LA PORTE

 

« Dans le monde d’après, des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? »

Elle pose son stylo. Soupire. Le silence du dimanche étouffe entre ces murs. Au-dehors, une marée de parapluies se jette sur les bouches de métro, les autos chuintent un mal de vivre automnal déjà lassé d’un hiver pas même esquissé. L’œil orange de la lampe surligne un profil au nez droit, caresse les boucles rousses, accentue la moue d’une bouche faite pour croquer ou être croquée. Juliette. Journaliste des chiens et chats écrasés et écrivain en herbe. Se gratte la nuque, l’écrivain, étire ses seins de madone vers le ciel que plus rien n’étonne, soupire encore… Le monde d’après. Aïe, aïe, aïe. Que sait-on du monde d’après ? Ou même des mondes d’après ? Ou de l’Éternel Présent ? Oui, elle prône la pluralité des mondes, parfaitement ! On a le monde d’après qu’on se mérite, non ? Elle aimerait faire comme Carlos, sauter d’une montagne dans les bras de l’Aigle, et disparaître dans un monde d’après ou de maintenant, ou de toujours, comme ça, toute crue, oui… Elle essaie de s’imaginer ouvrant ses ailes… Soupire encore, et s’apprête à continuer. Un roman, elle a dit que ce sera un roman. Et elle se retourne pour « le » contempler une fois encore, lui, son trésor qui trône en plein milieu du mur juste en face du canapé. Un petit format, mais on dirait qu’il occupe toute la place ! Le Tableau. Avec son air de bouger sans arrêt et cette respiration presque audible des couleurs, un truc de cinglé, se dit Juliette. L’artiste doit être… doit être vraiment surnaturellement doué.

C’est une porte, une porte dans le Nulle Part, une porte qui s’ouvre ? Qui se ferme ? Elle semble retenir une masse jaune, comme un brouillard,à moins de n’être sur le point de la relâcher. Alors la brume jaune, avec ses ors fous, envahirait tout l’espace, le temps peut-être même ? Un frisson tend l’échine de Juliette.

C’était ce matin-même, aux Puces, avec pour couvercle un ciel plombé. Elle aimait aller ainsi, libre de tout, dans une non-quête nonchalante, les vendeurs la hélant gentiment, car à Paris une jolie fille ça se hèle ou bien elle porte plainte. Les bohémiennes aux yeux longs lui attrapaient la main pour y lire une célébrité prochaine. Et ça, bonne nouvelle quand on se poivre d’écrire, scribouilleuse de faits divers se rêvant Chateaubriand ou rien ! Et tout d’un coup, un arrêt brutal, comme de se réveiller en sursaut. Elle, debout, figée, bras ballants, bouche en O, devant un tableau. Le stand se tient au fond d’une allée, un genre de brocante, tenu par une grosse dame à châle fleuri effondrée sur un pliant exténué. Jamais vu ce stand. Mais le tableau ! Si présent, si étrangement mouvant, passant de la précision obsessionnelle au flou de l’Incréé lui-même. Ce tableau t’aspirait presque. Il le lui fallait, ah ça, oui ! Oui, mais le prix. La grosse dame rouge de cheveux lance de sa voix de rogomme, ah mais non, ma petite dame, s’il est pour vous, son prix se fera à votre bourse ! Juliette sort un billet de cent francs en s’excusant presque. La grosse dame le lui arrache des mains, saute sur du papier kraft, enveloppe le tableau, le lui cloque dans les bras : « ça ira ? » Et retourne au fond de sa boutique. Au revoir, madame ! avait joyeusement crié Juliette, étourdie de bonheur, à la grosse dame devenue indistincte derrière un empilement de meubles. Hm, ouais…avait-elle répondu aimablement, avec un geste « dégage ! » de la main…

Les ombres de la nuit déjà s’abattent sur la ville. Juliette contemple au-delà du vertige qui l’a prise. Elle jurerait que ça a bougé dans le Tableau. Et puis quoi, encore ! Allez, éclaire- nous cette pièce façon Versailles, chante à fond avec Vivaldi, et un petit verre pour fêter ça, ma chérie ?

