La bataille du Père

 

À Gustav et Harro Meyrink

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Pourquoi après avoir franchi cette porte dans le monde précédent, s’étaient t’elles calmées, et ordonnées ? Elles qui semblaient si affolées en quittant le champ de bataille ?

Le plan dimensionnel du monde Lunaire était nappé d’un blanc immaculé, la cohorte noire des guerriers tombés filait droit à l’horizon.

Gustav et son Guide Cosmique étaient en pleine session d’initiation évolutive, une épreuve qui durait depuis six mois déjà.

«  Pourquoi ces âmes ? s’étonna Gustav, le regard porté sur le cortège sombre qui défilait.

  • Ce sont celles qui ont su trouver le repos du guerrier. Elles ont accepté leur réalité et la fin ponctuelle de leur cycle expérientiel.
  • Et qui sont ces silhouettes silencieuses qui les surveillent ?
  • Certains, chez vous, les appellent Séraphins. Ce sont des Gardiens du Seuil Lunaire.
  • S’ils ne parlent pas, pourquoi sont-ils là ?
  • Ce sont les Colonnes du Temps, leur présence fait comprendre à ces âmes que le chemin du retour est de nouveau arrivé. Pour simplifier, c’est l’avant-poste du Monde d’Après. »

Au loin, Gustav apercevait deux créatures colossales, d’autres Gardiens du Seuil Lunaire qui semblaient recevoir et répartir les âmes revenantes.

« Et maintenant ? demanda Gustav, perplexe.

  • Chaque âme doit passer l’épreuve du Seuil. L’âme est invitée à retrouver sa mémoire complète. C’est en agrégeant ses expériences, ses mémoires et leurs conséquences, que l’évolution de l’âme se poursuit.
  • Et si elle échoue ?
  • L’évolution ne peut pas être un échec, puisqu’elle est elle-même expérientielle. Il n’y a pas de bons ou de mauvais choix, il n’y a que des chocs évolutifs. Il y a des spécificités, mais ne rentrons pas dans les détails. Tu as une nouvelle expérience à assimiler.
  • Et tous ceux qui n’ont pas trouvé la porte ?

—  Ils y seront accompagnés une fois apaisés, une âme ne peut pas franchir le Seuil tant qu’elle n’a pas pris conscience et accepté d’être séparée du corps. Elle doit réaliser que la mission de vie a été poussée à son paroxysme.  Lors d’un départ violent ou soudain, certaines n’acceptent pas leur fin de cycle et errent quelques temps dans le Monde Matériel. »

Gustav comprenait mieux, même si chaque nouvelle réponse soulevait en lui de nouvelles questions.

«  Mais, pourquoi certains êtres choisiraient la voie de la Guerre dans leur plan de vie ?

  • Il ne faut pas voir le développement d’une conscience comme un long fleuve tranquille creusant son lit. C’est le choc qui crée l’évolution de la Conscience. Certains choisissent de souffrir pour développer leur composition fondamentale, et développer de nouvelles expériences dans des cycles postérieurs. Le choc fait partie intégrante de l’expérience. Mais tu sais déjà tout ça, même si tu ne veux pas encore l’accepter. »

Alors que Gustav s’apprêtait à tirer une nouvelle salve de questions, son Guide Cosmique quitta ce plan dimensionnel. Les lignes se déformèrent, emportant Gustav et son guide, pour se reformer sur un nouveau plan dimensionnel. Ils se retrouvaient de nouveau dans cet espace connu : le champ de bataille nocturne qu’ils venaient de quitter.

Dans le froid glacé, au pied d’une montagne assombrie, une cité fortifiée subissait un siège. Cette  place forte trônait au-dessus d’une plaine ravagée et fumante.

La bataille était achevée, les deux camps cherchaient leurs blessés, regroupaient les trépassés. Les haros avaient cessé et le vacarme des engins de siège, dont les trébuchets, s’était tu ; laissant place aux lamentations plaintives des guerriers agonisants.

Gustav marchait dans la pénombre des décombres, aux cotés de son Guide éclairé. Le champ semé de Mort était constellé de rouges monticules humains. Des prêtres étaient agenouillés auprès des combattants usés et déchiquetés qui se convulsaient dans de longs gémissements plaintifs.

Les derniers râles se faisaient entendre avant que les corps ne s’effondrent, inertes. Les prêtres murmuraient les sacrements aux oreilles des défunts, avant de les marquer pour qu’ils soient traînés et empilés en buttes.

Les âmes, invisibles aux yeux de la masse, s’extrayaient des amas de corps et formaient des colonnes d’ombres noires qui montaient au ciel. Ces éruptions ténébreuses, insuffisamment propulsées, s’écroulaient comme des châteaux de cartes et dégringolaient en s’épandant sur la plaine de bataille dévastée, comme des nuées de corbeaux affolés.

Gustav et son Guide marchaient sans se retourner à travers cette plaine chevauchée par les courants noirs qui se faufilaient entre les montagnes de corps inanimés.

