Le monde d’après

 

 

            J’ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la folie ; j’ai compris que cela aussi c’est la poursuite du vent.

    Ecclésiaste, 1 :17, La Bible

 

H.P.

 

__________________

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants -pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Je n’avais pas la réponse à cette question.

Des voix, peut-être, autour de moi, auraient pu me renseigner, mais je ne leur prêtais que le minimum d’attention. C’était le dénommé S. qui m’avait appris à le faire. Attendre, entendre et laisser parler, mais surtout, faire semblant de rien. Sinon, je risquais de me faire repérer, d’attirer les ennuis.

-Quand on y pense, c’était drôle, ces voix incessantes, alors que les silhouettes qui se dépliaient dans la pénombre ne disaient mot, passant comme des spectres à travers les couloirs et les allées blanches de ce nouveau monde. A l’inverse, donc, des ectoplasmes, muets, les voix ne cessaient de chanter, de babiller, et moi, j’avais parfois envie de rejoindre leur concert. Mais il ne fallait pas. –

Mais je m’égare.

Le changement d’univers, à ce qu’il me semble, avait été progressif.

Au début, du moins, puis, la rupture d’avec la normalité -ou tout au plus ce que nous considérions auparavant comme normal- avait été d’une brutalité féroce.

Comme si on m’avait injecté dans les veines un puissant sédatif, j’avais vu mon monde basculer dans une lumière noire, ou bien dans une obscure blancheur, plutôt. Un instant, le vide avait pris le dessus, puis, j’avais repris connaissance, et les voix avaient commencé à murmurer.

D’abord doucement, puis de plus en plus fort.

  1. m’avait dit, plus tard, un peu trop tard, d’ailleurs, qu’il ne fallait pas leur prêter attention. Que c’était dangereux. Pas à cause des voix, qui n’étaient pas toujours malveillantes, quoi qu’elles puissent l’être, parfois. Par exemple, m’avait expliqué S., certains, quelquefois, s’oublient aux voix, et se mettent à chanter avec elles, ou pour elles – Houya, Benti, foug, foug, fissa, chantait N., (ce qui voulait dire, je crois « Mon frère, ma fille, loin, loin, vite ». D’autres, et c’était plus grave, totalement obnubilés par des voix de mauvais conseils, oubliaient justement LA voix, cette petite voix qui parlent dans notre tête, celle que l’on appelle « conscience », et qui nous interdit certaines actions. Ils devenaient alors dangereux, pour eux-mêmes et pour les autres.

 

Mais ce n’était pas à cause de cela qu’il fallait se méfier. C’était à cause de ceux que nous appelions les Autres.

Les Autres n’étaient pas adaptés au monde d’après. Les Autres n’entendaient rien, ne voyaient rien. Ni les ombres silencieuses qui glissaient dans leur dos, ni les chants et les conseils susurrés à leurs oreilles, ni les lueurs du jour obscur qui baissaient derrière leurs paupières. Et Ils haïssaient ceux qui avaient ces capacités dont ils étaient dépourvus.

Ils nous épiaient, nous traquaient, nous enfermaient.

Heureusement, Ils n’étaient pas si nombreux. Pas dans notre Refuge.

Le Refuge n’était pas bien grand, mais il nous suffisait. Nous y avions chacun notre chambre, avec douche et toilette intégrés. Des repas chauds étaient servis trois fois par jour. Un petit parc entourait le bâtiment principal, et nous y rencontrions des corbeaux, des moineaux, et même des chats, qui se laissaient d’ordinaire approcher.

