Joue des mandibules !

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

*

D’abord, comme souvent, on voulut croire à un changement lunaire, un grain de sable dans le cycle habituel qui fait vaciller les marées, qui féconde la terre. Mais, bien vite on comprit que les périodes n’avaient rien en commun avec une infime variation des rotations sélénites : le changement était ailleurs, à chercher dans les êtres et non dans les astres. Les vieillards furent les premiers atteints ; les crises d’angoisse se firent plus fréquentes ; plusieurs d’entre eux hurlèrent sur la place leur peur de la mort ; loin des prie-Dieu et des confessionnaux, ils répandirent leur mal au centre du village. A mesure qu’avança l’hiver, ces aveux devinrent monnaie courante. Au-dessous du volcan endormi, durant cette période propre à la réclusion et au grand repos, les ancêtres tourmentés durent renoncer au sommeil.

Puis, peu à peu, les plus jeunes furent atteints du même mal. Anthinea, l’édile, tenta d’apaiser la folie qui montait ; elle s’entretint avec chacun, pris la parole devant tous, mais ni les conciliabules, ni les harangues n’eurent raison du mal qui rodait. Ses mots s’étiolaient dans les carcasses évidés que rejetaient la nuit. L’insomnie rongeait les freins de l’existence, laissant les hommes hagards au beau milieu des pierres. Les corps étaient lents dans les artères étroites du village, on ahanait à chaque pas comme si, inéluctablement, allait suivre la chute ; mais pour l’instant, à chaque fois, on se rattrapait avec un geste cotonneux. Les occiputs se mirent à fixer le sol en même temps que les épaules se voutèrent ; les habitants se firent à l’image des conifères voisins qui toujours ploient sous le joug des vents du Nord ; ces mêmes bises qui caressent les flancs des lointaines montagnes pour glisser ensuite vers la vallée et y amasser les congères. Ils se transformèrent en vieillards, et les vieillards devinrent des momies ; le temps gagné ne valait rien, au contraire, il ne faisait que hâter la déchéance. On perdait la tête sans savoir à quel saint se vouer – et des saints, on en pria plus que de raison. Les hagiographies furent passées au peigne fin pour y chercher un quelconque salut. Foramine, le fils adoptif des jumeaux Cripolle, auquel avait échu le rôle d’érudit ne trouva rien ni dans les textes sacrés, ni dans les contes et autres récits mythologiques. La piste du sacrifice et celle non moins alléchante de la rémission furent donc abandonnées par le jeune homme. Tout continua de mal en pis.

Au matin du sixième jour de neige, jusqu’au dernier des nouveau-nés, personne n’avait fermé l’œil pendant la nuit glaciale. La contamination était totale. Dès le lendemain, Foramine parla du monde d’après et Anthinea se fendit d’une sombre homélie.

Lorsque vint le crépuscule du dixième jour, les points lumineux apparurent entre les arbres dans la forêt ; d’abord minuscules ils s’élargirent d’heure en heure puis de nuit en nuit sans que jamais personne ne puisse en comprendre l’origine. Au petit matin, Foramine prit d’un péché d’orgueil se targua de les avoir aperçu le premier mais on le rabroua bien vite. « Érudit qui joue au malin ne vaut guère mieux qu’un pantin » annonça, fier de sa rime, son tuteur moustachu – l’autre jumeau étant barbu. Le jeune homme, vexé, d’autant que les textes sacrés lui avaient déjà refusé la qualité d’oracle, voulut protester mais le barbu cette fois le tança d’un « Tais-toi! » aussi sec que sonore. Contrit, le pupille baissa la tête et se replia dans son coin avec un parchemin, ne prenant alors pas plus de place qu’un brave chien.