Le chat, lui, est terré sous le canapé, juste les yeux qui dépassent. Ben alors, mon Sounoûn, rit une Juliette un peu éméchée, tu as des apparitions ? Et d’attraper le digne personnage au vol pour valser avec lui, il a ça en horreur, Sounoûn le Magnifique. En plus à lui, on ne la lui fait pas, lui, il SAIT. Et cette porte, là, dans le mur, ça ne l’inspire pas du tout. Il envisage même la possibilité de grimper sur la console, de tendre ses ravissantes fesses siamoises en l’air, oui bien en l’air, et de lâcher un franc jet jaune bien fourni sur cette Chose. Le fin du fin consistant à vibrer sa queue pour soigneusement répartir le bienheureux liquide. Bon, d’accord, ensuite tu n’as plus assez de pattes pour courir devant une Juliette muée en Gorgone ! Mais il contemple tout de même cette option courageuse afin de prévenir son humaine déesse. Que ça ne va pas, mais pas du tout.

Juliette dormait nue dans un océan de cheveux, toujours, et Soûnoûn le Magnifique s’y prélassait. Mais cette nuit, il faut bien le dire, ne fut semblable à aucune autre. À peine toutes les lumières éteintes et au moment de plonger dans le monde des rêves, Juliette s’agace : ah, Soûnoûn, arrête, tu me tires les cheveux ! Mais point de Soûnoûn. OK, dit-elle tout haut, je rêvais ? Quelques respirations ventrales, laisse aller ton corps, laisse aller les pensées… Elle se retrouve assise, criant « Hé ! lâchez-moi ! ». On l’a frôlée dans son sommeil, on l’a poussée, elle en est certaine. Alors elle demeure sans bouger, immobile, couverte jusqu’aux yeux, respirant à peine. Pas peur, juste envie de comprendre ; de voir, peut-être. Là, je ne dors pas. C’est alors qu’elle est distinctement bousculée. Le cœur commence à ressemble à un ascenseur pris de démence. Dis donc, ce n’est pas parce que tu délires sur l’Invisible qu’il doit débarquer ! Elle ne peut s’empêcher de fermer les yeux. La fatigue, et demain le bureau. Et dans son oreille à droite, puis à gauche, c’est un brouhaha de voix qui susurrent son nom en ricanant et psalmodient une sorte de tonalité sans mot, à rendre fou le plus placide. Juliette se dresse sur son séant, allume tous les feux de la pièce, en marmonnant « ça suffit ! » d’une voix qu’elle veut assurée. Plus rien ne bouge, mais elle a des picotements dans la nuque, comme lorsqu’on est observé. Elle se dit que le Frontignan le soir, plus jamais. Se lève, à la recherche de son petit compagnon, mais cet ingrat lui crache au nez et file se cacher.

Le lendemain, les collègues la félicitent d’un air entendu pour les sacoches sous les yeux. Tout le jour elle attend le soir, enfin…  Le Tableau est bien là, il rayonne sur le mur. Mais partout, sur la console, contre le mur, sur le tapis…quoi ? Du pipi ! Du pipi de chat, et Soûnoûn, à côté, pas même penaud, qui la fixe comme s’il allait la gober ! Hop, par la peau du cou, petit cochon, va réfléchir sur le balcon pour quelque temps maintenant. Et de tirer les rideaux sans pitié. Et ce fut une autre nuit de lutte. Les voix tourbillonnaient autour de Juliette, des mains invisibles la poussaient, la pinçaient, cela ne cessait pas, même avec la lumière. Soigneusement décroché pour échapper à la grand-mère terroriste, le téléphone se mettait à sonner. Il faisait froid, puis chaud, puis froid, avec des odeurs de caniveau. Elle décida de ne pas céder. De penser à ce qu’eût confirmé son théosophe de père : le bas-astral, il aurait dit ça, à tous les coups, d’un air de humer une chaussette pourrie. Entendu, le bas-astral. Et l’on en fait quoi, hormis des nuits d’horreur ? On s’en défait comment, du bas-astral ? Elle pensa aller voir un curé. Mais aujourd’hui, les curés, à peine s’ils croient. Alors.

Le lendemain, elle traverse la journée comme en un rêve, envoie bouler le Boss qui s’inquiète, entame des recherches… ça parle de voiler les miroirs. Couvrir le visage des statues. Passer la maison à l’encens. Déposer du gros sel aux quatre coins des pièces. On se croirait dans un documentaire américain sur « comment j’ai fait face aux fantômes ». Rien ne vaut mieux que la Foi, se dit Juliette. Ce qui est apparu peut disparaître !

