Calfeutrée

 

« Dans le monde d’après, des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? »

Tels étaient les mots emprunts de lyrisme qu’avait prononcés un politicien du nom de Ronan Cerneen conclusion de son ultime discours, forcément inspiré devant une assemblée de gens hauts en couleurs massés dans un amphithéâtre d’une faculté parisienne pleine à craquer, la plupart réfractaires comme lui à l’avènement du Monde 2.0 tel qu’il se présentait, et dont faisait aussi partie Iris, qui craignait alors à l’époque pour son métier de météorologue.

Les paroles de cet homme, au regard déterminé et passionné, avaient eu pour simple but de rassembler le maximum de concitoyens dans sa quête pour émonder le Transhumanisme Emancipé, dont il s’était fait le sacerdoce.

Ce mouvement politique et social martelait haut et fort détenir la seule riposte capable de faire face au problème, et tenter, avant que les grandes firmes mondiales et les Etats dominateurs ne signent définitivement les « Accords de Séoul », de montrer que la naturanthropie n’était pas une faiblesse et qu’il fallait garder raison et confiance en l’avenir, l’Être Humain et la nature. Qu’il était là question de survie.

Des mots puissants et résonnants de sagesse, avait pensé Iris en l’écoutant, comme s’ils étaient les derniers qu’elle n’entendrait plus jamais de son existence. Des paroles qui la marquèrent, au plus profond de son âme.

« Le mal n’est-il pas déjà assez espiègle et saumâtre ? Pourquoi pointer du doigt ceux qui ne sauront répondre des actes passés ? Le problème est là, et nous n’y pouvons plus rien ! Nous devrions donc plutôt profiter de cette occasion pour marquer un grand coup et passer à l’étage supérieur ! Qu’en dites-vous ? Nous sommes arrivés à mettre pieds sur ce fameux palier où l’Être Humain va enfin pouvoir dominer les limites de son corps et ne plus être l’esclave des aberrations que nous fait subir Mère Nature à mesure que le progrès gravit les niveaux ! Nous avons gagné cette bataille, et nous nous tenons prêt pour remporter la prochaine ! », s’était manifesté, d’un ton relativement impétueux, un journaliste indépendant, sous des applaudissements endiablés et énergiques, lui qui partageait les idéaux de ce mouvement proclamant, entre autres choses, que la Terre et ses dispositions obsolètes représentaient un frein au perfectionnement que l’Humanité était capable d’atteindre, et qu’il lui faudrait nécessairement un jour la quitter pour réaliser son rêve absolu : vivre sur une autre planète. « Un peu comme l’enfant sent qu’il est grand temps de quitter sa mère, une fois devenu autonome ! », avait insisté l’un de ses confrères, un sourire mièvre aux lèvres.

Le dirigeant de son parti écologique, tout habillé de vert pour l’occasion, l’avait dévisagé un instant, comme s’il voyait pour la première fois l’un de ses semblables – Iris avait imaginé l’inverse et apprit plus tard que Ronan Cerne s’était – soit disant – tiré une balle dans la tempe lorsqu’il avait rejoint seul sa loge –, puis s’en était allé en veillant à éteindre la lumière se diffusant sur la scène, où il avait pensé y demeurer plusieurs heures pour discourir sur les revendications et les inquiétudes partagées par une partie de la population mondiale, guère convaincue elle aussi par la seule solution qui était envisagée… Et, surtout, amener le débat pour tenter de trouver un moyen de soigner la planète – s’il n’était pas déjà trop tard… – plutôt que de chercher à convertir les esprits naïfs, découragés ou encore indécis.

Si par pur hasard un individu viendrait à sortir d’un long coma, et qu’il était en possession de toutes ses facultés cognitives, sa question légitime aurait été : « Mais de quel mal souffre la Planète Bleue ? » Une grande partie de la réponse était visible ne serait-ce qu’en portant son regard vers le ciel, écrite à l’encre obscure…

La voûte céleste, qui faisait tant rêver les Êtres Humains depuis des siècles et des siècles, de jour comme de nuit, était submergée de plus en plus par des nuages sinistres et baroques, goinfrés aux substances et aux matières toxiques et dénaturées. A force, le soleil lui-même n’arrivait plus à les perforer pour répandre sa lumière et sa chaleur dans l’atmosphère.

