propriétaire du troquet nous a fait grâce de l’addition en dépit de la mauvaise publicité. Je ne vous recommande pas le bon plan, il ne marche qu’une seule fois, normalement.

Mon associée végétarienne Isabelle et moi fêtions sa dernière affaire gagnée au profit de Lee Von Xing un mafieux de Marseille, comme son nom ne l’indique pas. Un gros poisson lui aussi.

Une mort idiote.

Mais existe-t-il des morts intelligentes ? Quelqu’un a-t-il déjà succombé au terme d’une réflexion trop intense sur un problème de physique quantique ou de mécanique des fluides ?

Mon corps n’existe plus. Je l’ai réalisé lorsque je n’ai plus senti ma tendinite à l’épaule. J’ai perdu 88 kilos en moins d’une seconde, un exploit que même Weight Watchers n’ose pas imaginer.

Ma disparition m’a fait l’effet d’une profonde injustice, à l’heure où ma carrière d’avocat prenait son essor. Pour une raison inconnue je sentais que l’instance suprême avait commis une bavure et décidai d’aller plaider ma cause ad patres.

Une déformation professionnelle, penserez-vous ? Peut-être, mais quoi qu’il en soit, mon intime conviction était justifiée. Je fus bel et bien la victime d’une méprise divine : au terme d’une procédure interminable (mais j’avais tout mon temps), la vérité éclata enfin :

La banque avait refusé un crédit à un pêcheur qui devait remplacer le moteur de son vieil esquif. Sa contrariété était telle qu’elle l’a conduit à vendre du flétan pour de la sole au commis du troquet qui lui-même avait eu une nuit difficile, à cause de l’ex-mari de sa nouvelle compagne, mais pour faire court : je ne me serais jamais étouffé en dégustant de la sole. On m’a servi du flétan à mon insu, et une de ses pernicieuses arêtes s’est plantée dans mon amygdale gauche marquant ainsi la fin de mon histoire et le début de mon procès séraphique.

Quand le staff juridique céleste convint enfin de la méprise dont je fus victime, on s’employa à me trouver un autre corps, le mien ayant été incinéré, conformément à la volonté que j’ai furtivement évoquée lors d’une soirée mojito-philosophique. De toute façon, on m’expliqua que jamais on n’aurait pu me rendre mon propre corps, la crédibilité de l’au-delà en dépendait.

Il fallait donc en trouver un parmi les candidats qui avaient un pied dans la tombe et l’autre sur une peau de banane.

Il n’y avait pas de catalogue.

On me proposa d’investir des enveloppes qu’on eût crues échappées de la cour des miracles. Je dus encore faire respecter mes droits en revendiquant un corps de mon âge (je n’étais pas contre une décennie de moins) et dans une condition physique acceptable, je m’étais donné suffisamment de mal de mon vivant pour entretenir ma forme en faisant du sport régulièrement et en préférant le poisson à la viande rouge. Ironie du sort….

Le hic, c’est que les candidats trentenaires et athlétiques n’étaient que peu prédestinés à une fin prochaine… On se positionna donc sur le pont de Ponsonnas où un sauteur à l’élastique en tandem s’apprêtait gaiement à perdre la vie. Je validai le corps du jeune homme qu’on me désigna et n’eus que les 5 secondes de la chute pour en prendre possession. On me fit promettre de ne jamais évoquer l’évènement, dans l’intérêt de la longévité de ma seconde vie, qui en l’espèce, était suspendue à un fil.

« On l’a fait ! Hurlait le jeune homme accroché à la même corde que moi. C’est dingue ! Un truc de ouf !

Il exultait de bonheur tandis que je réprimais une envie de tourner de l’œil.

On nous décrocha et nous ôta notre équipement. Mon binôme était intarissable :

– J’ai a-do-ré ! Et toi Francky ? On recommence quand ? Francky ? Tu es tout pâle, tu te sens bien ? Réponds !! »

Ma vie dans les baskets de Franck Charles commença au moment précis et humide où son compagnon de saut m’embrassa sur la bouche.

– Tu m’as fait tellement peur mon chéri, tu te sens mieux ? Me demanda l’inconnu.

– Qui êtes-vous ? Risquai-je.

– Tu plaisantes Francky ? Arrête, c’est moi ! Fred !

– Je ne vous connais pas. »

C’était pourtant la vérité. Il me fallut apprendre jusqu’à mon propre nom. Les médecins conclurent à une amnésie post-traumatique. Mes nouveaux proches, inquiets, ne me reconnaissaient plus, ce qui nous faisait là un premier point commun.

Je me prêtais au jeu, c’était la règle, et je consentis à appeler « maman » une parfaite étrangère. En revanche, le fait de porter fièrement la robe dans mon ancienne vie ne m’aidât pas à accepter mon homosexualité dans la nouvelle. Cependant, je ne voulais pas faire de peine à mon compagnon, Fred, qui bien que doté d’une plastique de dieu grec n’était définitivement pas à mon goût.