J’aimais bien les chats. Bien sûr, ils n’étaient pas comme nous, je veux dire, ils n’avaient pas à se méfier des Autres, ils n’étaient pas surveillés, pourchassés, puisqu’ils étaient seulement des chats. Mais, comme nous, ils voyaient les ombres et les lumières changeantes qui se reflétaient dans leurs pupilles vertes et mordorées, leurs oreilles au doux duvet s’inclinaient vers les voix, je le savais. – Même avant, avant que le monde ne change, je l’avais deviné : ils percevaient des choses dont nous, les humains, n’avions pas encore conscience. –

Nous ne pouvions pas échanger réellement, au-delà des caresses, ce que nous pensions, mais leurs ronronnements m’apaisaient, et, lorsque les voix devenaient trop pressantes, trop fortes, lorsque les ombres se faisaient trop nombreuses, il arrivait que la douceur des chats parvienne à éloigner les phénomènes un instant. Les félins majestueux s’avançaient de leur démarche souple entre les fantômes voilés de brume, qui s’écartaient à leur passage. De même, les voix semblaient baisser d’un ton devant eux.

Au Refuge, je ne connaissais pas tous le monde, loin de là. La prudence nous obligeait à restreindre notre cercle d’amis, car nous ne savions pas qui étaient les Autres. Il fallait se méfier. Nous restions en petits groupes, errants dans les chambres et les couloirs, parlant à voix basse, et, il me semblait quelque fois que c’étaient nous, ces ombres silencieuses qui glissaient alentours, le regard inquiet et fiévreux.

J’essayais de ne pas faire attention aux voix, donc. Mis à part lorsque leur chant se faisait trop entraînant, je n’avais par ailleurs pas trop de mal avec ça. – On m’avait toujours dit que j’étais plus visuelle qu’auditive-. Les silhouettes qui passaient autour de moi m’intriguaient plus.

Elles étaient vaporeuses, si bien que j’aurais pu douter de leur existence, légères, impalpables. Mais leur regard était magnétique, plein d’une force telle que je ne l’avais vu chez aucune des personnes que j’avais côtoyée. Elles étaient muettes, mais leurs yeux semblaient vouloir parler. – Malheureusement, je n’avais jamais été douée pour lire dans les regards-.

Bien évidemment, j’étais intriguée par la possibilité, soulevée depuis longtemps par certains, que ces ombres et ces étranges personnages veuillent nous dirent quelque chose. Leurs regards nous interpellaient, nous arrêtaient parfois sur notre route – qui ne menait d’ailleurs nulle part, ce n’était donc pas une perte de l’interrompre…-.

Ceux qui pensaient que les ombres avaient un but, que leur présence avait une fin définie, élaboraient diverses théories.

La plus courante était celle de damnés, d’âmes en peine cherchant à confier leur fardeau, de morts confinés dans des sortes de limbes à ciel ouvert. Chacune des silhouettes auraient alors eu un message personnel à nous transmettre.

Une seconde théorie laissait penser que ces ombres étaient en réalité des personnes bien réelles, mais qui appartenait à une autre dimension, voisine de la nôtre. Pour une raison qui restait à éclaircir, elles tentaient de communiquer avec nous, peut-être porteuses d’un avertissement que nous n’arrivions pas à déchiffrer…

D’autres pensaient qu’il s’agissait d’envoyés divins, ou du moins surnaturels, mais ceux-là étaient les moins nombreux. En effet, nous avions remarqués que certaines personnes ne percevaient que certaines ombres, tandis que la majeure partie d’entre nous en voyions pratiquement tous les jours et en grand nombre. Or, pourquoi le ciel nous auraient-t-il envoyé autant de messagers ? Un seul n’aurait-il pas suffit pour notre temps ?

Aux informations, que l’on regardait dans la salle commune, personne ne parlait des ombres, des voix, des lumières. Le gouvernement ne disait rien. Alors moi, je ne savais pas trop quoi en penser. Quoi qu’il en soit, c’était la réalité du monde d’après. C’était sans doute trop nouveau, trop choquant, trop tôt pour communiquer là-dessus. – Bon, de toute façon, quand on allumait la télé, on préférait généralement regarder une chaîne qui passait des clips tous plus idiots et indécents les uns que les autres. Au moins, ça nous vidait la tête. Parfois, même, on dansait-.

