La Question et le Bruit

 

 

– Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Srillson, tome 216, page 8, alinéa 11.

D’en bas, les quatre Gens nous regardent, attendent notre réponse.

– Alors, pour quelles raisons ?

Sur leur grande table, l’œuvre complète de Srillson semble occuper un volume ridiculement faible. Les proportions sont encore si difficiles à évaluer à notre âge. Nous sourions. C’est notre réponse. Impassibles et insatisfaits, les Gens se lèvent, s’en vont. Mauvaise réponse. Ce n’est pas pour cette fois-ci que nous ferons le Voyage. Dépités, nous rangeons nos feuilles blanches contre nos torses brûlés.

Dans le silence du Bruit, surprenant tout le monde, Lancelot saisit l’occasion. C’est maintenant ou jamais, murmure t-il. Il se jette dans le vide, encordé. Nous retenons notre souffle. Il descend la dizaine de mètre avec agilité. Se pose. Se détache. Nous regarde une dernière fois, ouvre un tome de Srillson au hasard, y glisse sa feuille et disparaît. Une cortazarde inverse ! Incroyable ! Et une corde ! Comment a t-il fait ?

Le Bruit se fait immédiatement plus intense. L’espace se réduit, quelque part. C’est l’Impact Lancelot. Nous sommes fiers et envieux. Toute la soirée, nous ne parlons que de cet exploit, secret et pourtant déjà universel.

– Tu crois qu’il fait quoi, Lancelot, dans le Bruit ?

– Je ne sais pas, mais en tout cas, il les a bien eus, les Gens.

– D’habitude, ils ne laissent pas Srillson derrière eux. Peut-être qu’ils l’ont fait exprès.

– Et pourquoi feraient-ils une chose pareille ?

– Et pour quelles raisons…

Amorcé par l’un d’entre nous, le groupe entonne, mi-moqueur, mi-endoctriné, la Question :

– …ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Nous rions, complices, bons petits soldats d’une armée sans armes, d’une guerre sans défaites. Puis, Maths nous ramène au sujet. Notre petit groupe ne se lasse pas de répéter chaque soir ses rêves et ses doutes.

– Et toi, tu feras quoi quand tu seras de la lumière ?

– Vous pensez que les Gens sont vraiment là, en bas ?

Les souvenirs de nos anciens compagnons, désormais voyageurs, s’effilochent. Nous nous souvenons juste que nous les avons oubliés.

– Est-ce que nous les reconnaîtrons ? Est-ce qu’ils nous reconnaîtront ?

Nous écoutons la modification Lancelot dans le Bruit et nous nous endormons, feuilles blanches à la main. Tout ce que nous avons. Comment a t-il fait pour la corde ?

Nous nous réveillons.

– Il est tard, grommelle Jag, en défroissant sa feuille.

Nous le scrutons, intrigués, impatient d’en savoir plus.

– Tard ? C’est quoi, tard ?

Il hausse les épaules, comme s’il état naturel d’employer des mots qui n’avaient aucun sens.

– Tu as dit tard. Comme si tu avais fait le Voyage.

Jag râle, demande qu’on le laisse tranquille.

– Ça va, ça arrive d’inventer des trucs sans vouloir.

Nous nous levons, suspicieux. Le spectacle environnant nous détourne vite du tard de Jag. Un nouvel ensemble des bosses parsèment notre Lieu, qui ne ressemble plus du tout à un Y. Encore une infraction au code, et évidemment personne pour défendre nos droits.

– De toute façon, c’est le jour de rupture. Laissez tomber !

Nous nous quittons, amers, habitués. Lieu Y était unchouette endroit pour préparer une réponse à la Question. Nous consultons nos feuilles et rejoignons nos nouveaux groupes.

