Le présage de couleur sable

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – Pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Je me posais cette question en boucle comme si la vision qui frappait ma vue n’était que le spectre étrange qui hante mon imagination. J’avais beau me pincer et me répéter que tout était réel, cela me paraissait si surprenant que je savais, en rajustant mon lacet défait, que la terre qui seyait à mes pieds n’était plus que poussières. Elle avait la couleur ocre, du fait de la tempête qui s’était déversée en une pluie de rouille. Les explosions avaient été telles qu’elles avaient tout ravagé sur leur passage. J’assistais, là, seul face à ce paysage désertique, naufragé et survivant, à l’image surprenante où quelques lumières sombres s’agitaient au loin. Je regardais tout autour de moi, mais le brouillard de poussière rendait illisible la lecture du paysage alentour. Tout n’était que brume sans forme. Je voyais s’agiter au loin quelques lumières. Cela m’évoquait une aurore boréale mais ce que j’observais dépassait la beauté même d’un ciel dansant. C’était presque aussi luisant qu’imperceptible mais je devinais un halo tamisé par les ombres qui peuplaient son pourtour. Je ne savais pas pour quelle raison cette vision spectaculaire me poussait à m’animer et à me sortir de la torpeur qui m’habitait.

Je savais à ce moment même que l’incroyable force de la lumière était un aimant aussi puissant que fragilisant. J’étais déjà sous l’emprise d’un magnétisme inexplicable. Mon œil s’afférait à vouloir capter ce signal indescriptible qui s’engouffrait dans la cime des quelques arbres qui restaient. J’avançais en suivant cette lueur qui m’intriguait. Bouleverserait-elle l’ordre des choses en rétablissant ce qui a été détruit ? Les pensées affluaient en moi, me plongeant ainsi dans l’interrogation la plus profonde. Moi qui étais tant charmé par ma vie d’autrefois, il m’arrivait souvent de rêver aux odeurs qui rendaient agréable les jardins qui peuplaient les villes d’avant.

Mais cela ne durait que quelques instants, la réalité reprenait le dessus sur mon rêve. La suite n’en est que trop douloureuse. La vie était parfumée par une nature qui savait composer avec les personnes qui la nourrissaient. Jusqu’au jour où ceux qui s’en occupaient se sont mis à la détruire. Asphyxiée par trop de matières impropres, la nature s’était éteinte. Les industries explosaient sous l’effet des représailles des militants qui voulaient sauver l’environnement, c’était un violent carnage. Au lieu de rétablir des espaces sains, tous les humains avaient perdu la raison et s’en prenaient aux grandes industries, y compris celles qui détenaient les engins de guerre. La destruction des usines s’accompagnaient d’importantes explosions, rendant les paysages désertiques et semant la mort à profusion. L’odeur purulente qui flottait dans l’air poussiéreux était nauséabonde. La terre avait la couleur des gisants. Tout n’était qu’emprunt de douleurs et d’irrépressibles sentiments de dégoût. C’était le monde d’après : voilà ce qui se disait des quelques rescapés.

La vie d’avant venait de s’éteindre et emportait avec elle les différentes lumières colorées qui habitaient ce monde si mal aimé. J’étais un rescapé, ma famille n’avait pas eu cette chance. Je m’étais échappé, cela me semblait être le moyen le plus sûr pour pouvoir m’en tirer. Mais j’ai dû passer par l’affadie procurée par le dénuement et je ne croyais pas pouvoir m’en sortir. Je m’affaiblissais et la soif me tiraillait. Une lumière pourtant continuait à m’habiter. C’est cette illusion de s’accrocher à une force indomptable et pourtant culminante qui m’avait conduit à trouver une source d’eau pure. J’avais cheminé pendant deux jours, à la recherche d’un coin d’eau. Ce qui m’avait frappé, c’était l’affût avec lequel je guettais les moindres détails qui s’offraient à ma vue. J’étais presque comme un animal, en proie à sa propre façon de s’abreuver. La bête qui m’animait me rendait vif et féru. Il fallait trouver de l’eau pour vivre, et je me démenais par la simple force qu’il me restait pour m’en sortir ; je croyais à la lumière qui maintenait mon cœur battant en haleine.

