LES ÂMES DE L’AURORE

 

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme

(Rabelais)

 

 

« Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? »

 

Elles se noyaient dans un brasier de fin du monde, partout aux confins de cette planète finissante.

Les « Patrouilleurs du temps » ramassaient ce qu’il restait de vivant sur cette surface en ébullition, c’est à dire rien.  Deux mondes coexistaient dans cette apparition de l’apocalypse. Les hommes se terraient dans les entrailles troglodytes d’un désert brûlant et les machines s’activaient en surface pour reconstruire un semblant de monde habitable.

Une société ancienne faite d’hommes et d’illusions, et un monde de robots animés du mouvement perpétuel.

Des tréfonds de leur retraite, les humains avaient tout pensé. Remodeler la terre, c’était une évidence. Ils ne pouvaient arpenter la croûte terrestre qu’en l’état d’ombres. Hologrammes surannés, ils se projetaient dans cette lumière du désastre et erraient telles des âmes damnées contrôlant des chantiers encore incandescents.

L’enfer avait bel et bien commencé. La nature avait disparu sous l’impact de météorites qui avaient embrasé le monde ; elle s’était faite hostile, favorisant une extinction de masse.

Il y a bien longtemps que l’homme avait prévu cela. Il avait investigué l’idée que la terre était creuse et qu’elle pouvait offrir la vie dans ses artères. Des colonies s’étaient installées et avaient trouvé refuge dans des grottes illuminées de vers luisants, des corridors ornés de cristaux. L’eau y arrosait des forêts souterraines, des micro-organismes évoluaient ainsi, séparément de la vie en surface, permettant à l’homme de reprendre racine.

Les hommes avaient un langage commun, construit d’après une syntaxe simple et des mots aux racines invariables.

Ils avaient réfléchi à la meilleure façon de s’organiser et avaient projeté l’utopie assortie de la réalisation d’une démocratie parfaite. Il y avait une hiérarchie, comme dans la nature où dans la meute, il faut des chefs. Ils avaient favorisé une forme de collégialité tout au sommet de l’état unique. Ils avaient édicté de grands principes selon lesquels, le peuple prenait, possédait et répartissait la parole. Chacun pouvait prétendre à exercer les fonctions de l’état et l’égalité était de mise devant la justice. Les membres de cette ecclésia, votant lois et grands travaux scientifiques, étaient réélus à chaque glaciation des lacs souterrains.

Ils avaient pris toutes les leçons du passé, s’étaient posé mille questions, avaient trouvé toutes les solutions. Comment, par exemple, la croissance économique infinie, du monde d’avant, avait-elle pu exister dans un monde fini ?

Ils se nourrissaient d’algues cultivées, de champignons et de lombrics en quantité suffisante pour ne manquer de rien. Ils avaient pour rêve de croquer un fruit mûr, traire une vache, suivre des oiseaux dans le ciel, comme ils pouvaient le visionner dans leurs archives.

Cette société humaine survivante avait un Dieu. Il avait pour nom « Thelemos ». Il était l’entité suprême, celle qui fusionnait toutes les croyances antiques, toutes les religions. Il avait créé le ciel et la terre à l’origine et surtout, il offrait une seconde chance à l’homme, celle de renaître meilleur et plus fort.

N’avait-il pas dès l’aube des temps, proposé à l’homme de vivre dans une nature fertile ? L’eau, le feu, le ciel et la terre ne s’étaient-ils pas, sous son impulsion, liés afin de composer l’univers ? L’écrin pour croître et multiplier avait été sabordé par les esprits mauvais de la nature humaine, alors Dieu avait puni et les météorites étaient tombés sur la terre.

Mais,« Thelemos » était bon et miséricordieux. Demain, il voulait de nouveau croire en l’homme. Et ce dernier pourra alors louer en son nom, l’herbe, les bois, les fleuves et les rivières, rire des rayons du soleil, courir sous la pluie…

Et depuis quelques centaines d’années, déjà, l’homme en repli ne pensait plus qu’à reprendre cette vie rêvée « à l’air libre », entre ciel et terre, dans un monde proche de celui de la création et du paradis. Un vaste programme scientifique et informatique de repeuplement en surface avait été savamment pensé. Il avait pour nom « Résurrection ».

Dans l’idée, toute une génération de jeunes humains, en âge de procréer était destinée à refaire surface. Ils faisaient l’objet d’études très poussées, leur génétique avait même été modifiée afin qu’ils puissent survivre dans l’après chaos. Leurs têtes bien faites étaient pleines des savoirs du passé, et ils avaient été forgés pour ce nouveau monde. Ils s’apprêtaientà combattre les climats les plus rudes, les virus les plus virulents, les conditions les plus extrêmes. Cette génération était celle « des Jaillissants ».

De vastes pouponnières avaient été construites pour recevoir ces futurshommes et femmesqu’on allait « optimiser ». Ils avaient reçu une éducation collective, très exigeante.