Sur le chemin, le souvenir de Lancelot me revient. Je reconnais encore son effet dans le Bruit. De quoi apaiser mon sentiment de solitude. Je sais qu’il va revenir. Personne ne peut faire le Voyage sans avoir répondu à la Question. Les fraudeurs sont retournés, tôt ou tard. J’arrive au Lieu 8, en plein milieu d’une scène affreuse. Ceux qui devaient être mes nouveaux compagnons se sont fendus en plusieurs endroits, de façon brusque, maladroite. Ils essayent de glisser leur feuille trop épaisse dans ces fentes déchiquetées. Crime d’oralité. Faire un trou dans la lumière, que ce soit pour parler ou pour manger, disqualifie automatiquement le groupe. Je m’éloigne discrètement. Le Lieu 8 se referme sur eux.

Par reflexe, je retourne au Lieu Y, maintenant totalement difforme, avec bosses, arêtes, nœuds. Lancelot s’y trouve. Il a été saturé de mémoire par le Bruit, et renvoyé ici. Je l’aide à se relever.

– Tu nous as époustouflé avec ta cortazarde !

Il me brûle les lèvres de lui demander comment est le Voyage, s’il a des indices pour la Question. Mais j’attends. Et je sais qu’il n’a plus rien à révéler.

J’essaye de trouver ses épaules, comme dans les textes et les images, pour le rassurer. L’important, c’est qu’il, c’est que nous ne soyons pas seuls. Je sors sa feuille blanche de sa veste et la compare à la mienne. Certains pensent que nous avons de la chance, qu’il aurait pu y avoir de la mort, des sanctions. Que nous sommes les éléments d’un jeu et que c’est déjà bien. Il faut déjà un sacré niveau de réflexivité pour avoir de telles pensées. J’en suis loin. Tout ça, ce ne sont que des mots. Moi, j’entends le Bruit et j’aimerais y être. Je me repose la Question :

– Dans le monde d’après, des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Trouver une réponse valable pour les Gens, c’est entrer dans la danse. Le grand saut Vers. Je sais que penser comme ça, dans le vide, ne m’avancera pas, que ce sera inscrit sur ma feuille : « Etre logique, sans Lieu ». Que pourrais-je faire d’autre ? Allons-y, progressivement. Analysons les termes uns à uns. Une nouvelle fois.

– « Dans le monde d’après…» : c’est le monde post-covid 20. Chacun le sait. La fin du vivant basé sur l’ADN. Le début des formes claires, basées sur l’ABN.

– «…des ombres assagies… » : colère des morts ? Reflets des bateaux naufragés sur la mer ? Les Interprètes s’accordent sur l’idée que si ces ombres sont assagies, c’est qu’elles étaient auparavant agitées, peut-être violentes. Pas besoin d’être Interprète pour comprendre ce qu’ « assagies » veut dire. Qu’est-ce que c’est qu’une ombre agitée ? Et pourquoi nommer l’ombre, plutôt que la chose dessinée par la lumière ?

Sur le « croisaient en silence, à la volée », je crois qu’il n’est pas besoin de s’éterniser. Des ombres se déplacent, et aucune n’émet le moindre son. C’est évident.

– « … de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants » : il paraît qu’il y a des siècles de débat et d’exégèse autour de ces personnages. C’est nous, non ? Enfin je veux dire, pas de trous, pas de parole, des corps-yeux balayés par une fine pellicule de liquide. C’est nous, non ? Passons, le plus dur est toujours à venir.

– « … pour quelles raisons ces lumières sombres… » : normalement, tout a une raison, ou plusieurs. Mais l’oxymore « lumières sombres » doit m’interpeller. Si une chose est aussi son propre contraire, comment peut-elle avoir une raison qui ne soit en même temps la raison contraire, ou une absence de raison ? Et si la réponse n’était pas une raison, au sens courant du terme : motivation ou cause. Mais une raison au sens mathématique d’un pas dans une suite. « Pour quelles raisons… » signifierait alors quels nombres permettent de calculer la pente de ces lumières ? Il faudrait alors des données supplémentaires pour résoudre le problème. A discuter avec un compagnon plus avancé en mathématiques.

– « …déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? » : des lumières sombres qui déclinent à l’horizon. Le soleil couchant ? Des lampes torches dans la nuit qui arrêtent de chercher, ou qui s’éloignent ? Une bougie qui s’éteint ? Et ce « tant », que vient-il faire là ? Qui est-ce qui s’étonne de cette incidence ? Et cette « incidence », encore une polysémie. Est-ce l’incidence au sens géométrique, ou l’incidence comme effet, comme conséquence ?