L’Invisible, hélas, ne se laisse pas faire ainsi. Elle a fini par retrouver le malheureux Soûnoûn recroquevillé au bout de la terrasse, en grand danger de choir dans le vide, les yeux exorbités, tremblant de tout son petit corps. Il ne veut plus se tenir que dans la salle de bains. La nuit revient. Chaude, trop chaude. Juliette a laissé ouverte la porte fenêtre. Les bruits rassurants de la ville la bercent doucement, elle sombre, enfin… Et se réveille avec, sur la poitrine, un poids terrible. Ouvre les yeux. La table Louis XIII ! La table reposant sur sa poitrine, les quatre pieds en l’air, et pesant, pesant, ! Comme si l’on appuyait à toute force ! Alors elle se bat, elle sait que si elle parvient à s’asseoir, elle aura gagné. Et au prix d’efforts énormes, elle y arrive. La table retombe sur ses pieds. Juliette, à bout de souffle, se lève. « Ferme la fenêtre ! souffle une voix » Mais voici que la table est à nouveau debout, la face contre le ventre de la jeune femme, et cette table la pousse, la pousse inexorablement vers la fenêtre ! Elle va tomber de trois étages ! Juliette se bat, elle se bat pour sa peau, elle se bat les dents serrées,à son tour elle pousse de toute sa volonté! La table retombe, inerte. Le petit jour tout neuf est là, quelques oiseaux commencent à marmonner dans les brumes de leur sommeil pour accueillir le jourtout neuf, le premier métro gronde sous terre, Juliette hagarde se précipite à la salle de bains, Soûnoûn ! Il est là, endormi dans le peignoir de son humaine, si serein. Elle l’attrape pour le serrer bien fort, et le lâche en hurlant : SOÛNOÛN ! Ce jour -là, elle ne va pas au bureau, ni les jours suivants. Soûnoûn a droit à une sépulture dans le jardin des parents. Ils ne reconnaissent plus leur fille, on dirait un fantôme, maigre, pâle et parlant toute seule. Ils se gardent bien de poser une quelconque question, elle est ainsi, leur fille : roide aux questions.

De retour chez elle, elle se plante devant le Tableau qui laisse échapper comme un son, un son si ténu, qu’elle se croit trop épuisée, trop triste, trop trouble pour que ce soit Ça. Ce n’est quand même pas le Tableau qui fait tout dérailler ? Et pourtant… tout a commencé quand elle l’a rapporté. Jusqu’ alors, tout était si parfait. Et d’éclater en sanglots, de vrais sanglots, à plein désespoir. Saleté de tableau.

Elle le dépose deux rues plus loin, derrière des poubelles, bon vent, sale truc ! Et rentre chez elle en courant. Mais le tableau est là, contre sa porte… Aucun coup de pied ne le déchire. On dirait même que la porte s’ouvre, qu’elle va lui mordre le pied, la porte !

C’est là que le Bon Dieu lui fait un signe : quelqu’un monte l’escalier, la voisine du dessus, qui fait la Madame Irma tous les jours, avec boule de cristal et tout l’attirail, Germaine Bréchu, qu’elle s’appelle.

Laquelle tombe figée devant la scène, et prend la situation en mains, immédiatement.

Sèchement, pratique : il est à vous, ce tableau ? oui ? Hochez la tête, si vous ne pouvez plus parler. Ah, oui ! Bon, ma petite votre tableau, il est maléficié, alors on va s’en occuper. Donnez -moi vos clés. Bon, allez on entre ! Il était où ? Ah, ici ?

  • Heu, on ne pourrait pas le déchirer ou le brûler, tout simplement ? Espère Juliette
  • Eh non, vous savez, une fois qu’on est confronté à ces phénomènes, il faut être bien plus prudent que cela, bien plus prudent… On ne sait pas, vous voyez, on ne sait pas ce qu’il y a là, mais en tout cas, ça a failli vous tuer et ça a fait mourir votre chat !
  • Ah, vous avez vu cela
  • (Supérieure) C’est que, voyez-vous, ma petite, c’est mon métier, de voir ce que les autres ne perçoivent pas, et là, ce que je distingue… c’est vraiment méchant ! Écoutez : ne restez pas dans mes pattes, allez faire un tour, revenez dans une heure, ce sera fait et ce truc ne sera plus qu’une vieille croûte.

