Des projections

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Ainsi se questionnaient quelques ombres dans leur langue murmurée, car comme chacun le sait, sans lumière, fût-elle sombre, l’ombre n’existe plus.

La société des ombres avait connu bien des bouleversements dans son histoire toute récente ; et de mémoire d’historien, on n’en avait jamais vue qui restât si tranquille alors même qu’elle semblait si instable, ceci jusque dans sa genèse: comme née d’un mystérieux cauchemar originel qui aurait contaminé tout le peuple, subitement, au réveil dans la pénombre de leurs chambres, à la sortie d’un tunnel sur la route du travail ou même dans les clignotements des ampoules de la rame, dans l’obscurité des cinémas et des cafés noirs, les ombres étaient entrées dans le monde d’après, et s’étaient pour ainsi dire découvertes ombres du jour au lendemain. Sans que cet obscurcissement fût complètement accompli, ni même reconnu par chacune d’entre elles, il avait été progressivement, et avec une certaine bizarrerie, reçu comme un phénomène naturel un peu fatal qui tôt ou tard devait les toucher également. Fondée sur, et assagie par son déni, la société des ombres ne s’inquiétait pas outre mesure de l’impermanence qui la menaçait dès lors que le déclin des lumières sombres – qui devaient dans le contrat social des ombres circonvenir le monde d’après comme une vénérable enceinte – mettait en péril jusqu’à leurs existences communes ; pas plus qu’elle ne s’inquiétait de ces drôles d’étrangers aux regards luisants et pénétrants qui étaient apparus sans aucune gêne dans leur monde peu après l’effritement précipité de ses frontières ombragées.

Expliquer le déclin des lumières sombres à l’horizon aurait en principe dû devenir l’affaire de tout-un-chacun dans le monde d’après, au même titre que trouver les raisons du silence que les ombres maintenaient entre elles. Mais, phénomène étrange, et qui expliquait alors que toutes elles demeurassent silencieuses et sans violence à leur encontre, les intrus, sans prononcer un seul mot, exerçaient sur les ombres un si grand pouvoir de fascination à chaque fois qu’elles les croisaient qu’elles finissaient non seulement par s’accorder à leurs présences irréelles, mais aussi par en devenir dépendantes. Paradoxalement, les personnages mutiques étaient peu à peu devenus les intermédiaires particuliers de chaque ombre, un moyen nouveau et grotesque qu’elles avaient trouvé pour vivre ensemble dans ce jour sombre et déclinant, empli de paix noire et de silence blanc.

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            Parmi toutes les ombres assagies, on connaissait une petite ombre qui se distinguait des autres par sa clarté presque orpheline dans le monde d’après. C’était comme si elle refusait encore de devenir complètement ombre, tout comme elle refusait de demeurer silencieuse et bien souvent chantonnait d’une voix tendre et fragile ;pourtant elle ne manifestait aucune intention de révolte parmi les siens. Et elle brillait, la plupart du temps avec insouciance et naïveté, mais, lorsqu’elle portait ses grands yeux clairs vers les lumières sombres à l’horizon, elle semblait soudainement récupérer toute l’angoisse que les autres ombres continuaient de nier dans leur assagissement, et en briller davantage, d’une brillance sourde et désespérée qu’elle accompagnait de son chant presque inaudible. Si dans un premier temps elle avait beaucoup étonné au sein de la société des ombres, bientôt elle était devenue une attraction aussi quotidienne et légère que la rencontre des personnages mutiques, moins appréciée que celle-ci cependant, car les yeux luisants des étrangers étaient bien plus drôles et fascinants que la clarté mélancolique de la petite ombre, et leur silence bien plus confortable que ses chants. On finit alors par l’ignorer plus ou moins, comme un élément perturbateur indésirable dans l’équilibre précaire et silencieux que les ombres avaient trouvé dans le monde d’après.