Au bout de deux jours, je trouvais de l’eau. Cette impression étrange et lumineuse qui parcourait mon être, je la retenais comme si j’avais pu me saisir de mon cœur. Et voilà que devant moi, à présent, se courbe la plus énigmatique des lumières, prête à devenir un resplendissant éclat. Je suis épris par cette force lumineuse qui vient, elle aussi, d’un autre monde. Et pourquoi pas ? Je pensais à cette fervente vision comme si elle allait m’apporter son lot de réponses. Vivre après un cataclysme, c’est détenir une immunité insoupçonnée, comme un cadeau qui n’est qu’un radeau pour se sortir d’un naufrage peut-être prédestiné. Et si c’était cela ce que je voyais à perte de vue devant moi ? Et si cette immersion dans ce monde d’après n’était que la fabulation sordide qui m’anime ? Fou, je suis fou – pensais-je. L’intensité avec laquelle je me débattais me rendait extrêmement virulent envers moi-même. Ce poison tortueux nommé « esprit » me faisait devenir la proie de mes propres démons peu endormis. À ce moment précis, j’incarnais l’étrange satyre de mon être et cela me mettait très mal à l’aise. Peut-être que ces pensées qui me tiraillaient me faisaient passer par tous les états, pour être le futur détenteur de la vérité. C’est, du moins, ce que je me disais. Peut-être était-ce aussi un moyen de me réconforter. Je me faisais à l’idée que tout n’était que passager et que la vie d’avant reviendrait. Mais je ne savais, pas ce qui m’attendait, à ce moment-là. Je ne me rendais pas à l’évidence que tout ne serait que plus difficile. Ce qui me parcourait d’une manière si vivifiante, c’était cette surprenante source lumineuse qui venait s’allonger comme une sirène. Elle flottait, là, devant moi, à peine perceptible et volubile, elle me narguait par la fine trajectoire qu’elle dessinait par sa nageoire.

L’important trait brillant déclinait vers son renversement spectaculaire qui allait resplendir, là, peut-être, sous mes yeux. Détiendrai-je enfin le miracle ? Et en aurai-je son éclatante réponse ? Tant d’interrogations m’habitaient, me laissant seul et démuni face à l’imprévisible source de clarté qui se parait, au loin devant moi, tel un fragment de réponse. J’avançais pas à pas, soucieux de ce que le monde abritait maintenant avec le long manteau noir qui a recouvert les cieux. J’observais l’étendue obscure qui drapait l’immensité en me caressant les cheveux. Je la fixais comme une bête féroce, voulant coûte que coûte connaître la suite de son histoire. « Finir », ce mot, je le redoutais autant que je le laissais s’infiltrer dans mes pensées pour me sauver. Je me sentais seul et pourtant, je savais que quelques autres condamnés comme moi vivaient en perpétuelle errance. La faim me parcourait souvent, je savais la dompter. Je craignais qu’elle fasse de moi un nouveau genre de cannibale, mais mes connaissances dans les baies et les végétaux forgeaient ma résilience.

J’avais instauré une distance avec les autres personnes qui habitaient ce nouveau monde. Il m’arrivait, parfois, de croiser une silhouette, la seule façon de s’en sortir c’était de courir. Alors commençait une course folle entre la poussière terrestre et la brume omniprésente qui régnait. Je distinguais à peine ce qui se passait devant moi, je ne me retournais pas. Je ne savais pas si la personne que j’avais croisée m’avait suivie ou si elle s’était enfuie. J’avais en tête l’image d’une antilope fuyant le lion qui la pourchasse, il fallait s’enfuir et courir, c’était ainsi lorsque je croisais un ancien homme ou bien une femme d’avant. Je redoutais de finir comme une viande fraîche. Cette idée m’aidait à braver le danger.

Le brouillard qui tapissait le monde faisait luire à travers son voile brumeux des yeux à la fois pénétrants et troublants. Ils guettaient tels des phares et rendaient le monde fragiles et pénétrables à la fois. Je percevais ces billes lumineuses comme des tirs dont il fallait à tout prix éviter d’être la cible. C’était étrange d’être en fuite, cela procurait une adrénaline qui rendait en une brève seconde un sentiment de vie. J’étais en vie ! Cette lumière du regard n’avait plus la profondeur de l’espoir mais cachait l’emprise d’un démon hagard. J’avais oublié ce qu’était la douceur lorsqu’on habillait l’autre par le miroir de l’âme. Je ne pouvais que me l’imaginer, et cela suffisait à me rendre un sentiment oublié ; je redevenais le temps de quelques secondes qui j’étais. L’ombre de ma vie d’avant planait comme un rêve au-dessus de moi, j’avais étouffé la vie qui m’avait vu naître, celle qui m’avait vu disparaître, à présent je la faisais respirer le temps de l’oxygéner. Je m’accordais ce droit d’espérer, en pénétrant dans la lumière qui gravite dans le fin fond de mon abîme. Je savais que cela me rendait un peu fragile mais je pouvais me contenir, il fallait retrouver cette entité pour me sentir prêt à avancer. J’avais dit adieu au passé.

Mes yeux étaient le phare qui distinguait l’obscure lumière qui nappe le ciel, je guettais cette étrange forme éclairée qui embrassait ce nouveau monde. Elle était presque une amie, plus je l’observais plus je me sentais intime avec elle. Nos confidences silencieuses se liaient à l’air ambiant, faisant monter pendant un temps quelques pensées planantes. J’étais suspendu, là, je ne percevais rien d’autre que cette image, elle grandissait en moi, faisant germer ainsi une sensation. Celle que j’allais à la rencontre d’un secret. Je n’entendais rien, les confidences étaient sourdes et elles s’accordaient à notre mutisme. Je délirais, souvent, perdu, en-tête-à-tête avec mon esprit. C’était ma seule façon de me sentir en vie. Et si le monde d’aujourd’hui n’était que l’entrée sur le chemin du pardon ? Une rémission, en quelque sorte, faisant de cette brume poussiéreuse, dans laquelle je marchais, les débris de fantômes assagis. Peut-être que je n’étais qu’un fantôme, moi aussi, à ce moment-là, pensais-je. Je ne savais pas pour quelle raison j’étais toujours en vie. Rien ne me prouvait d’ailleurs que je l’étais réellement, je ne le savais plus vraiment ; les doutes m’assaillaient la tête, comme des cailloux tranchants qui torturaient mon esprit. Je confondais mon imagination avec ce que je percevais.

