LE MONDE D’APRÈS N’AURA PAS LIEU
Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?
La catastrophe de 2040 avait dénaturé un monde déjà bien corrodé. Un incident ridicule à l’image de la profonde stupidité des hommes avait déclenché un séisme irréversible. Sur ordre de Kim Yo-Jong, sa sœur, un serviteur avait apporté une soupe de requins à Kim Jong-un, dans la salle des essais nucléaires. Le Président du Parti du Travail de Corée du Nord tenait à effectuer les dernières vérifications sur des ogives révolutionnaires. Le plat, brûlant, avait échappé des mains de ce domestique emprunté, pour atterrir sur les cuisses du chef de l’Etat. La douleur lui avait fait commettre l’irréparable, dans un réflexe quasiment pavlovien. Il avait appuyé sur le bouton et des missiles avaient frappé les Etats Unis, la Corée du Sud et d’autres pays importants. Les répliques furent immédiates, notamment de Vladimir Poutine, vexé de ne pas avoir été le premier à appuyer sur le bouton. Seule l’Europe resta impassible, les responsables du Conseil de Sécurité ayant refusé d’être réveillés pour ce qu’ils considéraient comme un évènement mineur. L’écorce terrestre se transforma, à la vitesse de l’éclair, en une orange pelée en voie de décomposition. Ses occupants, enfin le peu qui restait, se réfugièrent dans une zone épargnée, située dans une île de Nouvelle Sibérie, au décor lunaire rempli d’agrégats de sédiments de calcaire et d’ardoise. La flore et la faune pointaient aux abonnés absents.
En ce lieu trois catégories de créatures survivaient dans des conditions d’extrême précarité : Des sortes de zombies, sans réaction d’aucune sorte, qui se faisaient d’une discrétion telle qu’on les avait surnommés les ombres assagies. D’autres, plus inquiétants, pas seulement à cause de leurs yeux luisants et pénétrants, composaient l’armée de Kim Yo-Jong, qui avait pris le pouvoir suite à la disparition mystérieuse de son frère, dans les décombres du palais. Elle escomptait bien devenir grande prêtresse de l’univers mais une bande de renégats lui résistait et leur extermination devenait inéluctable. Quatre hommes et une femme osaient défier sa seigneurerie : Bill, l’américain baroudeur, ancien commando rompu à toutes les techniques de combat, Arun l’indien dont le prénom signifiait conducteur du char de Sûrya, la divinité du soleil, n’était en fait qu’un vulgaire pousse pousse dans son pays d’origine, Youri, un diplomate russe qui suintait l’arrogance à deux mètres, un asiatique qui n’avait pas décroché une parole depuis le début et que les autres surnommaient Bang car il passait rarement le mur du son et enfin Nadia, une jeune française réalisatrice de documentaires, timide, peureuse. Ils s’étaient terrés dans une enclave, à l’intérieur d’une ancienne usine et disposaient du strict nécessaire. Mais leur réserve en électricité baissait considérablement et ils seraient bientôt plongés dans l’obscurité absolue. Kim Yo-Jong l’avait compris lorsqu’elle avait observé au loin les lumières qui s’assombrissaient dangereusement.
Bill prit les opérations en mains. Cela arrangeait bien les autres, incapables de le faire, même si son côté impérialiste autoritaire les agaçait profondément.
« Eh guys, on n’a pas le choix si on veut sortir de ce bourbier. La miss Kim Yo-Jong veut notre peau, c’est clair. Comme je ne peux pas me reposer sur vos qualités de combattants, utilisons les domaines de compétence de chacun »
Un mouvement de réprobation parcourut ses interlocuteurs.
« Toi, Arun, qui maîtrise bien les déplacements, tu m’indiqueras exactement la façon dont ils avancent : en quinconce, par petits groupes, en diagonale. Youri, je crains que nos adversaires ne soient pas enclins à la négociation donc tes qualités de diplomate… »
Youri lui coupa la parole
« J’ai également fait des études d’architecture »
«Voilà un atout non négligeable. Trace rapidement un plan du bunker. Je mettrais vos noms aux endroits précis où vous devrez vous tenir lors de l’assaut. Nadia, avec ton téléphone douzième génération, tu filmeras tout. Il restera une trace, que nous en réchappions ou pas. Quant à toi, Bang, si tu te décides un jour à décoller les lèvres tu seras le seul en mesure de comprendre Kim Yo-Jong si elle nous pose un ultimatum à l’aide d’un porte-voix. Je n’y crois pas tellement mais bon. C’est ok pour tout le monde ? »
« De toute façon nous n’avons guère de choix » répliqua sèchement Youri.