Une seule ombre, vieille et complètement noire, la plus noire dans toute la société, et la seule qui ne se fut pas assagie, son ainée ou son aïeule, se préoccupait d’elle. Comme la petite ombre, elle parlait encore à peu près, car autrefois, elle avait été poète, chantant la lumière du monde d’hier, et comme les nouveaux-venus lui volaient cette lumière du regard dans le monde d’après, elle avait commencé à nourrir une méfiance jalouse vis-à-vis de ces personnages mutiques qui semblaient faire écran entre les siens. Dans un premier temps, elle s’était bien laissée prendre, elle aussi, à ces rencontres à la volée, mais bien vite elle s’était ravisée, avait enjoint la petite ombre à éviter de s’approcher d’eux, et lui avait absolument interdit de croiser leurs yeux luisants. La petite ombre avait consciencieusement promis, puis docilement obéi.

Alors, la vieille ombre qui comptait parmi les rares à se préoccuper encore du déclin des lumières sombres, voulut faire de la mélancolie lumineuse de la petite ombre un symbole politique qui briserait le silence du monde d’après en forçant les siens à sortir de leurs contemplations muettes. Par une journée moins sombre que les autres, comptant sur la réputation passée de sa voix, elle décida de l’emmener auprès des plus éminentes autorités afin qu’elles la fissent entendre à nouveau.

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C’était un Ministère froid et sombre, plus opaque et insignifiant encore que les autres corps de la société des ombres, représentant dans sa forme la plus solitaire le silence du monde d’après. Les couloirs que les employés arpentaient calmement dans leurs glissements de mystères étaient désormais beaucoup trop vastes pour eux, car quoiqu’on en dise, l’ombre prend bien moins de place que le corps dont elle émane, or les employés du Ministère se distinguaient de leurs concitoyens en ce qu’ils étaient devenus parfaitement ombres. Seuls paraissaient matériels les personnages mutiques qui y avaient naturellement trouvé une place, et dans ce temple de traces hébétées et burlesques, on n’imagine pas le mal que se donnaient la vieille ombre noire et la petite ombre claire pour parvenir au Conseil des Sages, haut lieu du monde d’après d’où on expédiait tranquillement les affaires.

Ayant évité tant bien que mal leurs regards pénétrants, les deux ombres avaient gagné une anti chambre au charme suranné, où la présence des personnages avaient été restreinte par les ombres Sages qui y siégeaient. C’était un hémicycle rassurant tapissé de miroirs, entièrement clos à l’exception de l’entrée, et d’un œil-de-bœuf disposé de telle sorte que les lumières à l’horizon passassent très justement à travers lui, comme dans une pupille divine, et vinssent se réfléchir et s’amplifier contre les miroirs de la salle ; et la petite ombre semblait tout égayée par cette profusion de lumières sombres. Sans paraître autrement troublées par leur irruption, les Sages se tournèrent silencieusement vers la petite et la vieille ombre. Tous les membres du Conseil étaient de grands savants du monde d’hier ; mais cette science, chacun le savait et la vieille ombre noire mieux que quiconque, ne leur donnait en rien de connaître aussi bien la nature des ombres qu’ils gouvernaient qu’ils ne l’avaient connue avant que celles-ci ne devinssent ombres. Aussi c’est le plus simplement du monde – mais également car, comme tous les autres et malgré son passé de poète, elle avait beaucoup de mal à briser le silence du monde d’après – que la vieille ombre accusa les personnages de distraire les ombres, et de les faire taire pour mieux contribuer au déclin des lumières sombres à l’horizon. Elle en voulut pour preuve le lien qui unissait la petite ombre claire aux lumières sombres, et le fait qu’elle refusait toujours son attention aux nouveaux venus dans le monde d’après.