Avant ce phénomène, étrange à bien des égards, sa lumière rugissait partout sur Terre, telle une voix douce et familière. Depuis quelques années, elle ne faisait plus que murmurer, bégayant péniblement davantage à mesure que le temps passe… Pour s’adapter au nouveau mode de vie que leur imposaient les circonstances chaotiques et éprouvantes, sans que ne leur soit promis un retour à la normale, les scientifiques les plus ambitieux – et sans doute les plus excentriques de leur domaine, sympathisants du Transhumanisme Emancipé –, en accord avec les plus puissants chefs d’Etats et les firmes les plus imposantes de la planète, modifièrent les iris et les paupières de tous les individus qui consentaient ce changement biologique, et également de tous les êtres allant venir au monde en rendant inévitable, contrainte et forcée, une intervention au stade prénatal.

L’objectif de cette mesure irrévocable était de permettre à l’individu de voir dans le noir et ne pas être incommodé par la poussière toxique accompagnant les pluies relâchées par les « Anneaumalies » – le nom qu’un journaliste leur attribua en raison de la forme inexpliquée de certains nuages, circulaires et nimbés de flammes couleur bleu nuit ; lesquels furent les premiers signes d’un ciel souffreteux.

Iris figurait parmi ceux qui avaient refusé, de façon catégorique, cette mutation – chère et épuisante, qui plus est. Elle avait même milité auprès d’autres partisans pour que cet acte contre-nature ne soit pas imposé à la population. Et ils avaient malheureusement échoué, en ce qui concerne les futurs enfants ; ce qui amena Iris  à prendre la décision de ne pas donner naissance à un être pour le forcer à vivre dans ce monde où le corps n’est plus celui que la nature avait forgé petit à petit, au fil des millénaires. Le monde semblait mourir à petit feu, gangréné irrémédiablement par l’obscurité, et Iris pensait qu’il fallait accepter les choses telles qu’elles se présentaient. Que c’était-là le châtiment imposé aux Humains, qui n’avaient pas écouté assez attentivement les avertissements lancés çà et là par la nature, aveugles et sourds à toute raison. Qu’il ne pouvait en être autrement, et qu’il était temps pour eux d’assumer les erreurs passées – en essayant de ne pas les aggraver ; car l’intervention chirurgicale employait des techniques et des matériaux hautement polluants, piochant amplement dans des ressources chimiques nées des énergies fossiles.

 

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Un monde froid et grisonnant, engourdi par des temps incertains et pétrifiants

 

*

En remontant le boulevard, entre les ombres permanentes et la faible clarté artificielle des réverbères, laissés généreusement – grâce à des impôts exorbitants – aux Voyants Originels encore pendant quelques années – jusqu’à ce qu’il n’en reste plus –, la jeune femme aux quarante printemps observait chaque passant d’un œil discret.

Peu n’avait pas été modifié. Très peu, même. Les rares Voyants Originels qu’elle croisaient étaient furtifs, secrets, presque éphémères, semblables à des éclairs pourfendant l’éther et disparaissant instantanément, et silencieusement, comme s’ils n’avaient jamais existé.

Tous les autres avaient choisi de s’ajuster à la nouvelle donne, remplaçant dans leur jeu une carte chétive par une autre paraissant plus adéquate, ou tout du moins plus conforme à ce qu’incitaient la société et ses bouleversements.

Etaient-ils vraiment plus heureux ? N’étaient-ils pas envieux du passé et de leurs aïeux ? Ne regrettaient-ils pas leur décision ?

Tout un tas de questions submergeait Iris.

En cherchant dans leurs regards un soupçon de réponse, tous ces gens orientaient indubitablement son esprit vers l’ultime discours de Ronan Cerne…

Il avait eu raison, en fin de compte. Il avait tout vu avant les autres, anticipant la manne financière, profiteuse, qui se tapissait dans l’ombre, sournoise et intransigeante… A l’affût de porte-monnaie sur pattes.

Une visite médicale était fortement recommandée – par un adroit chantage déguisé –, au minimum une fois par an, pour entretenir ces yeux devenus si précieux. Très coûteuse et très peu remboursée par les organismes sociaux, les publicités pullulaient partout pour sauter aux prunelles des Regards Ardents, ces femmes et ces hommes ayant autrefois eu foi en ces scientifiques du « Monde d’Après ». Sans omettre, cela va de soi, toutes les variétés de produits cosmétiques improbables et des soi-disant bienfaits des hypnoses accompagnées d’encens aux compositions douteuses…

Une certaine dépendance s’était instaurée.