Ce qui ne lui avait pas plu du tout : la crémation. Cette brutale flambée de tout ce qui, jusqu’alors, t’a représenté, même partiellement. Oui, il s’y était attaché, mettez-vous à sa place ! Ces boucles noires où des doigts effilés s’étaient si souvent attardés, ces yeux d’un vert à l’eau tragique, et puis un sourire à décrocher les anges du Paradis. Tiens, ils brillaient par leur absence, ceux-là, comme toujours.

Non, ça ne lui avait pas plu. Et cette résorption dans un vase de mauvaise facture entre les mains d’un vague employé. Quant à la cérémonie, n’en parlons pas : un fiasco. Tellement mièvre, tellement et fastidieusement reconnaissante de services non rendus à qui que ce fût ! L’homélie, une série de mensonges si pieux, voire dégoulinants, que ça ferait dégobiller le Bon Dieu. Il est amer, il voit tout, la mère qui a bu un coup pour tenir le choc, la veuve qui s’essouffle dans ses sanglots au bras de l’amant que cela embête…

Il attend, miserere de moi -même ! Il attend, de toute façon mon ami « ils » ont choisi d’effacer à tout jamais ta belle gueule, ils ont fait de ta vie une pâle navigation où tu campes tel un idiot qui aurait fini par découvrir que tribord égale droite, et bâbord gauche.

Il hausse les épaules qu’il déplore ne plus avoir en vrai. Non, la crémation, ça ne lui avait pas plu : là, obligé de te dire, coco ça y est, t’es mort. Faux! Bien vivant, le type ! En revanche, oui en revanche, ce qui n’avait pas manqué de charme, il faut bien le reconnaître, cela avait été le Moment.

  • Ça y est, on le perd, on le perd !

Il avait essayé de lui dire, à la belle infirmière aux seins comme des collines, il avait tenté de lui dire, oh ce n’est rien vous savez, ne vous souciez pas de moi, tout est bien…

Et krak. Un déchirement. Un vent à soulever le toit du monde. Des voix rieuses, ah tiens, c’est lui ! Menaçantes, viens donc un peu par ici, petit ! Grondantes, HMMMMRRR ! Puis une extase, oui, un bouillonnement de couleurs comme des éclairs…Et lui au centre… – Papa, c’est toi, sale petit crétin ? Des ondes de feux tournoyant et tournoyant, ah non ça, c’est l’ambulance ! Zut, zut, je me suis accroché à l’ambulance ! À cette mince couverture blanche à bosses qui serait…moi ?

Et voici les senteurs de la lande, le printemps chante la pluie d’Armor. Le chemin creux où le genêt abonde, l’ivresse du jeune matin. Se pencher, sur le chemin que la pluie frappe doucement, d’une main tendre saisir le serpent qui se traîne, frileux… La morsure est vive, main gauche mais tu ne lâches pas, tu tends l’autre main la droite, morsure. Tu contemples, ahuri, cette œuvre subite de ton destin. Même si tu cours, et il ne le faut surtout pas, tu vas mettre presque une heure à arriver au Bourg ! Titubant, haletant. Toutes les cloches de la terre et aussi les tambours du Bronx au cœur. Le pharmacien devient blanc. Le médecin aussi. L’ambulance l’est déjà. Mais que se passe- t-il, je m’enfuis ! Je m’enfuis ! Ah, tout se bouscule, ma lointaine mère si belle et si garce mais douce quand je lui tiens la main, mon père cet empêché de vivre qui un jour se balance dans le vide de sa vie, l’amour à la sauvette avec la très, ma très chérie l’infidèle, l’armée stupide où t’apprends inutilement à calculer l’azimut, les cérémonies secrètes sur les tombes, les espoirs, cette fameuse quête du trait enfin parfait sur la toile de ton Wyrd… Tout est détaillé, tout est au présent, c’est dingue, ta vie tout entière tiendrait au creux d’une seconde, alors ?