On comprendra la stupeur des ombres Sages face à la solennité de l’accusation, accrue tout à la fois par le manque de mots, par l’omniprésence des lumières sombres en ce lieu, et par l’absence de lien manifeste entre les deux phénomènes qui frappaient la société des ombres. Mais les débats, devenus trop couteux en langage dans le monde d’après, laissaient bien souvent la place à des sortes d’ordalies scientifiques par lesquelles les ombres Sages, jugeant que démontrer en silence valait autant que discuter, résolvaient ordinairement les problèmes politiques et autres litiges. Toutefois, face à l’importance de la question, on s’entendit pour mener la solution selon un protocole extraordinaire : l’idée était de faire se rencontrer, à la volée, comme tout un chacun, la petite ombre avec les personnages qui avaient tous soigneusement été consignés au Ministère sous la science des Sages et selon des motifs d’ordre public, et d’observer sa réaction et son incidence sur les lumières sombres ; ce protocole impliquait donc d’ouvrir l’antichambre du Conseil à ces individus.

Sous le regard déclinant de l’œil-de-bœuf, commença le défilé des personnages recensés, comme un bestiaire de carnaval, une volière prodigieuse. Il y eut d’abord le passage de la Publicité et de l’Universalité, qui, dans leurs yeux grands et d’une franche transparence, laissaient voir toutes sortes de vérités aux ombres qui les croisaient, en particulier celles que certaines ombres leur confiaient sur elles-mêmes pour s’assurer que les autres ombres les perçussent correctement. Très rapprochée de ces deux-là, mais avec une allure moins franche, passa donc comme à la dérobée l’Apparence, dont les regards suivaient de près jusqu’à s’y mêler ceux de la Publicité et de l’Universalité afin d’altérer certaines vérités du monde d’après dans l’intérêt de telle ou telle ombre. Logiquement suivait la Virtualité aux regards doucereux, qu’elle lançait afin de mettre de la distance dans leur poursuite entre les regards de la Publicité, de l’Universalité et de l’Apparence, ses regards ayant pour effet immédiat d’assagir les ombres.

Beaucoup d’autres personnages avec autant de regards performatifs se suivirent dans l’antichambre du Conseil. Mais, se souvenant de tous ces personnages contre lesquels la vieille ombre l’avait mise en garde, la petite ombre ne se laissa pas prendre et lança son regard clair à travers l’œil-de-bœuf, tout-à-fait hors de la salle, vers la source à l’horizon de ces lumières qui l’emplissaient et l’emplirent à nouveau d’angoisse et de chants, livrant ainsi comme le tableau misérable d’une oppression silencieuse qui commença à convaincre les Sages.

C’est à cet instant lumineux que se produisit le basculement. Alors que tous les personnages recensés et connus des ombres Sages finissaient de défiler, surgit à l’entrée de l’antichambre un dernier personnage d’un type nouveau et inconnu, comme il en venait peut-être tous les jours des frontières ombragées du monde d’après. Il avait dans le regard cet air de simplicité, d’immédiateté et de vitesse qui laissait sans voix, dans l’intrigue et la dislocation des mots. On entendit comme un bris dans le chant de la petite ombre, qui se tut subitement et plongea malgré elle son regard clair dans celui du personnage ; la fascination mutique l’avait finalement prise elle aussi.

Alors comme la petite ombre s’avançait vers le nouveau venu en tendant sa petite main grisonnante, le chef Sage, ombre paisible sous l’autorité de laquelle se reposaient tous les autres Sages, plein d’un savoir pesant et distant, confia à la vieille ombre dont les yeux noirs commençaient à se mouiller, à grand peine, dans sa langue murmurée : « Nous sommes entrés dans le monde d’après, un monde tout négatif où les mots s’échangent sans bruit, et où même la lumière est devenue sombre. Pour beaucoup d’entre nous, les regards lumineux de ces personnages sont devenus, au prix du langage qu’ils nous volent, une forme de salut que vous ne leur enlèverez pas. C’est une Providence nécessaire. » Alors sur ces ultimes paroles, dans un déchirement étouffé, les lumières sombres à l’horizon avaient fini de décliner, l’œil-de-bœuf s’était clos pour toujours, et dans l’obscurité parfaite du monde d’après, subsistait seule la lumière blanchâtre du tout dernier écran portable que la petite venait de saisir.

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