Les faibles n’avaient pas de place parmi eux, ceci non par méchanceté mais par nécessité. Physiquement ils étaient plus grands que les hommes d’avant, plus forts aussi. Ils avaient reçu une instruction militaire et possédaient un niveau scientifique des plus élevés. Dès l’âge de 7 ans, ils jouaient en réseau sous la surveillance d’un initiateur qui leur imposait rigueur et discipline. Leur cerveau était si développé qu’ils arrivaient même à se parler en télépathes.

Après des années de cette instruction, des années de tests et d’évaluations, les garçons et les filles de « Résurrection » s’apprêtaient à coloniser la surface terrestre, à croître et multiplier dans un esprit pacifiste. Ces jeunes « Jaillissants » se préparaient à la construction d’une société répondant en tous points aux exigences d’une renaissance, celle d’une espèce tout entière.

Ils étaient programmés pour vivre heureux en communautés autonomes. Tout le savoir technologique et la force de la pensée de ces hommes étaient focalisé sur l’art de façonner une vie harmonieuse et d’accéder aux rêves suprêmes de l’humanité : ne plus jamais connaître les guerres, les maladies, la famine. Chaque « Jaillissant » possédait un savoir compatible à celui d’un autre « Jaillissant ». Ils avaient vécu jusque-là comme les pièces d’un puzzle qui allait prendre forme. Dans leur lente gestation souterraine, ils avaient appris les métiers qui serviraient leur survie. Ceux-là même qui leur permettraient de produire juste ce dont ils avaient besoin.

Leurs géniteurs avaient fait le deuil, pour eux-même, de ce rêve de vie en surface. Ils avaient poussé le sacrifice jusqu’à élever ces enfants en batterie, en les protégeant des faiblesses humaines : l’amour, la compassion, les sentiments, …

Car si l’espoir auquel ils s’accrochaient était aussi fort que leur volonté de réussir, ils savaient que leur survie passerait par l’abandon des générations futures qui s’élèveraient seules au-dessus d’eux, sans que d’autres liens que ceux de la pensée et des réseaux virtuels ne les guident.

« Les jaillissants » n’attendaient plus qu’à être propulsés sur terre, comme à l’aube d’une vie rêvée par les hommes du monde ancien.

Tout avait été planifié pour que naisse sous leurs pas, d’ici quelques mois maintenant, la terre d’espérance.

Dans le vaste programme de repeuplement de la terre par les colons des souterrains, il avait fallu prévoir de grands travaux en surface. D’énormes chantiers avaient vu le jour.

Depuis longtemps déjà, ils avaient créé ces robots qu’ils avaient baptisés « les patrouilleurs du temps » pour leur côté inexorable et infatigable.

Sans relâche, ces robots, véritables hommes mécaniques, travaillaient à redonner à la surface terrestre, les conditions nécessaires à la vie humaine. Ces « Patrouilleurs du temps » devenaient des forgerons de la vie sur terre alors qu’ils ne connaissaient pas même l’idée de la mort. De cette manière, ils possédaient une force indestructible même s’ils affrontaient le feu, la glace et le manque d’oxygène. Rien ne pouvait les atteindre. Ils dominaient la nature sous ce qu’elle avait de plus effrayant.

Au commencement, les hommes avaient juste créé des engins se déplaçant seuls, capables d’assainir et de construire sur des kilomètres. Ils pouvaient les programmer depuis leurs abris souterrains. Des ponts, des barrages, des routes apparaissaient enfin. Derrière la masse sombre qu’était devenue la terre, avec ses courts-circuits et d’importantes irruptions volcaniques,l’ordre naturel des choses semblait enfin poindre dans une clarté d’oxygène et d’eau. Ainsi, les plantes, les cultures et les animaux commençaient, tout comme les « Jaillissants »,à renaître.

Les hommes avaient observé des empreintes de griffes sur des plages de sable. Des organismes vivants commençaient à réapparaître, des formes translucides dans les océans, des bêtes rampantes sur les côtes.

Le monde reprenait forme. De grosses machines aux roues immenses et aux gueules béantes engloutissaient des morceaux de météorites, pendant que des forêts émergeaient.

La nuit qui maintenant succédait au jour, permettait aux chantiers,sous l’influence d’une lune, belle et ronde, de s’activer encore et encore. D’autres machines avaient été créées pour donner des ordres à des subordonnées machines, plus simples. Des machines chefs de chantiers, orchestraient d’autres machines à l’ordre unique.

Les hommes avaient peu à peu amélioré les robots.C’était pratique, les hommes supervisaient les travaux grâce à leurs hologrammes qu’ils projetaient en surface, côtoyant des robots-chefs qui donnaient des ordres à d’autres robots qui s’agitaient en tous sens !

Ces chefs avaient un aspect presqu’humain. Ils se tenaient debout sous une forme androïde et froide. Leurs têtes n’avaient aucune expression,deux lueurs incandescentes brillaient au fond de leurs orbites. Ils portaient des tablettes et des outils pour diriger ou réparer les robots-machines.

Les savants humains du sous-sol avaient trouvé l’art de combiner une intelligence non biologique avec un je ne sais quoi d’intelligence humaine.