Parmi les conifères, au sud du village, les lumières montaient telles des veilleuses entêtantes et diaphanes sur le palier d’une chambre trop ouverte. Mais, les jours s’étirant, de lucioles les lumières se muèrent en lampadaires, puis devinrent des phares. On les aperçut à des kilomètres à la ronde, jusqu’au septentrion. Cependant, dès qu’un être s’approchait, elles disparaissaient pour mieux renaître à côté, plus intenses à chaque fois. Ces savantes esquives semblaient décupler leur vigueur comme des enfants qui s’échauffent à mesure que le jeu avance. Les meilleurs chasseurs de gibier eurent beau les traquer, personne ne parvenait ne serait-ce qu’à en apercevoir le foyer. Une ancienne parla d’ubiquité : perplexes, on hocha la tête. Un ancien revint à la charge avec une histoire de sorcière – sempiternelle antienne. L’intangible et l’inexplicable excitaient les nerfs. Des supputations naquirent des histoires et des histoires surgirent des cauchemars; éveillés, on dramatisa tout ; peut-être pour comprendre, mais surtout pour reprendre la main sur les esprits à la dérive, sur le monde qui se parait des oripeaux du songe disparu. Car le sommeil ne revenait pas pour autant, à l’inverse, il laissait vacant les corps épuisés, le repos étant devenu impossible. Le village se débattait entre conscience et inconscience, la raison ne trouvant pas de place dans cette tension. L’état de conscience était docile, privé d’intelligence, pareil à celui qui contemple la kyrielle de fleurs d’un jardin mirifique et dont les sensations supplantent la réflexion dans ce lieu féérique. En effet les villageois ressentaient davantage le monde alentour mais ils demeuraient sans force face à leurs sens déchaînés, des moissonneurs hallucinés incapables de faucher les tiges galopantes de leur léthargie.

Dans son coin, Foramine maugréait, s’économisait et restait l’un des derniers à encore savoir formuler une bribe d’idée. Son origine inconnue – des années plus tôt, le moustachu avait découvert le nourrisson nu au beau milieu de la combe – devait le préserver du mal qui rodait, se disait-t-il sans trop de conviction. Néanmoins, quelques jours auparavant, il avait bel et bien été transpercé d’une illumination que sa psyché pas tout à fait endormie avait pu faire sienne. Il avait hurlé sa fulgurance provoquant un sursaut des frères Cripolle, aimantés comme toujours à leur poêle à l’autre bout de la pièce alors qu’au-dehors battait une tempête. “Hibernation” fut le mot ; “Transhumance” fut la conséquence.

Armé de son idée et de sa causalité évidente, il murit trois nuits son plan et avec l’aurore et le soleil d’hiver s’invita chez Anthinea. L’édile épuisée l’accueillit avec une révérence grotesque, involontairement soumise à un étourdissement l’espace d’un instant. Elle parvint à se redresser et malgré les yeux exorbités et les cernes anthracite, elle écouta Foramine. Mécaniquement, elle acquiesça – l’édile était devenue pantin avant l’érudit, ce devait être dans l’ordre des choses. Puis le village tout entier hocha la tête pour donner son accord lors du grand conseil qui suivit. Le départ était devenu une nécessité, un geste désespéré pour le salut. L’armée de cire au regard de charbon allait se mettre en branle. “Hourrah!” lança un Foramine désormais bien seul dans son paradigme.

Par contraste avec les nouveaux astres qui brillaient au loin dans les forêts, le village se trouvait plongé dans la pénombre lorsqu’ils partirent avec édredons et bassinoires. La neige avait cessé, le temps était au gel bleu des glaciers. Même si depuis longtemps assoupi, tout invitait à fuir vers le volcan. La troupe semblable à une file de marionnettes hypnotiques s’éleva vers le cratère. Ils atteignirent les dallages de basalte aux premières heures d’un nouveau jour, ce jour qui en réalité ne venait plus. Tout était noir. Les édredons dorés et les bassinoires cuivrées restaient désespérément invisibles, incapables de refléter les rayons confisqués par la forêt au loin.

Foramine menait la cohorte, suivi par l’enveloppe charnelle d’Anthinea. L’allure était saccadée, mécanique; les genoux  grinçaient par manque de synovie mais personne ne geignait, incapables qu’ils étaient tous désormais de formuler ne serait-ce même qu’un couinement. Toutefois les mâchoires oscillaient, pendantes, soumises aux à-coups du chemin pierreux et laissant ainsi pénétrer la poussière millénaire. La période du ressenti était passée, le jardin fleuri aussi. Comme si un sort avait été jeté pour venger Foramine de l’outrecuidance de son tuteur, et métamorphoser ainsi chacun en ce pantin qui paraissait symboliser la pire des engeances aux yeux du moustachu.

Le bord acéré du cratère se révéla quand le Cripolle barbu s’y brisa la cheville, son menton désarticulé se fracassant de concert sur un roc de ponce. Trop affairé par le drame et la route, personne n’avait noté les lumières qui dansaient désormais en bas dans le village abandonné – un œil aiguisé et alerte aurait même pu discerner qu’elles s’étaient faites moins irradiantes, plus basses.

Au fond du sommet endormi, Foramine frôla un matelas de mousse gelée qui craquela sous son poids. Jadis, il se serait couché pour s’abandonner là au sommeil réparateur, mais aujourd’hui cette envie n’existait plus.