Ils s’arrêtèrent devant un guerrier cloué au sol, allongé dans un lit de boue. Son corps était écrasé sous un rocher de pierre brute, seul son buste dépassait. L’homme semblait vivre ses derniers instants, aux reins de cette plaine ensanglantée.  Vaincu par ce projectile détaché de la montagne assiégée, il agonisait, les jambes et le bassin cassé, la colonne sectionnée.

Il avait le souffle léger et haletant, le regard presque vide. La nuque reposée sur la cuisse d’un cadavre adjacent, coussin d’infortune.

Il grimaçait de douleur et lâchait de longs râles qui sciaient l’air. Sa barbe noire gouttait de sueur et de sang, ses dents blanches étaient teintées de rouge. Le rocher qui l’écrasait, trônait implacablement sur le matelas rouge et osseux du corps de l’assiégeant défait, qui cédait sous le poids de ce joyau rocheux mal taillé.

Gustav ne ressentait pas la douleur de cet homme, ni sa peur, s’il en ressentait encore. Mais, alors qu’il le regardait plus en détails, il ressentait une vague de tristesse le submerger. Une voix s’exclama, dans son dos :

«  Non ! Pas toi !

Un jeune homme à la silhouette élancée se jetait à genoux près du père brisé, qui cherchait difficilement son souffle.

  • …tu es là… mais je suis déjà mort…
  • Pourquoi tu as fais ça ? Pourquoi tu ne m’as pas attendu ?
  • Je voulais… que tu sois fier…
  • Je serai toujours fier de toi ! Bats-toi ! Tu ne peux pas me laisser seul ! J’ai besoin de toi, jamais je n’y arriverai si tu pars ! Pourquoi tu me fais ça ?!
  • C’est la vie… choisie…
  • Je vais tout arranger, te protéger de ce mal qui t’a brisé, je te le promets !
  • … c’est fini… sois… digne… excuse…moi…je…»

Le père venait calmement de rendre son dernier soupir, dans les bras de son enfant terrorisé.

Gustav était paralysé. Ses membres ne voulaient plus bouger. Il restait debout, figé, presque gelé ; le regard vide.

Il voyait le corps inerte, l’homme-enfant qui sanglotait, le front posé contre le crâne de son défunt père brisé.

Une ombre immatérielle se détacha du corps broyé. Elle glissait à travers les chairs et la pierre sans discontinuité. Elle s’envola dans une longue volute qui s’éloigna du sol, traversant les airs parsemés des ombres affolées. La voute céleste bleutée, rayée de traits noirs, était tachetée de points scintillants.

L’âme du père traçait une ligne stable à la progression régulière, en direction des points luisants des cieux. D’autres lignes droites se distinguaient dans la nuit bleue, elles semblaient converger au même endroit, ignorant la multitude agitée des autres ombres noires qui virevoltaient sans but fixe.

Gustav regardait ces âmes singulières, monter vers le Seuil Lunaire, ces consciences évoluées qui s’élevaient pour continuer leur parcours sur un autre plan. Lors de leur passage dans la masse agitée, certaines ombres leurs emboitaient le pas, suivant ces tangentes polarisées.

«  Pourquoi lui ? Pourquoi a-t’il été brisé par ce rocher tombé ? demanda Gustav

  • Il n’était pas ici par hasard. Il a choisi de venir sur ce champ de bataille. Pour aider à conquérir la citadelle montagneuse. C’était son choix, il pensait qu’il en avait besoin, pour construire sa vie, pour se trouver.
  • Mais il est mort ! C’était un mauvais choix !
  • C’était son choix, il en ressentait le besoin, il a tenté, il a essayé.

Gustav semblait perdu, dubitatif, il chuchota :

« L’âme du père a  au moins su trouver le calme, un Fils doit perdre son père, il faut savoir l’accepter.

  • Oui, en effet, cela semble dans l’ordre logique des choses.
  • Oui, ce n’est pas comme si un père perdait son Fils !
  • Je ne peux que te montrer la voie, comme chaque nuit. Peut-être que l’ordre logique ou illogique des choses ressemble aux bons et aux mauvais choix.
  • Jamais il ne sera logique pour un père de perdre son Fils !
  • Je reviendrai plus tard Gustav. C’est ta bataille de Père ; entends crier les haros. »

Le Guide regarda Gustav et pointa l’horizon du doigt. Une lumière éclata au zénith de la voute céleste, et déchira le firmament dans un éclair aveuglant.

  • HARRO !

Gustav se réveilla en sueur, les vents hivernaux soufflaient à travers les fenêtres ouvertes. Il avait les traits gercés, frappés d’insomnie. Son amour pour son fils Harro, hantait ses nuits.

 

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Devenu tétraplégique à la suite d’un accident d’alpinisme,  Harro Fortunat, le fils de Gustav Meyrink,  a choisi de mettre fin à cet état en se suicidant le 12 juillet 1932. Il avait vingt quatre ans.

Après 6 mois de nuits d’angoisses et d’insomnies, Gustav Meyrink, assis un matin dans son lit, exposa son corps au froid mordant de l’Hiver qui pénétrait dans sa chambre par la fenêtre ouverte. L’hypothermie l’emporta le 4 décembre 1932.

 

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Aux Mémoires des Mondes, à celles de Gustav et Harro Meyrink.

 

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