C’était désert tout autour de moi, et j’aimais remplir le vide environnant en cloisonnant ce monde par un plein invisible à l’œil nu. Je remplissais de pensées ce néant qui s’offrait à perte de vue. Je devenais presque sage, un sage étourdi par ses yeux-loupe qui regardaient les détails. Je m’interrogeais en même temps que je refusais de me laisser aller au pragmatisme. De toute façon, j’étais émotif, sûrement un peu trop ! Cependant, je ressentais au travers du signal lumineux, lointain, l’appel indicible qui apporterait la réponse à mon questionnement. Pourquoi étais-je ici ?  Je n’avais pas éprouvé cette sensation de solitude depuis des années. La dernière fois que j’avais ressenti une profonde solitude, c’était quand j’avais tout quitté du jour au lendemain, suite à une opération chirurgicale dont j’étais sorti totalement métamorphosé. J’avais senti le besoin irrépressible de tout recommencer et dire adieu à ce que j’avais réalisé, à ce moment-là. Je m’étais retrouvé au cœur d’un isolement qui avait duré presque quatre années. Je m’étais abandonné au silence comme une profonde confiance envers l’imprévu, comme si c’était le baiser inattendu qui allait embrasser ma vue. A présent, la solitude qui m’entoure me plonge dans ce souvenir lointain. Aujourd’hui, ce baiser prend une autre forme : il embrasse mon exil, et ce, pour un plus long moment. J’avais en un instant su rattraper une bride de mon passé, que je venais de laisser filer. Le grand désert qui m’environnait amplifiait ce sentiment de solitude qui plongeait ma vie dans un long silence. J’étais au cœur de l’oubli, je ne percevais aucune chance de revenir dans mon ancienne vie. Ce qui me maintenait dans l’action, c’était ma quête de rejoindre la lumière pour, peut-être, découvrir cette raison de vivre. Je marchais, je titubais, mais je restais captivé par cette vision lumineuse qui se réfléchissait dans l’étendue infinie de l’atmosphère. Au bout de plusieurs heures de marche, je me demandais si toute la poussière sous mes pieds et cette brume qui tapissait les paysages n’étaient pas un effet pour venir troubler mon esprit. Et si toute cette ambiance n’était pas la réalité ? J’avançais dans une lutte qui me tyrannisait. N’était-ce pas là une expérience qui servait à capter mon attention sur le danger qui me guettait dans ma vie passée ?

Je me souvenais d’un rêve que j’avais fait, c’était étrange de se rappeler avec autant de détails ce qui m’avait traversé, alors. Une musique s’était éveillée avec un chant aux paroles ciblées. Elle évoquait le décès. Au petit matin quand je m’étais réveillé, j’avais la sensation étrange qu’il allait se passer quelque chose de spécial. Je ne savais pas de quoi il s’agissait, mais quand nous avions dû le jour même euthanasier le chien de la famille je comprenais que la musique qui tournait dans ma tête pendant mon sommeil était prédestinée à me signaler un danger. Le rêve peut être un pont entre nos émotions vécues de la journée relié à un magnétisme inexpliqué pour mieux avancer. La lumière que je captais avec autant d’intensité m’hypnotisait. J’oubliais la douleur qui me parcourait tout entier, je la ressentais dans le poids de mes jambes. Etais-je en état de rêver ? Plus j’avançais, plus l’éclatant halo m’éblouissait ; la poussière devenait des diamants qui se reflétaient dans la lumière. Je m’approchais, prêt à me saisir d’un secret, mais j’étais aveuglé par ce diadème dont je m’imaginais être le prochain détenteur. La lueur me faisait transpirer, mes pieds s’engourdissaient, peu à peu je m’engouffrais dans le sable quand, soudain, je disparaissais dans la lumière blanche et aveuglante. Je perdais connaissance. J’entendais la musique étrange qui rappelait les battements lourds. Peut-être était-ce le tambour du cœur qui faisait résonner sa caisse de batterie. Les battements devenaient de plus en plus forts. Les sons s’accentuaient crescendo. Je m’imaginais atteindre le Valhalla, le paradis du peuple des Vikings. Je délirais complètement, je me sentais léger et je tombais. Cette interminable chute me faisait passer d’un monde à un autre. Et puis, la lumière disparaissait. J’ouvrais soudainement les yeux. J’étais allongé sur mon canapé, celui qui occupait le salon de mon ancienne vie passée. La fenêtre qui me faisait face me subjuguait, je la regardais avec insistance. Elle contenait un message écrit au pigment ocre. Il y était inscrit une phrase : « Et si c’était prédit… ». Je fermais mes yeux, le présage avait la couleur du sable.

 

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