En agitant son briquet, il signifia la fin du périple à la suite fantoche qui fit immédiatement halte. Le bruit frénétique des mâchoires résonna alors derrière lui. Au contraire des autres, l’érudit était pris de trismus, sa mâchoire contractée l’empêchait d’émettre le moindre mot. Pourtant, il n’y accordait pas d’importance, son esprit tout absorbé par l’espace clos à l’intérieur du volcan.

*

A présent, les esprits cherchent l’apaisement au fond du cratère.

On dresse les tentes de fortune; on enfonce les sardines dans les fissures du basalte sous la couche mousseuse ; on dépose les vivres dans un coin, pour ce qu’il en reste… face à face, on dispose les nouveau-nés et les vieillards comme deux reflets d’un même miroir ; enfin, on se serre pour lutter contre la morsure du gel bleu – et cela, toujours sans mot dire. Les Cripolle ont disparu, Anthinea ne répond plus ; la parole a fui les bouches hoquetantes, une sage meute a remplacé la tribu.

Tout à coup, la lune perce le voile épais de la nuit sans fin et daigne dévoiler les visages creux, en cercle : les regards bleus acier convergent vers Foramine. Puis, l’astre gibbeux disparaît, chassé ailleurs par un étrange vent brûlant. Le concert mandibulaire quant à lui continue, et s’amplifie même à mesure que tourbillonne le vent.

Muet, Foramine scrute le monde aveugle alors qu’une étoile passe. Puis, tandis qu’il rebrousse chemin et gravit la côte de la cavité, le silence se fait et devant lui le halo jaillit des ténèbres. Sur les pentes grimpent des êtres dont les membres irradient la terre noire de rayons rasants. Au sud, le village et la forêt, abandonnés, sont maintenant indiscernables.

L’incidence découvre l’espace vide sans que rien ne vienne freiner la progression de la lumière. Puis comme les regards quelques instants auparavant, les raies se figent sur Foramine, sur ses mandibules pétrifiées. De la sorte, son visage gelé apparaît éclairé, semblable à celui du premier homme incapable de comprendre ce qu’il a engendré. Les yeux écarquillés, il contemple d’abord le vide blanc, mais bientôt le spectre se décompose et une à une les couleurs se rangent, le nuancier s’arrange. L’alpha et l’oméga du visible. L’infrarouge dévoile des hommes semblables aux villageois mais sans mâchoires, le rayon vermeil traversant leurs crânes percés. Peu à peu, ceux que Foramine a connus, puis les autres, tous les autres, se consument et disparaissent. Dans l’ultraviolet, approche une silhouette de taille modeste, le menton haut et la mâchoire bien ouverte. Une voix monte ; pourtant Foramine ne parvient pas à la saisir. Des formes s’animent, babillent ; maîtresses de leur parole, elles sont par trop vivantes. Avec aisance, elles s’agitent dans un ultraviolet de moins en moins noir tandis que s’opère un glissement chromatique: la disparition d’un côté et la naissance des tréfonds de l’autre; les bras s’agitent dans la lumière qui croît derechef. Les figures deviennent tutélaires, conquérantes. Foramine se rapproche incapable de résister à l’aura spectrale. Il tangue, oscille, le corps rabougri, l’âme endormie. Mais le sommeil ne reviendra plus, sa disparition n’était que la genèse d’une autre, plus grande, plus essentielle, le dernier soubresaut avant l’abandon final.

Les ombres toutes entières se dressent devant lui, l’entourent et enfin se dévoilent, elles défilent à mesure que s’efface ce qu’il reste des silhouettes connues. Les nouveaux visages messianiques l’apaisent, la chaleur lui parcourt les veines et fait disparaître les engelures. Derrière lui, puis tout autour, l’éruption du volcan soulève le monde d’avant, l’envoie valdinguer. La lave nettoie les flancs putrides. Démantibulés le village, la forêt, les combes et les vallées – table rase. Disparaissent la crasse et le vice, plus d’abcès ni de supplices, tout est lavé. Foramine comprend enfin que ce monde est voué à disparaître mais qu’après il n’y a rien qui ne les attendent, lui et ses semblables: ni salut, ni expiation, seulement la crémation. Ils se dissiperont dans le brasier de l’infrarouge, pour laisser place à d’autres dont les visages n’auront rien d’humain au milieu du soleil noir.

En son for intérieur, il pense à nouveau : “Cela est certainement pour le mieux, à quoi bon nous faire vides, égoïstes et vieux”. Alors, il veut crier, mais ses mandibules ne parviennent plus à jouer la phrase qui, à jamais tue, s’évapore avec lui.

 

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