Dans dix mille ans

 

 

« Dans le monde d’après, des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants. Pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? ». Jean, le nouveau prêtre de la paroisse négligea l’inscription gravée sur la lourde cloche de fonte. Pourquoi lui rappelait-elle, de façon prégnante, la plume de Léo Ferré, son idole adolescente. Une tournure de phrase peut-être, un mot, une expression. Il l’ignorait. Aujourd’hui, il avait trouvé son Dieu et d’autres maîtres à penser.

Il était fatigué. En commençant aux aurores, il avait imaginé terminer l’inspection de son église avant midi. Mais sa simple visite s’était transformée en cauchemar tant les travaux se révélaient importants, coûteux et quasi irréalisables. Assis sur le rebord de l’ouverture qui offrait une vue plongeante sur la titanesque cité, il soupira, dépité.

  • Dieu ! ne m’abandonne pas.

Son regard se posa à nouveau sur l’inscription. Qu’est-ce qu’elle signifiait ? avec ses traits ressemblants à une écriture oghamique latinisée, il se demanda de quelle époque elle datait. Intrigué, il s’approcha. Effleurant une à une les lettres de son index, il s’interrogea sur la définition du mot « mutique », sur l’opposition « lumières sombres », sur le sens profond de cette phrase. Comme une sentence. Ou plutôt une prophétie. A qui pouvait-elle être destinée ? En sentant soudain, la cloche vibrer sous ses doigts, il se précipita vers la trappe, l’ouvrit avec fracas et accrocha les premiers barreaux de l’échelle avant que l’objet campaniforme s’élance dans son infernal ballet. Rester là au moment des envolées terribles équivalait à perdre l’ouïe plusieurs semaines de suite.

Il y en a deux que cela ne gênait pas, ils avaient assisté à toute la scène sans broncher ; l’arrivée de l’homme d’église, son accablement devant l’ampleur de la tâche, son interrogation face à l’inscription, son départ précipité. Ils l’avaient entendu parler seul, citer les écritures, interpeller son Dieu.

Le plus jeune, un garçon formé, avec ses cinquante centimètres de haut, ses oreilles pointues, son nez retroussé, ses jambes légèrement arquées et sa tenue de paille tenait un long coutelas dans sa main, prêt à défendre son ainé. Sans détourner son regard de la trappe, il s’adressa à celui qui se tenait légèrement en retrait.

  • Il ne nous a pas vus.

L’autre lui répondit avec un sourire forcé.

  • Tu sais bien, mon sincère ami, qu’aux yeux des humains, nous n’existons pas.

Son compagnon, agressif, répliqua :

  • Les ignorants. Savent-ils ce qui les attend ?
  • Je ne crois pas. Cette race est si…arrogante.

Puis, se disant que tout danger était momentanément écarté, le jeune lutin se tourna vers son étrange compagnon. Durant tout ce temps, ce dernier était resté assis, lotus imperturbable, paupières closes.

  • Tout de même, Maître, je trouve que vous prenez bien à la légère cette intrusion dans le monde des humains. Cette race vaut-elle que vous vous déplaciez en personne.
  • Je dois m’assurer que tout est en place pour que s’accomplisse la prophétie, mon bienveillant ami.
  • Bien sûr Maître, mais je ne me sens guère rassuré de vous savoir ici alors que nos sœurs et frères s’activent de l’autre côté des Nemetons.
  • Patience mon empressé ami, patience. Nos portes vont bientôt s’ouvrir. Tout vient à point à qui sait attendre.
  • Vous êtes la sagesse même, Maître. Je suis heureux d’être ici, en ce moment, avec vous.
  • Allons, en attendant, l’Agile, c’est toi qui va prendre des risques, cours nous chercher de quoi nous sustenter.

L’Agile, car tel était son nom, ne se le fit pas dire deux fois, il se précipita vers l’unique ouverture du beffroi et se précipita dans le vide sans une once d’hésitation.