Tandis qu’elle marchait aussi hâtivement que possible pour rentrer chez elle, et profiter d’un foyer parvenant parfois à lui faire oublier les tracas du quotidien, un homme s’approcha soudain d’Iris et l’arracha à ses pensées.

⸺ Eh, m’dame ! T’aurais pas une clope, par hasard ?

Iris se tourna vers l’homme qui quémandait ce qu’elle ne possédait pas, puisqu’elle n’avait jamais fumé de sa vie.

L’homme, dont elle ne put évaluer l’âge, portait une ample capuche et ses yeux formaient deux fentes rouges – c’étaient là la couleur qu’il avait choisie.

Ce dernier ne lui laissa guère le temps de lui répondre. Il fit un pas en arrière puis rebroussa chemin à reculons, mécontent, pestant d’une voix monocorde :

⸺ Laisse tomber ! J’veux surtout pas de sèche d’une aveugle ! (Et d’ajouter, comme s’il se parlait à lui-même 🙂 Trop bizarre, ces gens-là… Ils confondraient presque le majeur avec une clope si on leur mettait dans l’bec…(Avant de s’écrier 🙂 Faut vivre avec son temps, idiote !

Et, riant d’un ton sinistre, il s’éloigna d’elle, ses yeux brillants d’un rouge féroce disparaissant peu à peu dans les ténèbres, à l’image d’une voiture s’engouffrant dans le brouillard incertain de la nuit.

Iris ne s’offusqua pas outre mesure de cet aparté et reprit son chemin, comme si de rien n’était. Plutôt que de ruminer cette forme d’ostracisme dont elles était peu à peu habituée, elle préféra replonger dans ses pensées et songea de nouveau au discours tenu par Ronan Cerne et aussi des mois qui suivirent son « suicide »…

Les Accords de Séoul avaient été ratifiés par la majorité des pays riches. Les autres nations mises de côté et livrées à elles-mêmes durent se résoudre à se débrouiller seules tandis que les médias évitaient scrupuleusement de parler des conditions de vie de leurs peuples.

« Qu’importe, après tout ! La sécheresse, la malnutrition, les maladies naturelles et artificielles… Si ces pays ont survécu à tout ça auparavant, les Anneaumalies ne seront qu’une autre épreuve de plus ! », pensa-t-elle, lasse et amère, sachant parfaitement quelle responsabilité son pays avait dans l’apparition de ces phénomènes étranges…

L’escalier déboucha sur la porte de son appartement et Iris s’engouffra chez elle avec l’aide de sa lampe torche, à la façon dont la lumière chasse la nuit à l’aube.

« Enfin chez soi… Amorose devait passer chez le médecin pour faire quelques vérifications… Mince, ça veut dire que c’était à moi de prendre le pain ! »

Iris s’apprêtait à remettre ses chaussures lorsqu’elle entendit quelque chose bouger dans l’obscurité du salon.

⸺ Chéri, tu es déjà rentré ? Pourquoi ne pas avoir allumé les bougies ?

Iris poussa ses chaussures sous le meuble de l’entrée et pointa la lumière de sa lampe vers la salle de séjour.

⸺ J’ai quitté plus tôt, aujourd’hui. J’avais le moral en berne…Mais aussi parce qu’il va bientôt pleuvoir et que les radiations vont empoussiérer les rues… Quelle plaie ! (Elle poussa un petit soupir et avança d’un pas.) Où es-tu ? Tu joues à cache-cache ?

Aucune réponse, hormis un petit rire, auquel elle répondit en se forçant, un peu morose.

⸺ Aller, où es-tu… ? Ne joue pas à l’enfant, je ne suis pas d’humeur…(Elle porta soudain une main à sa bouche.) Oh, non… !

Lorsque son conjoint lui fit apparaître son visage, découpé dans les ténèbres épaisses de leur appartement, la lampe torche glissa subitement de ses mains et rebondit sur le parquet, cessant d’émettre toute lumière rassurante.

⸺ Que… ! Qu’as-tu fait… ?

Amorose s’approcha d’elle et lui attrapa les mains qui couvrait son visage stupéfait.

⸺ Si je t’en avais parlé, tu ne m’aurais pas laissé faire. C’est mon choix, Iris. Tu dois t’y faire. (Elle secoua les mains pour le faire lâcher prise, mais il resserra son étreinte sur ses poignets.) Je t’en prie, il faut s’adapter à ce nouveau monde, sinon nous allons nous retrouver seuls et mourir dans l’indifférence générale. Regarde, nous n’arrivons même plus à bénéficier des lumières extérieures dans notre appartement, et les bougies se font de plus en plus rares… et plus coûteuses chaque mois.