Alors, ils l’ont débranché. Foutu. Même pas trente ans. Une clope blasée au bec, l’urgentiste a marmonné aux femmes, heu voilà, on a tout fait pour le ramener, déjà l’ambulance s’était arrêtée trois fois, voyez. Mais là, là… geste, la fumée s’envole en spires, il n’y avait pas de miracle, vous savez… le venin est monté au cœur des deux côtés à la fois, et le manque, enfin le délai de sauvetage a fait le reste. Ajoutant, dans une crise de tact du samedi soir vingt-trois heures et une nuit de garde à venir, condoléances.

La cérémonie est terminée, l’urne est dans son cachot, la famille se console au bistrot. Il vaut mieux se tirer. L’encens, ça fait monter, qu’il paraît. Mais il ne montait pas. Nul ne l’était venu prendre, ni ange, ni démon, ni ancêtre. Il était là, seul dans le silence affreux d’un monde bas de plafond. Il se sentait glisser comme l’on vole, au long de rives rectilignes, de plus en plus vite, de plus en plus, puis là-bas tout au bout, une arche jaune d’or ! La Lumière soi-même, ah tu vois, ce n’était pas si difficile, il suffisait de croire !

Elle s’assied dans le lit en vociférant : Jacques ! À ses côtés, l’amant repu, un peu grognon dans son premier sommeil, la rassure : il est mort, ton Jacques, allez recouche toi et dors. Mais elle n’est pas folle, dit-elle, elle le sent, elle le voit, il est là, ici dans le lit. L’amant, excédé, ronfle. Le froid la gagne jusqu’au plus intime, elle grelotte, à son tour devenue le sentier, le serpent, la morsure et la solitude de l’horrible trépas. Elle sanglote Jacques, Jacques, où que tu sois, pardonne-moi ! Ne hante point mes nuits ! Cet homme, vivant, avait été son cauchemar, il n’allait pas continuer mort !

Lui, lui ne distinguait que cette poix jaunâtre, une longue plaine extra plate, si nue, rien qui dépasse, pas même une vache. Il faut marcher, sans doute, alors il marche, et il marche, et il marche, et il appelle, Lumière ! Ô Lumière ! Comme une litanie. Et pourtant, je crois. Oui je crois en l’Ultime, mais l’Ultime ne croit pas en moi. De dune en dune, de vide en plein et rien, personne. Ni ciel, ni horizon, juste ces pas après d’autres et d’autres ensuite. Si c’est cela, la mort, alors ça promet d’êtrevachement long ! Il se prend à regretter tout, en vrac : ce qu’il est – a été, ce qu’il n’est – n’a pas été, son chemin d’absurdité abouti dans une double morsure. Horrifié, il s’accuse de suicide. Et s’écroule, rampe, hurle à en perdre la foi, appelle, mais seule résonne sa propre voix. Puis il se met à ouïr un murmure…

  • Étendez-vous là, ma chère, nous allons l’aider à reprendre sa route…
  • Moi, je n’en dors plus, vous savez, il est partout avec moi, je maigris, je ne dors plus, il me reproche d’être vivante, j’en suis sûre, et il a l’air tellement… tellement noir ! J’en ressens des douleurs au cœur, j’étouffe…

Sapristi ? On dirait Estelle? Ma veuve, pas du tout éplorée, sapristi… Aïe ! Vision, d’une main qui t’aspire. Ah non, lâche-moi ! Je reste ici ! Mais comme un tire-bouchon, la main l’extrait. Il est extirpé, il gigote au-dessus de sa femme allongée, qui sourit ah, ouf ! Je vais déjà mieux ! Plane deux secondes au-dessus de ce corps parfait, si « plastique «.  Se lève un vent formidable. Il faut impérativement suivre le guide à tête de… chien ? Chacal ? Ou sinon ! Cela lui rappelle quelque chose. Oui.  Oublié quoi. Il suit, même si cela ne lui dit rien qui vaille. Et voici qu’une foule l’assaille !