La ville en-dessous l’attirait et l’impressionnait. Il plana un instant entre deux couches d’air, agrippa avec adresse une gargouille qui semblait attendre là, la venue des enfers. Deux pirouettes plus tard, il dévalait le toit du bâtiment sacré tel un surfeur emporté par une longue déferlante. Il coula le long du mur sans prendre le temps de respirer avant de s’immobiliser à quatre mètres du sol. Nyctalope, il scruta longuement la nuit puis d’un bond, atterri avec souplesse sur le trottoir. Sans attendre, il se glissa dans l’impasse ténébreuse qui formait un angle droit avec la large avenue trop éclairée pour lui. Il faisait honneur au nom que les anciens lui avaient légué, cet enfant du monde d’après. L’Agile. Il l’avait décroché lors des Longues Nuits. Epreuves au cours desquelles les enfants se révélaient à eux-mêmes et aux yeux de leur clan. Elles tenaient tout autant à de joyeuses agapes qu’à d’angoissantes expériences. Il se remémora un court instant ces temps pas si lointains. Un sourire dédaigneux aux lèvres, il ignora un couple enlacé, se recroquevilla, réprimant sa rage, au passage d’une colonne de motos pétaradantes, se raidit en entendant un bruit sourd derrière lui, un pochard qui cuvait son vin. Il patienta encore. Ombre parmi les ombres, il se faufila bientôt jusqu’à ce magasin qu’il avait repéré quelques nuits auparavant. Une épicerie aux fruits et légumes sans saveur ni odeur mais qui leur permettait de survivre dans ce monde hostile. Il avait appris avant de s’embarquer dans cette périlleuses aventure tout ce qu’il devait savoir sur les humains. Seuls ils étaient vulnérables. En meute, ils devenaient infernaux.

Ici, c’était l’enfer. Les milliards d’individus qui peuplaient ce monde se vautraient dans la fange. Aucun respect pour les dons de la nature, les couleurs du temps, les êtres, animaux et végétaux, qui participaient à l’équilibre naturel de la planète. Oui, ici, c’était l’enfer. Il fallait vite éliminer ces assoiffés de sang et de pouvoir, ces inconscients, ces pollueurs, ces monstres. Un filet de tristesse le submergea. Il se fixa un instant sur les images de son monde, accueillant, lumineux, spirituel. Son mondequi savait déjà emprunter le chemin des étoiles sans violer l’atmosphère, qui connaissait la pratique des Huit-Règnes sans qu’un dieu vengeur salisse les croyances, qui vivait l’impermanence comme une vraie philosophie et qui faisait de la métempsycose, le fondement essentiel de la vie.

Trop absorbé par ses pensées, il baissa un court instant sa garde. Les deux humains, spectres démoniaques, profitèrent de cet instant pour fondre sur lui. Il les évita au dernier moment.

Maintenant, l’Agile ne bougeait plus, retenant sa respiration et jouant avec les ombres pour disparaitre. Mais les deux humains s’échinaient à le traquer, le dénicher, le pousser à la faute. Le trophée serait à la hauteur de leur patience. Un objet de foire ou de labo. Ils ne pouvaient rêver mieux, leur fortune était faite. D’où venait-il ? de quelle tribu oubliée ? un extraterrestre ? un être magique issu d’un monde inconnu ? Ils échafaudaient toutes les hypothèses et toutes arrivaient à la même conclusion. Ce qu’ils avaient aperçu tout à l’heure à la lueur d’un néon vacillant était un cadeau du destin. Ils ne le lâchaient plus. Surtout, ne pas le blesser, ne pas le laisser s’échapper, ne pas se laisser surprendre par son agilité. Parce que l’animal n’était pas facile à attraper, la chasse n’en était que plus excitante.