La problématique d’un « coming in » s’imposait à moi, cruelle, honteuse. Comment avouer à ma mère, à mon petit ami et à tous ces gens qui se préoccupaient de ma santé que j’étais hétérosexuel ? Comment ne pas les décevoir en leur avouant mon attirance pour les femmes?

Après une semaine d’arrêt de travail, je me rendis à la banque qu’on me désigna pour y exercer mon métier de conseiller financier dans lequel je m’épanouissais depuis plus de cinq ans. Quand j’accordai sans sourciller un prêt significatif à un modeste patron pêcheur, le directeur de la banque, interdit, m’inscrivit d’office à un stage de remise à niveau sur les conditions d’octroi des crédits à la consommation.

Au fil des semaines, je prenais mes aises dans mes nouveaux costumes en taille 40, en tentant de dissiper les doutes que chacun était en droit de nourrir sur ma santé mentale. Certaines photos me permirent, à défaut de me remémorer des épisodes de la vie de Franck Charles, de créer des souvenirs de toutes pièces, en feignant quelquefois, par pur altruisme envers mes nouveaux proches (trop proches pour certains) de recouvrer des bribes de mémoire.

Fred et moi nous quittâmes bons amis. Il trouva rapidement un nouveau prétendant avec qui vivre heureux en évitant consciencieusement les ponts et les élastiques au bout desquels virent les cutis.

Franck avait fait son droit. Reprendre ses études où il les avait laissées et passer le concours du barreau fut une formalité. « Maman » me confirma que devenir avocat était pour moi un rêve d’enfance. Jeune diplômé, je n’eus aucun mal à me faire recruter par Isabelle, mon ancienne associée, que je connaissais par cœur. Enfin, je le croyais. Dans ma vie précédente, elle me trouvait arrogant et prétentieux. C’était déroutant de l’entendre évoquer mon ancien moi comme un avocat brillant doublé d’un bon vivant, ce qui est paradoxal pour un homme qui avait trouvé la mort à la première occasion. On gagne vraiment en qualité d’image quand on n’est plus, je vous assure ! Mais peut-être que l’héritage que j’avais laissé à Isabelle en disparaissant avait suffi à gommer tous mes défauts… En effet, n’ayant pas d’héritier, c’est à ma seule associée que sont revenus l’étude, les émoluments inhérents aux affaires en cours et jusqu’à mon ancien appartement situé au-dessus de nos bureaux. On n’a pas idée des bienfaits du poisson sur les avocates végétariennes. Mais Isabelle n’avait nul besoin d’héritage pour afficher ce train de vie ostentatoire qui du reste, avait commencé à attiser ma curiosité avant ma disparition.

Lee Von Xing avait replongé. Isabelle lui avait évité la prison la première fois et devait tenir à réitérer l’exploit. Quelques mots qu’elle ne parvint pas à étouffer de leur conversation traversèrent la cloison :

« Tu ne peux pas me lâcher ! On est liés tous les deux tu entends ? Vociféra LVX.

  • Il est mort ! Tu n’y es pour rien, je suis libre maintenant. Lâcha Isabelle.

Le volume sonore s’affaiblit ensuite, ne me laissant plus percevoir que de rares mais éloquentes répliques de ma consœur :

 

-Aucun compte à te rendre.

-Personne ne te croira.

-Plus te voir.

A leur échange houleux succéda un claquement de porte qui ébranla les gonds et décrocha le zèbre accroché au mur de mon bureau ce qui d’une certaine façon m’arrangeait : je n’ai jamais partagé la fascination d’Isabelle pour les animaux sauvages.

Ma consœur tenta de me rassurer sur les conséquences de cette altercation mais sa nervosité eut l’effet inverse. A quels liens LVX faisait-il référence ? Isabelle avait-elle entretenu une relation intime avec son client ? Dans ce cas, pourquoi ne pas m’avoir confié le dossier ? Pourquoi refusait-elle de défendre  LVX pour un meurtre dont il serait innocent ? Ce mystère attisa mon intérêt jusqu’à en devenir mon obsession.

Le reste de la journée me souffla d’autres interrogations, toutes sans réponses…

Le soir, je lui proposai maladroitement :

– Si tu veux, je peux me charger de LVX, tu sais, je connais son dossier.

– Non Franck, comment pourrais-tu le connaître ? Tout va s’arranger, ne t’inquiète pas.

Je partis le dernier de l’étude et trouvai le mafieux marseillais sur le trottoir d’en face.

-Alors ? M’invectiva-t-il, c’est toi son nouveau mec ?

-Fiche-lui la paix, éludai-je en décidant de le pas nier.

-T’es plutôt pas mal, dit-il en me soupesant du regard, mais si tu tiens à ta jolie petite gueule, laisse-la éloignée d’elle.