⸺ Mais… ! Que… ?

Les lèvres d’Iris tremblaient tandis que sa voix s’était brisée.

Amorose relâcha son emprise.

Iris sentit les larmes grimper jusqu’à ses yeux. Ses jambes se dérobèrent brusquement, et la seule chose qui compta pour elle lorsqu’elle se retrouva au sol, pendant quelques instants, était de reprendre possession de sa lampe torche comme si elle était désormais la chose la plus importante à ses yeux.

Lorsqu’enfin elle s’en saisit, elle l’enserra fermement entre ses deux mains et la colla contre sa poitrine, la rallumant, lumière rivée vers son cœur, et trembla comme si elle avait froid et qu’elle tentait de se réchauffer à son contact.

Amorose s’accroupit et lui caressa ses cheveux auburn.

Il aurait voulu qu’Iris le voit lui sourire. Mais sa voix suffisait pour qu’elle le sente, aussi sûrement que si elle avait pu humer le désarroi d’une belle-de-nuit répondant à sa douleur.

⸺ Ne te mets pas dans cet état-là, ma chérie, je t’en prie… Il faut que tu l’acceptes très vite si tu ne veux pas en souffrir. Ecoute-moi, s’il te plaît. Nous traverserons ensemble cette épreuve, et, lorsque tu te sentiras prête, je t’accompagnerai à la clinique et…

Elle eut l’impression que les mots qui franchissaient ensuite ses lèvres se disloquaient et se dissolvaient dans cette aire si ténébreuse, paraissant incapables de faire parvenir le moindre écho à ses oreilles.

Iris n’osait pas regarder celui à qui elle avait offert son cœur. A cet homme qui avait autrefois accepté de ne pas avoir d’enfant pour rester à ses côtés, épousant son choix malgré la pression de la société et de leurs familles.

Hélas, cet homme avait depuis changé, et ne semblait plus être celui qui illuminait sa vie malgré les ténèbres qui les enlaçaient sans cesse.

Iris craignait sa propre réaction lorsqu’elle croiserait son regard photogène et dénué d’expression, tant elle portait en horreur cette mutation. Si elle le regardait à nouveau, tout cela finirait par devenir réel, et elle ne se sentait pas capable de l’affronter.

En réponse à ce sourire qui trouverait tôt ou tard une fin, Iris ferma vigoureusement les yeux et inspira une grande bouffée d’air, abandonnant quelques grelottements. Elle avait soudain si froid, et la détresse la faisait tant trembler…

Amorose étouffa le silence qui s’allongeait entre eux, comme une muraille qui bientôt deviendrait infranchissable.

⸺ Iris… ? Iris ? Ouvre les yeux… ! (Il plaça les pouces sur ses paupières et entreprit de les rouvrir lui-même.) S’il te plaît, je t’en prie, regarde-moi !

⸺ Non, je ne veux pas ! Je ne veux plus te voir ! Tu es devenu comme tous ces gens, privés de leurs voix, à n’être plus que des âmes sibyllines, aux regards dénaturés et émoussés… Tu n’as plus rien d’humain, Amorose !

A ses yeux, cet homme était maintenant réduit à n’être plus qu’un regard qui nuit à tout ce qu’il considère, et ne plus à être ce phare qui jadis la guidait sur les flots obscurs de la vie…

Ironie contradictoire.

Frustré et sourd à son refus, Amorose s’acharna sur elle, mais Iris n’entendait pas céder, malgré la douleur qu’il lui faisait endurer.

⸺ Il le faut ! Il faut que tu me regardes tel que je suis devenu !

⸺ Jamais ! Plus jamais !

Avec force et détermination, Iris parvint tant bien que mal à le repousser… Lui enfonçant les ongles dans la peau de ses doigts pour le faire définitivement capituler.

Après un cri de douleur et d’effarement, Amorose fit un mouvement de recul, et ne bougea plus, pantois, la regardant de ses yeux miroitants, et ne sachant plus quoi dire…

Le cœur tambourinant rageusement dans sa poitrine, Iris se releva puis pivota sur elle-même,quittant les lieux en courant de toutes ses forces pour ne pas être complètement dévorée par les ténèbres de cette corrosive désillusion…

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Le cœur, pantin des ombres opprimantes

 

*

 

Même si la lune s’était montrée entière pour être fièrement contemplée, distillant sa clarté au cours d’une nuit sans nuages, que les étoiles constellaient la voûte sans qu’une seule ne soit absente, nettes et brillantes comme jamais, Iris n’aurait pas eu le cœur à guider son regard vers le ciel.