Malgré le manque d’information, je savais que dans certains endroits, comme ici, au Refuge, les phénomènes étaient plus fréquents qu’ailleurs. Les esprits, comme certains les appelaient, appréciaient plus certains lieux que d’autres. Peut-être aimaient-ils cet endroit parce qu’ils se savaient accueillis ?

Quoi qu’il en soit, ici, ils étaient légions.

Parfois, j’avais le désir de m’éloigner du Refuge. C’est vrai que cet endroit, s’il était par certains aspects sécurisants, avait aussi un côté angoissant. Ceux qui le fréquentaient n’étaient pas toujours recommandables, certains faisaient même franchement peur.

De même, les distractions y étaient limitées. A part un livre que j’y avais emporté, je n’y voyais aucun imprimé, pas même un magazine féminin. Moi qui avais autrefois tant aimé lire…Il me prenait alors l’envie de revenir dans la jungle de l’extérieur, où, au moins, peut-être, je retournerais à une vie plus conforme à avant, mais en même temps, eh bien, ça me faisait peur. Alors je faisais tout pour rester au Refuge. Car, dehors, c’était la liberté. Mais dehors, il y avait plus, beaucoup plus d’Autres. Ils me regarderaient, me jugeraient, se moqueraient. Et puis ils m’attraperaient, me feraient Dieu sait quoi, ils m’enfermeraient, me bâillonneraient, me ligoteraient…j’en faisais des cauchemars.

Je me réveillais, la nuit, en sursaut, en sueur, cherchant à reprendre haleine, l’oreille aux aguets, les yeux écarquillés. Mais je n’entendais que le bruissement des voix, ne voyait tout au plus que quelques silhouettes glissant au pied de mon lit, me regardant d’un air pénétrant, comme si elles voulaient me rassurer de mon cauchemar. Ou peut-être me disait-elle que j’étais terrifiée avec raison, qui sait ?

Cette existence avait duré des mois. De longs jours et des mois filant à la vitesse de la lumière.

Et puis, ce qui devait arriver arriva. S. s’était fait prendre. Les Autres l’avaient repéré. J’ignorais ce qu’il était devenu.

Puis, ça avait été mon tour.

J’avais fini par céder à l’appel des voix, à leur répondre. Ils m’avaient entendue.

Ils s’étaient approchés, doucement.

Ils m’avaient parlée, doucement.

J’étais terrifiée. J’avais crié, peut-être, m’étais débattue.

Alors, ils m’avaient saisie, m’avait administré un calmant. J’avais sombré.

Lorsque je m’étais réveillée, j’étais dans mon lit. Un des Autres était près de moi. Avec une fausse sollicitude, il m’avait demandé comment j’allais. Je n’avais rien répondu. Les voix, autour de moi criaillaient. Les ombres s’agitaient.

Je devais fuir, mais comment ?

Je n’avais pas réussi à m’échapper.

Ma détention durait depuis des semaines. Les ombres et les voix se faisaient plus rares autour de moi. Ce n’était pas normal. C’était à cause d’Eux, des Autres. Ils me donnaient des cachets, bleus, blancs, roses. J’étais obligée de les prendre. Ces petits comprimés avaient des effets puissants : ils me faisaient dormir, me plongeaient dans un coma silencieux et immaculé, surtout, ils effaçaient les voix et les silhouettes.

Je finis par comprendre qu’on essayait de me retirer mes perceptions. Pour une raison que je ne saisissais pas bien, Ils ne voulaient pas que je vois, que j’entende. Quels secrets cachaient-t-ils donc ?

J’observais leurs mouvements, leurs expressions, les papiers qu’Ils laissaient traîner derrière eux, parfois, me croyant endormie.

Un mot, que je ne compris pas, attira mon attention :

Schizophrénie.

 

TWITTER > Partagez et Tweetez cet article > (voir plus bas)


999_bandeau.jpg


bandeau_pb.jpg