L’Agile était acculé et son instinct lui dictait d’agir vite, très vite. Il ne devait pas se laisser attraper. Son maître avait trop besoin de lui et il ne voulait surtout pas rater la grande bataille qui s’annonçait. L’un des humains ne trouvait pas mieux que de lancer des épluchures de pomme découvertes dans une poubelle. L’enfant du monde d’après trouvait dégradant cette technique d’approche mais après tout, que pouvait-il attendre de ces humains, des dégénérés, des hypocrites, des lâches. Ils les connaissaient bien, leurs mœurs, leurs manies, leurs mensonges. Il les haïssait.

  • Petit, petit ! allez viens, on ne te veut pas de mal…

Ils l’appelaient comme on faisait des animaux. Mais le guerrier n’était pas décidé à se laisser manipuler. Plusieurs fois, avec son couteau, il avait réussi à blesser le plus téméraire des deux. On ne l’avait pas surnommé l’Agile pour rien. Il savait se battre mais les deux voyous étaient des humains, traîtres et avides comme tous ceux de leur race. Pas faciles à tromper. Soudain, alors qu’il venait d’apercevoir une étroite fissure dans l’angle du mur, une violente brûlure aux jambes le paralysa. Un liquide à l’odeur âcre commença à dégouliner le long de ses jambes. Il hurla. Son cri animal vrilla les tempes des deux monstres, l’Agile en profita pour se jeter dans l’issue salvatrice. En un instant, il avait disparu.

Il souffrait le martyr. De longues minutes s’écoulèrent avant qu’il parvienne à retrouver le mur de l’église. Son ascension dura une éternité. Une appréhension terrible le faisait redoubler d’efforts. Son maître était en danger. Il tremblait de tous ses membres quand il parvint à se hisser par l’ouverture au moment même où la trappe s’entrebâillait. Dans un ultime effort, il se propulsa dans la soupente pour faire barrage de son corps alors que son aîné sortait de sa transe.

La porte dans le plancher s’ouvrit en grand laissant place à une tête connue. Le faisceau d’une lampe torche troua les ténèbres, s’attardant dans les recoins les plus sombres, passa rapidement sur le binôme puis doucement revint vers eux avant de disparaitre totalement. A nouveau, le prêtre prenait pied sur le plancher. D’une voix fébrile, il interpella :

  • Il y a quelqu’un ? j’ai cru entendre un bruit tout à l’heure… N’ayez pas peur, je m’appelle Jean. Je suis le prêtre de cette paroisse.

Le Maître déposa avec autorité sa main sur l’épaule de son compagnon. L’autre, aux aguets, gardait les yeux grands ouverts, les poils dressés sur l’échine.

  • Je ne vous veux pas de mal. Je peux vous aider si…

La voix se perdit soudain dans un grognement quand elle heurta lourdement la cloche. Le faisceau réapparut.

  • Vous êtes toujours là ? Désolé, si je vous ai fait peur.

Après quelques instants, le Maître répondit :

  • Nous sommes ici.

L’Agile n’en croyait pas ses oreilles. Pourquoi le maître se dévoilait-il à cet homme ? Le rayon de lumière se braqua sur eux.

  • Pouvez-vous baisser cette lumière qui nous aveugle ?

Instantanément, elle fut masquée par la main du prêtre. Il s’approcha à pas prudents. Peu à peu, une auréole floutée se forma sous ses yeux ébahis. Elle perçait les ténèbres comme une lueur fantasmagorique. Il recula et buta à nouveau contre la cloche. Ses doigts accrochèrent les traits ciselés dans la fonte. Quelque chose dans cette phrase le perturba soudain sans qu’il en saisisse la cause. Il balbutia :

  • Qui…qui êtes-vous ?
  • Nous sommes du monde d’après.

Jean écarquilla les yeux. Certes, sa vocation pouvait l’amener à croire aux miracles et aux faits inexplicables, mais entendre soudain, dans cette obscurité complète, au sommet de son église, un petit être tout droit sorti d’un roman fantastique et auréolé d’une lumière bleutée lui répondre ça ! il était loin d’y être préparé. Reprenant ses esprits, il répéta :

  • Du monde d’après ?
  • Oui, vous l’appelez le monde d’en-bas. Appellation injuste et péjorative.