Ce soir, tandis que le jour n’avait plus été depuis plusieurs années, tel qu’on le connaissait jadis, le crépuscule ne semblait plus contenir ni sons, ni odeurs. Comme si les sens d’iris s’étaient éclipsés dans les ténèbres…Et pour une durée incertaine.

Comme elle l’avait anticipé quelques heures auparavant, une pluie de cendres bleues se déversait en provenance des Anneaumalies, qui végétaient dans le ciel comme s’ils la narguaient de son malheur. Et pour la première fois en cinq ans, elle pensa que les anomalies étaient les Êtres Humains eux-mêmes, des sortes de parasites qui avaient contaminé la Terre de leurs graines égotistes et amphigouriques.

Iris n’était plus la pupille que la nation avait recueillie tandis que les flammes avaient dévoré sa maison et ses parents, défigurant son visage et son enfance.

C’était bien la médecine moderne qui avait rapiécé sa peau et son mental. Elle en avait parfaitement conscience, et elle en était incontestablement reconnaissante. Mais la métamorphose forcée de tout un peuple, de tout un pays, de tout un continent, d’une partie de la population mondiale… Elle ne pouvait se forcer à l’accepter tandis que les Anneaumalies s’étaient sans aucun doute forgées en raison de la présence de ses artisans cupides de congénères… Elle s’en était persuadée depuis longtemps, à l’image d’un Ronan Cerne le clamant sans peur avant d’être réduit au silence, de lui-même, affirmèrent les médias… Ce dont Iris avait toujours douté, n’ayant, à ce moment-là, plus très foi en ses semblables.

Errant comme une âme en peine dans une rue déserte, entourée par les ténèbres défiant les lois les plus élémentaires de la physique, Iris aperçut une aubette surgir tel un ultime refuge dans la lumière de sa fidèle lampe torche.

Autour d’elle, le monde n’était plus que ténèbres corrompues.

Elle se sentit soudain chanceuse de pouvoir s’abriter de ces pluies répugnantes, estampillant de grossiers traits dans l’air austère et répandant une poussière immonde, assemblage curieux de fragments d’immondices, d’escarbilles et de particules inconnues.

Lorsqu’elle s’en approcha, Iris remarqua cependant que les vitres avaient été brisées. Elle se remémora brusquement, et tout tristement, qu’une agression s’y était déroulée, quelques jours plus tôt…

Un Voyant Originel s’était fait éborgner sans qu’un seul des Regards Ardents flânant aux alentours n’intervienne. Les journalistes n’employèrent à aucun moment le mot ostracisme violent, mais parlèrent plutôt d’un simple « larcin » qui « tourna, malheureusement, très mal ». Le pauvre, avait-il perdu bien plus que la vue ?

Les actes comme celui-ci n’étaient pourtant pas si rares. Ils devenaient même de plus en plus fréquents… Comme si s’exécutait dans un déni assumé un génocide oculaire, lent et mutique.

Éteignant sa lampe torche, Iris murmura à la pénombre :

— Jamais je ne ferai partie de ces silhouettes aux yeux brasillants, rejetant leurs propres semblables comme de simples matériaux obsolètes, ces êtres incandescents qui me terrifient dans cette nuit ne semblant pas connaître de fin…(Puis s’écria d’une voix enrouée et déchirante 🙂 Les avis divergents n’ont-ils aucun droit de parole ? Jamais je ne veux leur ressembler et me fondre parmi eux !

Tandis que la bruine devenait peu à peu averse sanguinolente, Iris se pencha de sous l’abri et se saisit d’un morceau brisé de carreau entre ses mains chancelantes.

Une goutte de pluie s’écrasa sur l’une de ses mains et à son contact devint écume effervescente.

Dans un soupir empli d’émotion, des larmes germèrent au creux de ses yeux éprouvés.

— Pour ne pas sombrer dans ce monde, il ne me reste donc plus qu’une seule chose à faire…

Et c’est ainsi que son regard s’éteignit… A tout jamais. Avec pour seul vœu de ne plus imposer ce monde feutré et chaotique à ses yeux, quand bien même nulle étoile filante ne parcourut le ciel, cette nuit-là.

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L’existence est semblable au ciel : aléatoire et versatile.

 

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