D’un geste brusque, je jette ma feuille, qui flotte devant moi. J’en ai marre de tourner depuis si longtemps autour de ces mots. Je ne trouverai jamais de réponse et finirai, agnostique, sans feuille, comme mestères. Lancelot, debout devant moi, n’attend rien. Je reprends peu à peu mes esprits et me dirige vers le nouveau groupe qui vient de m’être attribué.

– Lancelot, je dois y aller. Je dois y aller mon vieux. Tu comprends ?

Il reste là. Je me retourne. En voilà une, d’ombre assagie. Moi, si je devais frauder un jour, ce serait par un kafkoude. Je creuserais un Terrier dans Srillson. Et ils ne me retrouveraient jamais. Impossible de me renvoyer. Ce ne serait pas le Voyage ni le Bruit. Mais je suis sûr qu’il y a de l’espace là-dedans pour autre chose.

Cette fois, le groupe que je découvre au Lieu & semble normal. Quelques expérimentés. Je remarque des genres que je n’avais jamais vus : pélimin, brafimin, tonjumin. Leur spécialité, c’est visiblement de sonder le Bruit par des lectures classiques. Ils procèdent par ordre chronologique. Gilgamesh, Villon, Beckett. Et ils reprennent la spirale. Hésiode, Boccace, Bradbury. Par trois, toujours. Leur technique est intéressante. Le Bruit réagit de façon minuscule, que je ne perçois qu’avec difficulté. Si seulement j’avais des mains, une peau au moins. Mes compagnons m’aident, m’enseignent. Je garde le kafkoude dans un coin très reculé de ma Logique, au cas où.

L’entraînement terminé, nous nous présentons aux Gens. Peu confiants dans notre réponse, nous tremblons un peu. Comme s’il faisait froid. Ils sont cinq, et il y a un tome Srillson de plus sur la table. Là, au milieu de la table, la corde de Lancelot, en signe de menace. Nous plions nos feuilles, en une chorégraphie hésitante, mais tellement répétée. Quand nous les déplions, elles donnent une Idée. Sans aucune annonce, presque instantanément, nous comprenons que notre réponse a été validée. Ça y est : le Voyage Vers le Bruit. Cette seule sentence des Gens nous accompagne : « Bienvenus après ».

Nous ouvrons les yeux. Comme si nous les avions fermés. Nous sommes exactement au même endroit, dix mètres au-dessus des cinq Gens, de Srillson, de la corde. Tout est à la fois identique et différent. Après. L’un de nous pouffe, pour le groupe. Les Gens reprennent :

– Dans le monde d’aprèsdes ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Srillson, tome 216, page 8, alinéa 12.

C’est la même Question. Et c’est celle d’après. On dirait une vilaine tragi-comédie. Du Hitchcock peut-être, même si personne n’a plus vu de film depuis bien longtemps. Bien sûr, nous n’avons aucune réponse à donner. Et plus de feuilles pour nous aider. Les cinq partent. Le Voyage. Le Bruit. Quelle différence ?Après un temps d’abattement, nous essayons de nous reprendre. Mais où aller sans feuille ? Nous arriverons bien à nous débrouiller. Comment avons nous fait dans les mondes d’avant, alinéa 10 ou tome 102 ? Sans feuille.

Dans ce monde d’après, nous n’avons pas tout perdu. Nous avons hérité d’un peu de peau et d’ironie. C’est déjà pas si mal. Je pense une dernière fois à Lancelot avant de l’oublier. Je ne sais déjà plus qui est Kafka. Avec la peau, le Bruit me paraît plus long. J’envisage en un éclair que Srillson n’a rien d’autre à proposer pour destin qu’un alinéa qui se répète à l’infini, une même Question, et quelques accessoires pour en varier les plaisirs et les peines. J’oublie aussitôt cette lucidité. Le groupe me le demande. Nous nous séparons pour rejoindre nos nouveaux Lieux respectifs.

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