Il le sait, il le sent, il ne faut ni répondre, ni toucher, ni s’attarder, juste avancer, suivre le Guide qui s’éloigne devant. Prier l’Ultime, l’appeler. Des dizaines de Choses le frôlent, le poussent, rampent sur lui, le dépassent pour l’engloutir et ce qu’il perçoit là dans l’ombre certaine, le fait hurler à la vie, tous ces yeux suspendus, cruels et vides. C’est que l’Après regorgeait de lieux et d’êtres tous plus odieux les uns que les autres ! Lueurs livides, ombres liquides rampant vers lui, gargouilles veillant au bord d’une délirante éternité. « Nous sommes tes goules, nous sommes tes larves » ! Il se voit, comme au ciné, il se voit toutes les fois où il a roulé de bouteille en piqûre, en fumée, en rixes, et il pleure. Il pleure parmi ces Choses dont il sait à présent qu’elles sont ses créatures. Il voit ses pensées et les flèches vicelardes fichées au cœur des aimés, sa mère devenue alcoolique, son père qui s’est pendu et sa femme qu’il a rendu dingue de terreur et forcée à avorter. Forcée à tout. Il la hait, de toute son âme égarée, il la hait, son amour déçu la hait. Il pleure, il supplie qu’on le lâche, il promet tout ! Il ne doit pas se laisser fasciner, il le sait. Alors par un effort sublime, il s’extrait du pouvoir gluant des goules.  Le Guide a disparu. Et le vent, à nouveau le noir vent des rives éteintes le prend et il roule au long rectiligne d’une route sans pitié. Oh, il a compris ! Il va rencontrer toutes les conneries de sa vie,elle ne fut que cela, cela et aussi un peu d’inspiration déposée sur les toiles … Ô que se brise ce miroir… que je puisse entrer dans le repos de ceux qui ont combattu, même mal… Il ne trouve que l’errance, le long des rives ternes, où traînent les Yeux. Vite, il glisse, à la recherche du Connu. Il a la vision, comme dans un verre dépoli, d’un hangar …rien que du connu. Ah, mon hangar ! S’engouffre là, ouf, plus d’ombres fauves. Mon dernier tableau ? Il en émane une aura, ça pulse, ça brille, un refuge, enfin !  Le vent d’horrible errance le dépose là, aspiré dans cette luminosité rassurante du Connu.

Mais voici la plaine jaunâtre ! La même ! Alors est-ce cela, l’enfer ? Finalement ? Il commença à se résigner, il s’assit sur le sol aride, et pleura amèrement sur sa vie écoulée, triste sable prisonnier du destin.

Les années passèrent. Le tableau passait de propriétaire en propriétaire, et chaque fois ou l’alcool ou la drogue, parfois les deux, avaient raison de leur victime. Un jour, une jolie rousse l’acheta à une brocante en faillite. L’esprit alors ne connut plus sa colère, il fallait se venger ! Se venger de la Femme aux cuisses comme un piège, une morsure aussi ! Cette rouquine allait payer ! Alors l’esprit rappela à lui toutes ses goules, il les vomit, et elles s’échappèrent en sifflant à travers le brouillard, il rappela à lui toutes ses actions mauvaises, toutes les créatures autrefois projetées, dans une intention mortelle…

Lorsque Juliette revient à son appartement, personne. Le tableau est toujours là. Personne. Madame

Bréchu est repartie chez elle, ne reste plus que cette croûte… Croûte ? comme elle y va, la dame ! Voici qu’elle se sent attirée, Juliette, elle s’approche, elle s’approche de la Porte, elle s’approche et tout tourne autour d’elle, elle s’approche, un vent formidable se lève, plus rouge que le sang du taureau dans l’arène.

L’on n’entendit plus jamais parler de la voyante, pas plus que de Juliette. Les parents crurent à un voyage, leur fille était devenue si étrange depuis quelque temps.

Juliette ne revint pas, les parents tristes mais pragmatiques mirent en vente ce joli trois pièces, Boulevard Raspail, dans le Quatorzième arrondissement. Quand Juliette reviendrait, elle n’aurait qu’à s’en trouver un autre. Le temps passa encore, et finalement, un mannequin au physique de Vénus née des flots eut le coup de foudre.« Trois pièces avec vue sur le boulevard d’un côté et sur les jardins de l’école américaine de l’autre », vantait l’annonce. Ce serait bien, vraiment, pour les séjours en France. Et puis elle avait voulu garder ce tableau si étonnant, avait insisté pour l’avoir aussi, il semblait si…vibrant, oui, vibrant. À croire que cette porte allait s’ouvrir, ou se fermer.

 

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