Bill lança à chacun une kalachnikov ancien modèle et des cartouches. C’est tout ce qu’ils avaient trouvé avec une citerne d’eau potable et un stock de rations militaires suffisant pour tenir quelques semaines.
Kim Yo-Jong se rhabilla lentement. Elle avait besoin de faire l’amour avant chaque bataille. C’était purement mécanique et elle avait choisi l’homme au regard luisant qui lui paraissait le plus physique pour ce type d’activités. Elle n’avait éprouvé aucune peine lorsque son frère s’était volatilisé. Avant que cet accident n’intervienne, elle avait programmé de l’évincer, comme lui s’était « séparé » de son oncle et de bien d’autres. La conquête du monde lui trottait dans la tête depuis l’âge de six ans. L’occasion de réaliser ce rêve s’offrait à elle, grâce à une soupe de requins trop chaude. Elle ne croyait pas à la chance ni au déterminisme mais cette succession de faits absurdes était troublante. Tandis que l’individu avec qui elle venait de s’accoupler était fusillé sur le champ, l’armée des yeux luisants, renforcée de quelques ombres assagis, les moins léthargiques, se mit en ordre de marche. Le général Kim Jin-pyo était partisan de la méthode forte. Appuyer une nouvelle fois sur le bouton nucléaire en ajustant le tir et en finir une bonne fois pour toutes. Trop inconscient, jugea la Présidente qui ordonna de passer par les armes ce général pour motif d’incompétence prononcée. Elle était adepte de la méthode classique. Effectuer un assaut de masse dès que les protagonistes seraient plongés dans le noir et les envoyer rejoindre la voûte céleste. Après tout, ils n’étaient que cinq, enfermés comme des rats gluants, alors qu’elle disposait d’un millier d’hommes, bien équipés.
« A l’approche, nous les intimiderons à coups de lasers et ensuite les égorgerons un par un »
Un rictus de plaisir inonda le visage de Kim Yo-Jong. En fait, seule la violence à l’état pur la faisait jouir.
« Shit » jura Bill lorsqu’ils furent plongés dans les ténèbres, qui les conduiraient peut-être au purgatoire éternel…
Heureusement chacun avait accompli sa tâche. Le plan était finalisé et les rescapés étaient postés aux endroits définis. Arun, avec une paire de jumelles infra rouge, scrutait l’étendue sombre et sinistre. Nadia avait réglé la fonction flash de son téléphone portable. Seul Bang n’avait rien fait, toujours rien dit.
« Ils avancent par petits paquets, on dirait des fourmis géantes » hurla Arun
« Laissez-les venir. Il ne faut pas qu’ils se doutent que nous sommes armés. A cinq mètres vous commencerez à tirer, à volonté » Bill, en soldat expérimenté, savait qu’ils avaient peu de chances de l’emporter, comme si en NBA Minnesota battait les Lakers. Mais avant de rendre son dernier souffle, il voulait éventrer Kim Yo-Jong, que chaque boyau de son corps, chaque goutte de son sang abreuvent la terre qu’elle avait pulvérisée, avec son frère. Un tonnerre de feu s’abattit sur l’armée des yeux luisants, démantibulée comme des marionnettes usées par le temps. Kim Yo-Jong leur ordonna immédiatement de ramper, pour éviter le carnage. Bill sut que les ennuis allaient leur pleuvoir dessus, telle une mousson en Papouasie. Personne dans sa troupe n’était capable de tirer avec précision sur un corps couché.
« Avancez, bande de cloportes, il faut les écraser comme des vermines ! »
Kim Yo-Jong bien qu’ayant suivi de hautes études dans les écoles les plus réputées, devait rêvasser durant les cours de management des ressources humaines. Les yeux luisants parvinrent à la porte blindée qui les séparait de l’ennemi et posèrent des charges de dynamite à faire exploser un troupeau d’éléphants.