Jean tourna son regard vers l’Agile dont la jambe l’élançait terriblement.

  • Votre ami parait mal en point. Je peux peut-être l’aider.

Son interlocuteur baissa la tête en signe d’accord.

  • Je vais chercher du produit désinfectant. Il a été brûlé par de l’acide.

Il s’écoula peu de temps avant que le prêtre réapparaisse. Les plis de son visage avaient changé.

  • Vous avez prévenu les vôtres.

Ce n’était pas une interrogation mais une affirmation. En se penchant sur le petit corps agonisant, Jean hocha la tête.

  • C’est la peur qui vous a fait agir ainsi. La peur de l’étranger, de l’inconnu…vous êtes comme vos congénères. Vous ne méritez ni notre gratitude ni notre compassion.
  • Qu’êtes-vous venus faire dans notre monde ?

Le maître hésita un instant puis finit pas répondre.

  • Pour accomplir la prophétie. Celle inscrite sur cette cloche. Je vous l’ai dit, nous sommes du monde d’après, celui qui vient succéder au monde des hommes.

Jean ne comprenait pas. Devant son regard perplexe, le maître continua :

  • Vous les hommes, par votre cruauté, votre égoïsme, votre cynisme, avez éteint une à une les lumières qui éclairent ce monde depuis des éternités. Je ne veux pas que mon peuple périsse par votre faute. Nous venons vous détruire avant que vous nous entrainiez dans vos folies.

Le prêtre se signa avant de sourire d’un air entendu.

  • Vous ne pensez pas ce que vous dites, vous…vous paraissez si…petits, faibles…
  • Comme tous ceux de votre race, vous ne vous fiez qu’aux apparences.

Au même instant, l’Agile gémit.

  • J’ai fait au mieux pour votre ami.

Et sur le même ton :

  • Ne pouvons-nous pas éviter ce conflit ?
  • Tout à l’heure, prêtre, tu nous as demandé nos noms. Celui que tu viens de soigner s’appelle l’Agile.

Il s’arrêta un instant avant de reprendre.

  • Pour ma part, mon nom est Légion car je suis plusieurs.

Jean s’étrangla.

  • Mon Dieu ! ne nous abandonne pas.
  • N’appelles pas ton Dieu, Jean le prêtre, il ne peut plus rien pour toi.

Le prêtre se mit à trembler. La nappe brumeuse qui brouillait son esprit depuis tout à l’heure se dissipa d’un coup, il sanglota avant de tomber à genoux et tenta de boucher ses oreilles en entendant le bruit immonde des milliers de Nemetons crisser sur leurs gonds. Et la masse infernale des légions se répandit sur terre. Soutenus par les milliers de races animales, les milliards de fibres végétales, les irrépressibles forces de la nature et les dantesques cycles cosmiques, le monde d’après se répandit sur la surface de la terre comme la peste sur la misère… jusqu’à extinction de la race humaine.

Des automnes, puis des hivers passèrent. Des printemps succédèrent. Et ce fut l’été. Jean pointa le bout de son nez hors de l’église. Soleil resplendissant. Ciel bleu limpide. Il inspira profondément, offrit son visage au vent frais, esquissa un petit sourire. Il avait oublié son Dieu et ses maîtres, le monde d’avant n’existait plus et tout était à refaire, à reconstruire. Mais il avait le temps, il le savait. L’humanité aussi avait le temps. Les dernières paroles de Légion lui sautèrent au visage : « nous reviendrons… dans dix mille ans ». Dernier clin d’œil au poète maudit : « Thanks Léo ! » s’entendit-il dire tandis que dans son dos une douce voix de femme l’interpellait :

  • Tu es prêt ?

Il hocha la tête sans se retourner avant qu’une petite main frêle se glisse dans sa paume :

  • On y va papa ?
  • On y va Noë, on y va…

 

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