-C’est une menace ?

-Un conseil.

-J’ai peur de ne pas comprendre.

-Son ancien associé n’a pas compris lui non plus, mais à sa décharge, il n’était pas averti, lui.

-Il a eu un accident. Dis-je en ressentant une piqûre à l’amygdale.

-Il était surtout trop curieux.

-Tu insinues qu’elle l’a tué ? Lançai-je, ironique.

-Tu vois quand tu veux, tu comprends. Maintenant, tu sais ce qu’il te reste à faire.

Il écrasa sa cigarette sous sa semelle, comme pour matérialiser le point final de cette improbable conversation et se glissa sur le siège passager d’une Audi TT qui démarra aussitôt.

La nuit qui suivit fut très courte. Je m’interrogeai sur ma vie, sur ma mort, et sur le rôle qu’avait joué Isabelle dans les deux. J’avais hésité à l’appeler pour lui parler de cet échange mais le doute dans mon esprit était suffisamment fort pour m’en avoir empêché. Et si LVX avait dit vrai ? Mes doutes sur l’origine de sa fortune auraient-ils provoqué ma mort ?

Le lendemain, Isabelle ne se présentant pas à l’étude, je pris le parti d’honorer à sa place certains de ses rendez-vous et reportai les autres. A 18 heures, je décidai d’alerter la Police.

Le commandant Anconia, qui semblait adepte de la procrastination, dédramatisa mes craintes et m’affirma, en cultivant un accent caricatural, qu’elle réapparaîtrait le lendemain, le cheveu ébouriffé et l’œil bordé de reconnaissance. Marseille, quand tu nous tiens… Mon insistance et ma référence aux visites répétées et menaçantes de LVX la veille ne parvinrent pas à l’émouvoir.

Mais Isabelle ne revint ni le lendemain ni les jours suivants et les doutes que j’avais nourris à son sujet me couvrirent de honte.

Le commandant Anconia et son adjoint, un certain Elliot Chave, menèrent une enquête qui les conduisit sans surprise à LVX. J’appris par la presse locale qu’Isabelle avait été la compagne de son frère Minh Von Xing et que celui-ci partageait avec son aîné le goût pour les affaires douteuses et les armes. La balle qu’il reçut entre les yeux pour solde de tous comptes anéantit la très jeune Isabelle qui ne trouva d’apaisement que dans son héritage aussi sulfureux que colossal et les études de droit qu’il lui permit d’entamer. La tragique disparition de Minh, au lieu de mettre du plomb dans la tête de LVX (ne serait-ce que par mimétisme avec son frère défunt), l’érigea en défenseur de la mémoire de son cadet en le conduisant, notamment, à faire le ménage dans l’entourage masculin de son ex belle-sœur.

On retrouva quelques dépouilles éconduites par ses soins à l’aplomb du bien nommé « Cap Canaille ».

Je fus interrogé sur les conditions devenues suspectes de ma propre mort, mais ma participation se révéla parfaitement inutile à l’enquête, ma seconde vie étant suspendue à ma discrétion.

Je n’avais pas gardé de contact avec l’au-delà, trop pressé que j’étais de m’en échapper, mais les conditions d’accès à ce monde d’après qui, exceptionnellement pour moi, était aussi le monde d’avant, étaient devenues interlopes. Plusieurs hypothèses sur mon retour sur terre me hantèrent chaque nuit. Si ma mort n’avait pas fait l’objet d’une divine bavure, peut-être que ma plaidoirie devant l’Eternel n’était pas à l’origine de ma seconde chance ? Peut-être que toutes les morts non naturelles donnaient lieu à une réincarnation ? Comment en avoir la certitude si ceux qui ont, comme moi, expérimenté le dispositif étaient tous liés au secret ? Il faut avouer qu’en cas de doute, il est difficile d’aborder quelqu’un en lui demandant de quoi il est mort ou si sa nouvelle enveloppe lui donne toute satisfaction…

Jamais LVX n’avoua être mêlé à la disparition d’Isabelle, ce qui ne l’empêcha pas de bénéficier d’un séjour tous frais payés à l’ombre de la prison des Baumettes.

Les mois qui passaient éloignaient l’espoir d’un possible retour de mon associée et je dus, à mon tour, recruter un confrère assez inconscient pour vouloir intégrer une étude où l’espérance de vie des avocats n’excédait pas la quarantaine. Je ne croulais pas sous les candidatures mais une jeune et jolie avocate tout juste diplômée finit par se présenter. Au bout de sa chaîne pendait une tête de tigre en argent qui m’incita à ajouter une question subsidiaire au traditionnel entretien d’embauche :

-Plutôt viande ou poisson ?

Ce à quoi elle me répondit :

-Ni l’un ni l’autre : je suis végétarienne.

 

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