« Reculez-vous ! » hurla Bill
Trop rivé sur ses jumelles, Arun fut la première victime de ce qui s’annonçait comme un carnage. Bill, pour le venger, dézingua une dizaine d’assaillants. Les autres s’engouffrèrent dans le bâtiment qu’ils arrosèrent de jets de laser. Youri et les autres s’étaient perchés au premier étage et mitraillaient leurs adversaires, à découvert.
Kim Yo-Jong rassembla son armée pour un conseil de guerre.
« Nous allons les gazer, pour les bouger de là-haut »
Bill saisit à la seconde la deuxième étape du plan de la vipère et fit circuler d’amples foulards gorgés d’eau pour atténuer les effets. Celui destiné à Youri lui parvint trop tard et il mourut, victime d’atroces convulsions pulmonaires. Une cinquantaine de soldats faisait maintenant face à Bill, Bang et Nadia. Cette dernière n’arrêtait pas de filmer pour exorciser sa frayeur. Kim Yo-Jong s’approcha d’eux, gardant en rempart un œil luisant devant elle, au cas où…
« Si vous rendez les armes maintenant, je vous laisserai la vie sauve »
Bill se tourna vers Bang
« Qu’est-ce qu’elle raconte ? »
Celui-ci traduisit fidèlement la promesse véreuse de la sœur maudite.
« Tiens, tu as retrouvé la parole. Réponds-lui qu’elle aille au diable, son frère doit déjà l’attendre »
« Il est d’accord » rétorqua Bang
Bill retira son cran de sécurité
« Qu’est-ce qu’il fait. Jette ton arme à terre !! »
Avant qu’il esquisse le moindre geste, sa silhouette n’était plus qu’un amas de poussière.
« Mais qui es-tu exactement ?» vociféra Kim Yo-Jong à l’adresse de Bang.
« Tu veux vraiment le savoir ? » De la main gauche, la droite étant dissimulée derrière son dos, il tira la peau de son visage pour en faire apparaître un autre.
Elle hurla.
« Non, ce n’est pas possible, pardonne-moi je t’en supplie »
« Désolé soeurette, tu aurais dû savoir que j’étais immortel parmi les mortels »
Elle eut à peine le temps de voir le scintillement du sabre que sa tête roulait à terre, telle une Marie Antoinette des temps modernes. Les yeux luisants s’agenouillèrent immédiatement, en signe de soumission. Nadia tenta de s’enfuir, laissant tomber son téléphone dans la précipitation. Un couteau, bien lancé entre les deux omoplates, stoppa sa cavale. Kim Jong-un se pencha sur cette forme allongée qui respirait encore. Nadia même dans les derniers moments lui demanda dans un souffle :
« Mais comment avez-vous fait ? »
« Tout le monde oubliait que je suis une intelligence supérieure. Je m’étais procuré une bande dessinée italienne, Diabolik, publiée par cet Occident corrompu. J’adulais le personnage principal, sans âme ni morale, attiré par le pouvoir et l’argent. Pour parvenir à ses fins, il se travestissait à l’aide de masques fabriqués par ses soins. L’idée me séduisit immédiatement et un chimiste m’aida à en fabriquer une série complète. Je pensais m’en servir en cas d’attentat ou de soulèvement. Le destin précipita les choses mais je survécus miraculeusement, la jambe coincée sous une colonnade. Trois ombres assagies m’aidèrent à me dégager. Après les avoir supprimés, en guise de remerciements, je réussis à me mêler au groupe de Bill, avec ce masque d’asiatique lambda. Voila, puisque vous savez tout, madame la journaliste, vous pouvez rendre l’antenne ». Il lui porta un coup fatal. La voie était libre. Il deviendrait enfin le maître de la terre, des cieux et des océans et régnerait jusqu’à la fin des temps. Une vibration perturba son rêve. Le portable de Nadia sonnait. D’un coup de talonnette, il l’écrasa comme un ver luisant. Ne laisser aucune trace. Le monde d’après pouvait commencer, le sien. Il reconstruirait un empire à son image, en gardant ses rituels, notamment une soupe lyophilisée, de requins, chaque fin de journée, soupe froide bien entendu.
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