Paradoxalement, ils avaient œuvré d’une manière identique mais inversée pour les « Jaillissants ». En quelque sorte, ils avaient créé un homme implacable si apte à survivre et déterminé, qu’il en avait perdu une part de son humanité. Si l’on photographiait la situation, on obtenait une photo et son négatif. A l’image d’une figure dans un jeu de cartes, Comme une double-face de chaque côté de la croûte terrestre ! Est-ce que, pour autant, le sens de la carte inversée indiqueraittoujours le contraire de la carte à l’endroit ?

Longtemps, les hommes ont cru détenir les clés de l’avenir et la parfaite maîtrise des chantiers.

La terre se modelait à nouveau, laissant apparaître des grands espaces verts, des trouées de ciel bleu, de l’eau ondulante.

Chaque jour s’approchait de la date d’envoi des « Jaillissants ». Ils se tenaient prêts, jacassant, tout excités à leur renaissance.

Le vaste programme « Résurrection » gérait tout, de la préparation des hommes d’en-bas à l’orchestration des manœuvres de vie en surface. Cette forme d’intelligence avait gommé toute part de hasard, toute éventualité non maîtrisée.

Et ils semblaient heureux de partir, recommencer une vie. Ils n’avaient pas peur, et c’était bien. Ils ne ressentaient aucune tristesse à l’idée de quitter leurs pairs souterrains, ils n’affichaient aucun sentiment. Cela commençait à intriguer les hommes instigateurs du programme. Mais en même temps, ils les avaient forgés ainsi, ne renonçant jamais, avec une part d’indestructibilité !

Ils avaient remarqué que les « Jaillissants » répondaient en tous points aux règles de la survie mais, ils ne prenaient jamais soin les uns des autres. Ils paraissaient joyeux de tout alors qu’ils n’arboraient qu’une façade. Ils ne pleuraient jamais et leur rire paraissait enregistré. La compassion leur était complétement étrangère et quand l’un d’eux laissait poindre une once de faiblesse, il était immédiatement éradiqué du programme, sans aucun regret. L’homme avait perdu l’enseignement premier de « Thelemos » qui était que l’on devait aimer son prochain comme soi-même. L’amour était le grand absent de ce programme où la science prenait le contrôle des naissances.

A force, cette nouvelle génération, optimisée, physiquement, intellectuellement semblait avoir pour déficience, la conscience propre à l’homme. Mais si cet homme implacable avait été créé, c’était pour la raison impérieuse de la survie de la race humaine !

L’urgence était à l’action, il fallait lancer le programme de repeuplement. « Les jaillissants » allaient être propulsés en surface pour y fonder une colonie d’hommes, plus loin, une civilisation. Ils étaient en tout 25 000 hommes et femmes, en âge de procréer, nombre jugé suffisant pour atteindre l’objectif et favoriser une diversité génétique telle qu’elle évite les écueils de consanguinité.

Alors, les failles n’existaient pas, elles n’avaient, à ce temps précis du programme, plus lieu d’être soulevées. Tout était prêt maintenant, historiquement pour cette reconquête !

Là-haut, un lourd silence c’était installé. Seuls quelques hologrammes contrôlaient encore l’horizon rougeoyant qui brusquement vacilla.

Ils arrivèrent soudainement, véritables créatures de l’enfer, les yeux luisants et la démarche saccadée. Ils étaient légion sur une ligne d’horizon cramoisie. Derrière eux, les flammes, des brasiers de fin du monde. Ils avançaient inexorablement dans une détermination non humaine prêts à détruire tout ce que l’homme avait imaginé. Ils étaient porteurs d’un programme, ça oui, pas tout à fait le programme de reconstruction initiale.

A ce moment précis, la face entière de la terre portait en elle, l’empreinte de la puissance des robots. Mais pas que. Quelque chose prenait vie, indépendamment des « Jaillissants » et de « Résurrection ».

Quelque chose d’hybride s’opposant visiblement à l’arrivée humaine sur la terre.

Des formes inconnues de robots venaient de voir le jour. Comment avaient-elles pu naître ?

Ces robots possédaient une force mentale telle que personne ne parvenait à intégrer leurs systèmes. Ils échappaient à tout commandement humain.

Ces robots, pure invention de l’homme avaient pris l’habitude de réfléchir, dialoguer, à nourrir une conscience d’eux-mêmes. Ils avaient appris à développer leurs capacités intellectuelles, sans intervention humaine.

Et pourquoi, dès lors qu’ils étaient en état de s’organiser et de prendre possession d’un monde, ne se débarrasseraient-ils pas de ces encombrants et inutiles humains ? N’avaient-t-ils pas, trouvé cybernétiquement, le secret de la vie éternelle ?

Et sur tous les téléprompteurs, tous les écrans dans les galeries souterraines, on pouvait lire un message laconique faisant référence à une ancienne expression terriblement humaine «Vous êtes faits comme des rats !»

(Thélémos, livre de la Génèse).

 

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